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Le Disciple (Bourget)/Simple Douleur

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Plon (p. 69-95).


III

SIMPLE DOULEUR


L’épithète par laquelle le juge d’instruction condamnait l’impassibilité du savant eût été plus énergique encore si le magistrat avait pu suivre M. Sixte et lire dans cette pensée de philosophe durant le peu de temps qui séparait cet interrogatoire du rendez-vous fixé par la malheureuse mère de Robert Greslou. Arrivé dans la grande cour du Palais de Justice, celui que M. Valette traitait à cet instant même de maniaque regarda tout d’abord le cadran de l’horloge, comme il convenait à un travailleur aussi minutieusement régulier : « Deux heures un quart, » songea-t-il ; « je ne serai pas chez moi avant trois heures. Mme Greslou doit venir à quatre… Il n’y a pas moyen que je me remette au travail… Voilà qui est bien désagréable… » Et il prit sur-le-champ la résolution de placer à ce moment sa promenade quotidienne, d’autant plus qu’il pouvait gagner le jardin des Plantes le long du fleuve et par la Cité, dont il aimait la physionomie vieillie et la provinciale douceur. Le ciel était bleu, de son bleu clair des jours de gelée, vaguement teinté de violet à l’horizon. La Seine coulait sous les ponts, verte et gaiement laborieuse, avec ses bateaux chargés où fume la cheminée d’une petite maison de bois aux vitres garnies de plantes familières. Sur le pavé sec les chevaux trottaient allégrement. Si le philosophe perçut tous ces détails, dans le temps qu’il mit à gagner le trottoir du quai avec les précautions d’un rural effrayé des voitures, ce fut pour lui une sensation plus inconsciente encore que d’habitude. Il continuait de penser à la révélation surprenante que le juge venait de lui faire. Mais la tête d’un philosophe est une machine si particulière que les événements n’y produisent pas l’impression directe et simple qui semble naturelle aux autres personnes. Celui-ci était composé de trois individus comme emboîtés les uns dans les autres : il y avait en lui le bonhomme Sixte, vieux garçon asservi aux soins méticuleux de sa servante et soucieux d’abord de sa tranquillité matérielle. Il y avait ensuite le polémiste philosophique, l’auteur, pour tout dire, animé, à son insu, du susceptible amour-propre commun à tous les écrivains. Il y avait enfin le grand psychologue, passionnément attaché aux problèmes de la vie intérieure, et il fallait, pour qu’une idée eût accompli sa pleine action sur cet esprit, qu’elle eût traversé ces trois compartiments.

Du Palais de Justice jusqu’aux premiers pas au bord de la Seine, ce fut le bourgeois qui raisonna : « Oui, » se disait M. Sixte, répétant le mot que la vue de l’horloge lui avait arraché, « voilà qui est bien désagréable. Une journée tout entière perdue, et pourquoi ?… Je vous demande un peu ce que j’avais à faire avec cette histoire d’assassinat et ce que mon témoignage a dû apporter à l’instruction !… » Il ne se doutait pas qu’entre les mains d’un avocat habile ses théories sur le crime et la responsabilité pouvaient devenir contre Greslou la plus redoutable des armes. « C’était bien la peine, » continuait-il, « de me déranger. Mais ces gens ne se doutent pas de ce qu’est la vie d’un homme qui travaille… Quel minus habens que ce juge avec ses questions imbéciles !… Pourvu qu’en effet je ne sois pas obligé d’aller comparaître à Riom devant quelques autres individus de même sottise ?… » Le tableau d’un départ se peignit de nouveau devant sa rêverie avec les caractères d’odieuse bousculade qu’un dérangement de cet ordre représente à un homme de cabinet que l’action désoriente et pour qui le moindre ennui physique devient un malheur véritable. Les grandes intelligences abstraites subissent de ces puérilités. Le philosophe aperçut, dans un éclair d’angoisse, sa malle ouverte, son linge emballé, les papiers nécessaires à ses travaux actuels mis auprès de ses chemises, sa montée en fiacre, le tumulte de la gare, le wagon et les grossières promiscuités du voisinage, l’arrivée dans une ville inconnue, les détresses de la chambre d’hôtel sans les soins de Mlle Trapenard qui lui étaient devenus nécessaires, quoiqu’il l’ignorât, comme à un enfant. Ce penseur, si héroïquement indépendant qu’il eût marché au martyre, à une autre époque, pour ses convictions, avec la fermeté d’un Bruno ou d’un Vanini, se sentit, devant l’image de ces médiocres tracas, saisi d’une sorte de détresse animale. Il se vit introduit dans la salle d’assises, contraint de répondre aux questions d’un président, en présence d’une foule attentive, et cela sans avoir, contre sa timidité native, un point d’appui dans une idée, — c’est la seule racine d’énergie pour les spéculatifs purs. — « Je ne recevrai plus aucun jeune homme, » conclut-il, profondément troublé par ces prévisions ; « oui, je condamnerai ma porte dorénavant… Mais ne devançons pas les faits… Peut-être n’aurai-je pas à traverser cette corvée et tout est-il fini… »

— « Fini ?… » Et déjà le bourgeois casanier cédait la place dans ce monologue intérieur au second des trois personnages cachés dans le philosophe, à l’écrivain d’ouvrages discutés avec passion par le public, « Fini ?… Envers le moi qui va et qui vient, qui habite rue Guy-de-la-Brosse et que cela ennuierait ferme de partir comme cela pour l’Auvergne en hiver et si bêtement, soit… Mais envers mes livres et mes idées ?… Quelle étrange chose que cette haine instinctive des ignorants pour des systèmes qu’ils ne peuvent même pas comprendre !… Un jeune homme jaloux tue une jeune fille pour empêcher qu’elle n’en épouse un autre. Ce jeune homme a été en correspondance avec un philosophe dont il étudie les ouvrages. C’est le philosophe qui est le coupable. Et me voilà devenu matérialiste, moi qui ai démontré la non-existence de la matière !… » Il haussa les épaules, puis une nouvelle image traversa son souvenir, celle de Marius Dumoulin, le jeune professeur du Collège de France, l’homme qu’il détestait le plus au monde. Il vit en même temps, comme si elles eussent été là, écrites, devant lui, dans une revue bien pensante, quelques-unes des formules chères à ce défenseur attitré du spiritualisme : « Les funestes doctrines… Le poison intellectuel distillé par des plumes que l’on voudrait croire inconscientes… Le scandaleux étalage d’une psychologie de réclame et de corruption… » — « Oui, » se dit Adrien Sixte avec amertume, « si celui-là ne relevait pas ce hasard qui fait d’un de mes élèves un assassin, il ne serait pas lui… C’est la psychologie qui aura tout fait… » Il convient d’ajouter que Marius Dumoulin avait, lors de l’apparition de l’Anatomie de la volonté, signalé dans ce livre une grave erreur. Adrien Sixte avait fondé un de ses plus ingénieux chapitres sur une soi-disant découverte d’un physiologiste allemand, admise par lui comme vraie, et qui venait d’être démontrée inexacte. Peut-être Dumoulin, dans sa critique de l’ouvrage, soulignait-il cette inadvertance du grand analyste avec une âpreté d’ironie par trop irrévérencieuse. Toujours est-il que Sixte, qui ne répondait jamais aux critiques, avait voulu répondre à celle-là. Tout en avouant la surprise de sa bonne foi, il avait établi sans peine que ce point de détail n’intéressait pas l’ensemble de sa thèse. Seulement il avait gardé contre le spiritualiste une inexpiable rancune de savant, et d’autant plus forte qu’il pouvait la mettre sur le compte du mépris pour un triste caractère, Dumoulin ayant compromis la sincérité de ses doctrines par de basses ambitions d’honneurs académiques et de grosses places. « C’est comme si je l’entendais !… » songea Sixte. « Ce qu’il peut dire de mes livres, ce n’est rien encore, mais la psychologie ? La psychologie !… C’est pourtant la science d’où dépend l’avenir de ce pays-ci… » Comme on voit, le philosophe était arrivé, semblable sur ce point aux autres systématiques, à faire de ses doctrines le centre du monde. Il raisonnait à peu près ainsi : Étant donné un fait historique, quelle en est la cause principale ? Un état général des esprits. Cet état des esprits dérive lui-même des idées en cours. La Révolution française, par exemple, procède tout entière d’une conception fausse de l’homme qui découle de la philosophie cartésienne. Il en concluait que, pour modifier la marche des événements, il fallait d’abord modifier les notions reçues sur l’âme humaine, et installer à leur place des données précises d’où résulteraient une éducation et une politique nouvelles. Le plus curieux était que cette théorie avait fait de cet athée un monarchiste aussi passionné qu’un Bonald ou un Joseph de Maistre. Aussi, en s’indignant contre Dumoulin, croyait-il de bonne foi s’indigner contre un obstacle au bien public. Il eut quelques mauvaises minutes à se figurer ainsi cet adversaire détesté prenant texte de la mort de Mlle de Jussat pour une vigoureuse sortie contre la science moderne de l’esprit. « Faudra-t-il lui répondre encore ? » se demanda Sixte, pour qui déjà l’attaque de son rival ne faisait plus doute « Oui, » insista-t-il, et cette fois à voix haute, « je lui répondrai, et de ma meilleure encre… »

Il se trouvait derrière le chevet de Notre-Dame, et il s’arrêta pour considérer l’architecture de ce monument. L’antique cathédrale lui symbolisait d’habitude le caractère touffu de l’esprit germanique, qu’il opposait en pensée à la simplicité de l’esprit hellénique, représentée pour lui par une photographie du Parthénon contemplée autrefois durant de longues séances dans la bibliothèque de Nancy. Telle était sa manière de sentir les arts. Le souvenir de l’Allemagne subitement rappée changea pour une seconde le cours de sa pensée. Il évoqua presque malgré lui Hegel, puis la doctrine de l’identité des contradictoires, puis la théorie de l’évolution qui en est sortie. Cette dernière idée se rejoignit à celles qui venaient de l’agiter, et, tout en reprenant sa marche, il commença d’argumenter en lui-même contre les objections prévues de Dumoulin sur le cas du jeune Greslou. Pour la première fois depuis le début de l’entretien avec le magistrat, le drame du château de Jussat-Randon faisait réalité devant son intelligence, car il y pensait avec la portion réelle de sa nature, sa faculté de psychologue. Il oublia aussi bien Dumoulin que les inconvénients possibles du voyage à Riom, et sa tête fut absorbée tout entière par le problème moral que posait ce crime. La première question aurait dû être celle-ci :

« Robert Greslou a-t-il vraiment assassiné Mlle de Jussat ? » Le philosophe n’y songea même point, s’abandonnant sans s’en rendre compte à ce défaut des esprits généralisateurs qui ne vérifient jamais qu’à demi les données sur lesquelles ils spéculent. Les faits ne sont pour eux qu’une matière à exploitation théorique, et ils les déforment volontiers pour mieux échafauder leurs systèmes. Celui-ci reprit la formule par laquelle il s’était résumé ce drame à lui-même : « Un jeune homme qui devient jaloux et qui tue, voilà une preuve de plus à l’appui de ma thèse que l’instinct de la destruction et celui de l’amour s’éveillent ensemble chez le mâle… » Il s’était servi de ce principe pour écrire dans sa Théorie des passions un chapitre d’une extraordinaire audace sur les aberrations du sens génésique. « La réapparition de l’animalité féroce chez le civilisé suffirait seule à expliquer cet acte… Il faudrait aussi étudier l’hérédité personnelle de l’assassin… » Il s’efforça de se représenter Robert Greslou, sans parvenir à ressusciter de cette image d’autres traits que ceux qui confirmaient l’hypothèse déjà ébauchée dans sa tête. « Ces yeux noirs très brillants, ces gestes trop vifs, cette manière brusque d’entrer en relations avec moi, ces enthousiasmes en me parlant… Il y avait du détraquement nerveux dans ce garçon. Le père est mort jeune ? Si l’on établissait qu’il y a de l’alcoolisme dans la famille, peut-être aurait-on là un beau cas de ce que Legrand du Saulle appelle l’épilepsie larvée. Nous expliquerions ainsi le mutisme de ce jeune homme, et ses dénégations pourraient être de bonne foi. C’est la différence essentielle que du Saulle indique entre l’épileptique et l’aliéné. Ce dernier se souvient de ses actes. L’épileptique les oublie… Serait-ce donc un épileptique larvé ?… » Parvenu à ce point de sa rêverie, le philosophe eut un moment de véritable joie. Il venait, suivant une habitude chère à ceux de sa race, de fabriquer une construction d’idées qu’il prenait pour une explication. Il considéra cette hypothèse de plusieurs côtés, se remémorant divers exemples cités par son auteur dans son beau traité de médecine légale, tant et si bien qu’il arriva jusqu’au jardin des Plantes, où il pénétra par la grande porte du quai Saint-Bernard. Il tourna sur la droite par une allée plantée d’arbres anciens dont les fûts se contorsionnent, blindés de fer et recrépis de plâtre. Il flottait dans l’air devenu très vif un sauvage relent émané des bêtes fauves qui tournent dans leurs cages grillées, près de là. Le philosophe fut distrait de sa méditation par cette odeur, et il se prit à contempler un grand vieux sanglier, de hure énorme, qui, debout sur ses pattes minces ; tendait son mufle, mobile et avide, entre ses défenses.

— « Et dire, » songea le savant, « que nous ne nous connaissons guère plus que cet animal ne se connaît ! Ce que nous appelons notre personne, c’est une conscience si vague, si trouble, des opérations qui s’accomplissent en nous, » Puis, revenant à Robert Greslou : » Qui sait ? Ce jeune homme était préoccupé par la multiplicité du moi. N’avait-il pas un sentiment obscur qu’il portait en lui deux états très distincts, comme une condition première et une condition seconde, deux êtres enfin : un, lucide, intelligent, honnête, amoureux des travaux de l’esprit, celui que j’ai connu ; et un autre, ténébreux, cruel, impulsif, celui qui a tué ?… Évidemment c’est un cas… Je suis bien heureux de l’avoir rencontré… » Il oubliait qu’en sortant du Palais de Justice il déplorait ses rapports avec l’accusé de Riom. Ce sera une bonne fortune que d’étudier la mère à présent. Elle me fournira des documents exacts sur les ascendants… Cela manque à notre psychologie : de bonnes monographies faites de visu sur la structure mentale des grands hommes et des criminels… J’essaierai de dresser celle-ci… » Toute passion sincère est égoïste, les intellectuelles comme les autres. Ainsi le philosophe, qui n’aurait pas, comme on dit, fait du mal à une mouche, marchait d’un pas plus allègre en s’acheminant vers la porte de la rue Cuvier d’où il gagnerait la rue de Jussieu, puis la rue Guy-de-la-Brosse, et il allait avoir une entrevue avec une mère au désespoir qui venait sans doute le supplier qu’il l’aidât à sauver la tête d’un fils, peut-être innocent ! Mais l’innocence possible du prévenu, la douleur de la mère, l’action qu’il serait lui-même appelé à jouer dans cette nouvelle scène, tout s’effaçait devant l’idée fixe de la note à prendre, du petit fait significatif à collectionner. Quatre heures sonnaient quand ce singulier songeur, et qui ne soupçonnait pas plus sa propre férocité qu’un médecin charmé par une belle autopsie, déboucha sur son trottoir et arriva devant sa maison. Sur le seuil de la porte cochère se tenaient deux hommes : le père Carbonnet et le commissionnaire habituellement installé au coin de la rue. Le dos tourné au côté par où venait Adrien Sixte, ils regardaient en riant les titubations d’un ivrogne égaré sur le trottoir d’en face, et ils échangeaient les propos qu’un pareil spectacle suggère aux gens du peuple. Le coq Ferdinand tournait à leurs pieds, brun et lustré, et il picotait l’entre-deux du pavé.

— « En voilà un qui a bu un coup de trop, pour sûr de sûr, » disait le commissionnaire.

— « Et si je vous disais, moi, » répondait Carbonnet, « que s’il est comme ça, c’est qu’il n’a pas bu assez ? Car s’il avait bu davantage, il serait tombé chez le marchand de vins… Il ne serait pas à faire le lent j’y vas malhabile j’y cours le long des murs… Bon ! le voilà qui butte sur la dame en noir…»

Les deux interlocuteurs, qui ne voyaient pas venir le philosophe, lui barraient la porte. Ce dernier, avec son aménité habituelle de manières, hésita une minute à les déranger. Machinalement il suivit l’ivrogne, lui aussi, du regard. C’était un malheureux en haillons bourgeois, le chef coiffé d’un chapeau de haute forme délavé par d’innombrables averses, les pieds dansant dans des bottines crevées. Il s’était heurté à une personne en grand deuil qui se tenait debout sur le trottoir de la rue Guy-de-la-Brosse, à l’angle de la rue Linné. Sans doute cette personne épiait du côté de cette dernière rue une arrivée qui l’intéressait beaucoup, car elle ne se retourna pas au premier moment. L’homme en haillons, avec l’insistance des gens ivres, commença de faire des excuses à cette femme qui finit par s’apercevoir de cette présence. Elle s’écarta en faisant un geste de dégoût. L’ivrogne eut alors un accès subit de colère, et, appuyé au mur, lança quelques phrases injurieuses. Il se fit autour d’eux un attroupement de plusieurs enfants qui jouaient. Le commissionnaire se prit à rire, Carbonnet de même. Puis, comme il se retournait pour chercher son coq, grommelant : — « Où est-il encore allé cadencer, ce futé-là ?… » il aperçut Adrien Sixte, derrière lequel Ferdinand s’était réfugié, et qui s’attardait, lui aussi, à suivre des yeux la scène entre l’ivrogne et l’inconnue.

— « Ah ! monsieur Sixte, » fit le concierge, « justement cette dame en noir vient de vous demander deux fois depuis un quart d’heure… Elle a dit que vous l’attendiez. »

— « Allez la chercher, » répondit le savant ; et, en lui-même : « C’est la mère… » songea-t-il. Son premier mouvement fut de rentrer aussitôt. Puis une espèce de timidité le retint, et il demeura là sur le pas de la porte, tandis que le concierge, coiffé de sa casquette un peu haute, son tablier de cuir autour du corps, courait, suivi de son coq qui se hâtait derrière lui, jusqu’au groupe amassé au coin de la rue. La femme n’eut pas plus tôt entendu la phrase du père Carbonnet qu’elle se dirigea, laissant là le maitre de Ferdinand gourmander l’ivrogne, vers la maison du philosophe. Ce dernier, continuant d’instinct les raisonnements de sa promenade, remarqua aussitôt une ressemblance singulière entre la personne mystérieuse qui venait à lui et le jeune homme sur lequel il avait été interrogé. C’était le même regard brillant, dans un visage très pâle, et la même coupe d’un maigre visage. Cette fois, il n’eut plus le moindre doute, et tout de suite l’implacable psychologue, curieux seulement du cas à étudier, céda la place au bonhomme gauche, malhabile à la vie pratique, embarrassé de son long corps et gêné, jusqu’au supplice, de la première phrase à prononcer. Mme Greslou, c’était elle en effet, — lui rendit le service de lui dire aussitôt, en l’abordant :

— « Je suis, monsieur, la personne qui vous a écrit hier. »

— « Très honoré, madame, » balbutia le philosophe ; « je regrette de n’avoir pas été chez moi plus tôt… Mais votre lettre disait quatre heures… Et puis, je sors justement de chez le juge d’instruction, où j’ai été appelé pour témoigner à l’occasion de ce malheureux enfant… »

— « Ah ! monsieur !… » dit la mère en appuyant sa main sur le bras d’Adrien Sixte pour arrêter sa phrase, et lui montrant du regard le commissionnaire qui restait dans l’angle de la porte à tendre l’oreille.

— « Pardon, » fit le savant, qui comprit la cruauté de sa distraction. « Si vous voulez me permettre de passer devant vous pour vous montrer le chemin ? »

Il s’engagea sous la voûte, afin de cacher la rougeur dont il se sentait couvert. Il commença de monter l’escalier que l’obscurité envahissait par cette fin d’un après-midi d’hiver. Il allait doucement, afin de ménager la lassitude de sa compagne qui se tenait à la rampe, comme si elle gardait à peine assez d’énergie physique pour suffire à l’effort de gravir ces quatre étages. Un souffle court, et qui s’entendait dans le silence profond de cette maison vide, trahissait la faiblesse de la misérable femme. Si peu sensible aux impressions du monde extérieur que fût le philosophe, il demeura saisi d’une obscure pitié quand, une fois entré dans son cabinet aux volets clos, qu’éclairaient doucement le feu et la lampe allumés déjà par sa servante, il regarda sa visiteuse bien en face. Les rides creusées au coin de la bouche et le long des ailes du nez, les lèvres sèches de fièvre, le pli des sourcils contractés, les meurtrissures des paupières, l’énervement des mains gantées de noir qui maniaient un rouleau de papier, sans doute quelque mémoire justificatif, tous les détails enfin de cette physionomie révélaient les tortures de l’idée fixe ; et, à peine tombée plutôt qu’assise sur le fauteuil, elle dit d’une voix brisée :

— « Mon Dieu ! mon Dieu !… Je suis donc arrivée trop tard… Je voulais vous parler, monsieur, avant votre entretien avec le juge… Mais vous l’avez défendu, n’est-ce pas ?… Vous avez dit que ce n’était pas possible ; qu’il n’avait pas commis ce dont on l’accuse ?… Vous ne le croyez pas coupable, vous, monsieur, qu’il appelait son maître, vous qu’il aimait tant ?… »

— « Je n’ai pas eu à le défendre, madame, » dit le philosophe ; « on m’a demandé quelles avaient été mes relations avec lui, et comme je ne l’ai vu que deux fois, et qu’il ne m’a jamais parlé que de ses études… »

— « Ah ! » interrompit la mère avec un profond accent d’angoisse ; et elle répéta : « Je suis arrivée trop tard. Mais non… » insista-t-elle en joignant ses mains qui tremblaient. « Vous viendrez, monsieur, pour déposer devant la cour d’assises qu’il ne peut pas être coupable, que vous savez qu’il ne le peut pas ? On ne devient pas un assassin, un empoisonneur d’un jour à l’autre. La jeunesse des criminels annonce leur crime… Ce sont des mauvais sujets, des joueurs, des coureurs de café… Mais lui, monsieur, depuis qu’il était tout enfant, avec son pauvre père, toujours dans les livres… C’était moi qui lui disais : « Allons, « Robert, sors ; il faut sortir, prendre l’air, te « distraire… » Si vous aviez vu quelle douce petite vie nous faisions, lui et moi, avant qu’il n’entrât dans cette famille maudite ! Et c’est à cause de moi, c’est pour ne plus rien me coûter qu’il y est entré, pour continuer ses études… Il aurait été agrégé dans trois ou quatre ans, puis il aurait pris une place dans un lycée, à Clermont peut-être… Je l’aurais marié. J’avais en vue pour lui un joli parti… Je serais restée là, moi, dans un coin, à soigner ses enfants. Ah ! monsieur ! » et elle cherchait dans les yeux du philosophe une réponse en accord avec son passionné désir ; « dites si c’est possible qu’un fils qui avait ces idées-là ait fait ce qu’ils racontent ? C’est une infamie : n’est-ce pas, monsieur, que c’est une infamie ?… »

— « Calmez-vous, madame, calmez-vous. » C’étaient les seuls mots qu’Adrien Sixte sût répondre à cette mère qui déplorait devant lui, d’un accent si déchirant, la ruine de ses plus intimes espérances. D’autre part, placé encore sous l’impression de son entretien avec le juge, elle lui paraissait si follement égarée hors de la vérité, en proie à des illusions si aveugles qu’il en demeurait stupéfié ; et aussi, — pourquoi ne pas l’avouer ? — la nouvelle perspective du voyage à Riom l’épouvantait autant que cette douleur humaine le saisissait. Ces diverses impressions se traduisirent dans son regard par une incertitude, une absence de chaleur à laquelle la mère ne se trompa guère. Les souffrances extrêmes ont les intuitions infaillibles de l’instinct. Cette femme comprit que le philosophe ne croyait pas à l’innocence de son fils, et, dans un geste d’accablement, se reculant de lui comme avec horreur, elle gémit :

— « Comment, vous aussi, monsieur ?… Vous êtes avec ses ennemis ?… Vous ?… Vous ?… »

— « Non, madame, » répondit doucement Adrien Sixte, « je ne suis pas un ennemi. Je ne demande pas mieux que de croire ce que vous croyez. Mais vous me permettrez de vous parler en toute franchise ?… Les faits sont les faits, et ils sont terribles contre ce malheureux enfant… Ce poison acheté clandestinement, cette bouteille jetée par la fenêtre, cette autre bouteille vidée à moitié, puis remplie d’eau, cette sortie de la chambre de la jeune fille, la nuit de la mort, cette fausse dépêche, ce départ subit, ces lettres brûlées et puis ces dénégations… »

— « Mais il n’y a pas une preuve dans tout cela, monsieur, » interrompit la mère, « pas une… Ce départ subit ? Il voulait quitter sa place depuis plus d’un mois. J’ai ses lettres où il m’annonce ce projet, et d’ailleurs la fin de son engagement approchait. Il s’est imaginé qu’on voudrait le garder et il en avait assez de cette vie de précepteur ; et puis, comme il est timide, il a donné un faux prétexte et inventé cette malheureuse dépêche, voilà tout… Le poison ? Mais il ne l’a pas acheté secrètement. Il avait souffert de l’estomac, voici des années. Il avait tant étudié après ses repas !… Cette sortie, la nuit ? Mais qui l’a vu ? Un domestique ? Et si ce domestique est payé, pour accuser mon fils, par le véritable assassin ?… Est-ce que je connais les intrigues qu’avait cette jeune fille et qui a pu avoir intérêt à la tuer ?… Cette bouteille jetée, cette autre à moitié remplie, ces lettres brûlées ? Mais est-ce que vous ne voyez pas que c’est la suite d’un plan pour faire tomber les soupçons sur lui ? Comment ? Pourquoi ? Ça se découvrira un jour, allez… Ce que je sais, moi, c’est que mon fils n’est pas coupable. Je le jure sur la mémoire de son père. Ah ! croyez-vous que je le défendrais comme cela si je le sentais criminel ? Je demanderais pitié, je sangloterais, je prierais, au lieu que, maintenant, je crie justice, justice ! Non, ces gens-là n’avaient pas le droit de l’accuser, comme ils ont fait, de le jeter en prison, de déshonorer notre nom, pour rien, pour rien. Car enfin, monsieur, je vous l’ai démontré, il n’y a pas une preuve. »

— « S’il est innocent, alors, pourquoi cette obstination à se taire ?… » dit le philosophe, qui pensa en lui-même que la pauvre femme ne lui avait rien démontré, sinon son acharnement à lutter contre l’évidence.

— « Hé ! s’il était coupable, il parlerait, » s’écria Mme Greslou, « il se défendrait, il mentirait ! Non, » ajouta-t-elle d’une voix plus sourde, « il y a un mystère. Il sait quelque chose, cela, j’en suis sûre, qu’il ne veut pas dire. Il a quelque raison de ne pas parler. Pourquoi ? Peut-être pour ne pas la déshonorer, cette jeune fille, puisqu’ils prétendent qu’il l’aimait ?… Ah ! monsieur, » fit-elle en joignant les mains, « si j’ai voulu à tout prix vous voir, si j’ai quitté Riom pour deux jours, c’était aussi pour cela. Il n’y a que vous qui puissiez le faire parler, obtenir de lui qu’il se défende, qu’il se justifie, qu’il dise. Il faut que vous me promettiez de lui écrire, de venir là-bas. Vous me devez bien cela, » insista-t-elle d’une voix dure. « Vous m’avez tant fait souffrir. »

— « Moi ? » interrogea le philosophe.

— « Oui, vous, » reprit-elle âprement, et, tandis qu’elle parlait, son visage exprimait la sombre énergie d’anciennes rancunes : « S’il a perdu la foi, à qui la faute ? À vous, monsieur, à vos livres… Mon Dieu ! Que je vous ai haï à cette époque !… Je le vois encore, et sa figure, quand il m’a dit qu’il ne communierait pas le jour des Morts, parce qu’il avait des doutes. — « Et ton « père ? » lui ai-je dit. « Un jour des Morts !… » — Il m’a répondu : « Laisse-moi, je ne crois plus, « c’est fini. » Il était assis à sa table et il avait un volume devant lui qu’il ferma en me parlant. Je me souviens. Je lus le nom de l’auteur, là, machinalement. C’était le vôtre, monsieur. Je ne discutai pas avec lui, ce jour-là. C’était un grand savant déjà, et moi une pauvre ignorante… Mais le lendemain, pendant qu’il était à son collège, j’amenai M. l’abbé Martel, qui l’avait élevé, dans la chambre de travail pour lui montrer la bibliothèque. J’avais le pressentiment que c’étaient ces lectures qui avaient perdu mon fils. Votre livre, monsieur, était encore sur la table. M. l’abbé Martel le prit, et il me dit ; « Celui-là, c’est le pire « de tous… » Monsieur, pardon si je vous blesse, pardon, mais, voyez-vous, si mon fils était encore le chrétien qu’il a été, j’irais supplier son confesseur qu’il lui ordonnât de parler. Vous lui avez pris la foi, monsieur ; je ne vous le reproche plus, je ne vous eu veux plus ; mais ce que j’aurais demandé au prêtre, je viens vous le demander… Si vous l’aviez entendu, quand il est revenu de Paris ! Il me disait de vous : « Tu ne le connais pas, maman ; tu le vénérerais. C’est un saint. » Ah ! promettez-moi de le faire parler. Qu’il parle, qu’il parle, pour moi, pour son père, pour ceux qui l’aiment, pour vous, monsieur, qui ne pouvez pas avoir eu pour élève un assassin. Car c’est votre élève, vous êtes son maître. Il vous doit de se défendre, comme à moi, sa mère… »

— « Madame, » dit le savant avec un sérieux profond, « je vous promets de faire ce que je pourrai. » C’était la seconde fois de la journée que cette responsabilité de maître à élève se dressait devant lui. Elle l’avait trouvé, devant le juge, tendu dans la résistance du penseur qui repousse avec dédain un reproche insensé. Les paroles de cette femme âgée, frémissante de cette douleur humaine à laquelle sa vie d’ermite intellectuel l’avait si peu habitué, touchaient en lui des fibres autres que celles de l’orgueil. Il fut plus étrangement remué encore quand Mme Greslou, lui saisissant la main, reprît avec une douceur qui démentait l’âpreté de son accent de tout à l’heure :

— « Il m’avait bien dit que vous étiez bon, très bon… Je suis venue encore, » continua-t-elle en essuyant ses larmes, « pour m’acquitter d’une commission dont ce pauvre enfant m’a chargèe. Et voyez si ce n’est pas une nouvelle preuve qu’il est innocent. Dans sa prison, depuis deux mois, il a mis au net un long travail de philosophie. Il y tient, m’a-t-il dit, beaucoup ; c’est son principal ouvrage, et je me suis chargée de vous le remettre. » Elle tendit au savant le rouleau de papier qu’elle tenait sur ses genoux. « Il est tel qu’il me l’a donné… On le laisse écrire là-bas tant qu’il veut, tout le monde l’aime… On me permet de lui parler ailleurs que dans cet affreux parloir, où il y avait toujours le gardien entre nous. Je le vois maintenant dans la chambre des avocats… Mais comment ne pas l’aimer quand on le connaît ? Voulez-vous regarder ? » insista-t-elle ; et d’une voix altérée : « Il ne m’a jamais menti, et je crois que c’est ce qu’il m’a dit… Si pourtant il avait pensé à vous écrire ce qu’il ne veut confier à personne ?… »

— « Je verrai cela tout de suite, » dit Adrien Sixte, qui déplia le rouleau. Il jeta les yeux sur la première page du cahier, et il put y lire les mots : « Psychologie moderne, » puis, sur la seconde feuille, un autre titre : « Mémoire sur moi-même, » et au-dessous étaient les lignes suivantes : « Je prie mon cher maître, M. Adrien Sixte, de se considérer comme engagé parole à garder pour lui seul les pages qui suivent. S’il ne lui convient pas de prendre cet engagement vis-à-vis de son malheureux élève, je lui demande de détruire ce cahier, me fiant à son honneur pour ne pas livrer ce mémoire à qui que ce soit, même pour sauver ma tête. » Et le jeune homme avait signé simplement de ses initiales.

— « Hé bien ? » demanda la mère, tandis que le philosophe feuilletait le cahier, en proie à une anxiété profonde.

— « Hé bien ! » répondit-il en refermant le cahier et tendant la première page aux yeux inquisiteurs de Mme Greslou « ce n’est qu’un travail de philosophie, comme il vous l’avait annoncé. Voyez… »

La mère eut une question sur la bouche, une défiance dans les prunelles tandis qu’elle lisait cette formule technique inintelligible pour son pauvre esprit. Elle avait vu l’hésitation d’Adrien Sixte. Puis elle n’osa pas, et elle se leva en disant :

— « Vous m’excuserez de vous avoir retenu si longtemps, monsieur. J’ai mis ma dernière espérance en vous, et vous ne tromperez pas le cœur d’une mère. J’emporte votre promesse. »

— « Tout ce qu’il me sera possible de faire pour que la vérité soit connue, » dit gravement le philosophe, « je le ferai, madame. Je vous le promets encore une fois. »

Lorsqu’il eut reconduit la malheureuse femme, et qu’il se trouva seul dans son cabinet, Adrien Sixte demeura longtemps plongé dans es réflexions. Prenant ensuite le manuscrit remis par Mme Greslou, il lut et relut la phrase écrite par le jeune homme, et repoussant le cahier tentateur, il se mit à se promener dans la pièce, indéfiniment. Par deux fois, il saisit ces feuillets et s’approcha du feu, puis il ne les lança pas dans les flammes. Un combat se livrait dans sa tête, entre la curiosité irrésistible que cette confession de son disciple éveillait en lui et des appréhensions d’ordre très divers. Il le sentait : contracter l’engagement que cette lecture lui imposait et apprendre ce qu’il pouvait apprendre par ces pages le jetterait dans une situation peut-être horrible. S’il allait tenir entre ses mains la preuve de l’innocence du jeune homme sans avoir le droit de la donner, ou, ce qu’il redoutait plus encore, de sa culpabilité ? Sans qu’il s’en rendit compte, il tremblait aussi, dans le fond le plus intime de lui-même, de retrouver à travers ce mémoire, s’il y avait crime, la trace de son influence, à lui, et la cruelle accusation, déjà formulée deux fois, que ses livres étaient mêlés à cette sinistre histoire. D’autre part, son égoïsme inconscient d’homme d’études et qui avait en horreur tout tracas lui faisait souhaiter de ne pas entrer plus avant dans un drame auquel en définitive il n’avait pas à se mêler. « Non, » conclut-il, « je ne lirai pas ce mémoire ; j’écrirai à ce garçon comme j’ai promis à la mère, puis ce sera fini. L’heure de son dîner était venue parmi ces réflexions. Il mangea seul, comme toujours, assis au coin d’un poêle de faïence, — très frileux, le chauffage était son unique luxe, — et devant une table ronde, toute petite, couverte d’une toile cirée. La lampe qui servait à ses travaux éclairait son frugal repas, composé, ce soir-là, suivant l’habitude, d’un potage et d’un seul plat de légumes, avec quelques raisins secs pour dessert, et, pour boisson, simplement de l’eau. D’ordinaire, il prenait au hasard un des livres qui garnissaient une bibliothèque, exilée dans cette chambre, afin d’éviter l’encombrement, ou bien il écoutait Mlle Trapenard lui exposer les détails du ménage. Ce soir-ià, il ne chercha pas de livre, et sa gouvernante essaya en vain de savoir si la visite de la dame et la citation chez le juge avaient le moindre rapport. Le vent se levait, un vent d’hiver dont la plainte mourait doucement contre les volets, à travers le sombre espace vide. Assis dans son fauteuil, après son dîner, au lieu de sortir, et devant le manuscrit de Robert Greslou, le savant écouta longtemps cette plainte monotone. Ses hésitations le reprirent. Puis la psychologie l’emporta sur les scrupules, et quand plus tard Mariette vint pour annoncer à son maitre que sa couverture était faite et chercher la lampe, il lui ordonna d’aller se coucher. Deux heures sonnaient qu’il était encore à lire l’étrange morceau d’analyse que Robert avait appelé un Mémoire sur lui-même, et dont le vrai titre eût été : « Confession d’un jeune homme d’aujourd’hui. »