Le Divorce (Gagneur)/4

La bibliothèque libre.
Librairie de la bibliothèque démocratique (p. 45-79).


IV


Un soir, ils étaient rentrés plus tôt que d’habitude. Le temps pronostiquait une tempête. L’atmosphère, chargée d’électricité, accablait et surexcitait en même temps.

Les enfants, fatigués par la chaleur du jour, luttaient péniblement contre le sommeil.

D’ordinaire, Louise ne les couchait qu’après le départ de Daniel, car elle gardait aussi Juana pendant leur séjour au bord de la mer.

Ce soir-là, elle les envoya reposer de meilleure heure.

— Voyons, chers enfants, leur dit-elle, venez faire votre prière.

Et tous deux, agenouillés devant Louise, les mains jointes sur ses genoux, récitèrent leur prière du soir.

Louise, sans être exagérée dans sa dévotion, était pieuse. Son esprit un peu faible, chez lequel le sentiment dominait la raison, n’était pas affranchi des préjugés religieux. Mais sa piété était douce et élevée comme son âme.

Quand les enfants eurent terminé, elle ajouta avec un accent pénétré :

— Mon Dieu, veuillez que ceux qui nous ont fait du mal ne soient pas punis de leurs fautes, et pardonnez-leur comme nous leur pardonnons.

Daniel, à ces paroles, sentit ses yeux se mouiller.

— Qui donc t’a fait du mal, maman ? s’écria le petit Charlot. Je voudrais bien le savoir, car je ne lui pardonnerais pas du tout.

— Moi non plus, fit Juana, qui répétait ordinairement ce que disait Charlot.

— Voyons, Charlot, si tu avais battu Juana, et si Juana, au lieu de te le rendre, venait t’embrasser, ne serais-tu pas honteux de ta méchanceté et disposé à devenir meilleur ? Eh bien ! mon enfant, la plus belle et la plus terrible vengeance que l’on puisse tirer du méchant, c’est le pardon et la bonté.

— Pourtant, je t’assure, mère, qu’on ne peut pas toujours être bon. Quand on nous frappe, encore passe ; mais quand on nous manque de respect…

— Qui donc vous aurait manqué de respect, monsieur Charlot ? dit en souriant Louise.

— D’abord, qu’est-ce que des bâtards ? demanda l’enfant.

— Pourquoi cette question ?

— C’est qu’aujourd’hui, sur la plage, j’ai entendu une femme qui disait, en nous voyant passer : « Ce sont les petits bâtards, les enfants de cette femme blonde que vous voyez là-bas avec ce monsieur noir. » Alors j’ai demandé au petit pêcheur qui nous ramassait des coquillages ce que c’était que des bâtards. Il m’a répondu : « Ce sont des enfants qu’on méprise, parce que leurs parents ne sont pas mariés ; » et il m’a demandé à son tour si tu étais mariée avec le monsieur noir.

— Et qu’as-tu répondu ? reprit Louise troublée.

— J’ai dit que je connaissais bien papa, que ce n’était pas M. Duclos. Alors il a eu un vilain rire qui m’a mis très-fort en colère, et je n’ai plus voulu répondre à ses questions ni à celles de cette vilaine femme qui était venue nous rejoindre.

— Tu as bien fait, mon enfant.

— Nous ne sommes pas des bâtards, n’est-ce pas, maman ?

— Non, mon enfant.

— Et papa vit toujours ?

— Oui, certainement.

— Il ne nous aime donc pas, qu’il ne vient jamais nous voir ?

— Et maman, dit aussi Juana, vit-elle toujours ?

— Oui, répondit Daniel.

— Je vois bien que tu ne l’aimes pas. Pourquoi ? Est-ce qu’elle t’a fait du mal ?

— Tu sais, Juana, que je t’ai défendu ces questions.

— Eh bien ! moi non plus, je ne l’aime pas. Je me rappelle une belle dame avec de grands yeux qui me faisaient peur, tandis que toi, quoique tu ne sois pas si beau, et qu’on t’appelle le monsieur noir, tu ne m’as jamais fait peur. D’ailleurs, moi, je te trouve beau, petit père, ajouta-t-elle en sautant sur les genoux de Daniel, parce qu’il n’y a personne d’aussi bon que toi ; c’est maman Louise qui le disait hier.

Daniel et Louise se regardèrent, et, dans ce regard, leurs cœurs s’étreignirent.

Louise appela la femme de chambre qui vint chercher les enfants.

Cette femme du peuple avait eu aussi une bien douloureuse existence.

Elle avait épousé, fort jeune, un homme brutal, jaloux, ivrogne, qui l’avait battue, dépouillée, puis abandonnée. Enfin, entraîné par ses camarades de cabaret, il avait commis un vol avec effraction et subi dix ans de bagne. Cette femme, d’une conduite irréprochable, avait été fort belle, et Louise lui témoignait un vif intérêt à cause de ses malheurs plus grands, plus irrémédiables que les siens propres ; car, pour le peuple, les tortures du cœur s’accroissent de toutes les souffrances de la pauvreté.

La misère, la douleur avaient détruit chez cette femme encore jeune, tout vestige de beauté. Que de tourments accusaient les rides prématurées de son front ! Que d’amertume dans les plis de ses lèvres !

— Qu’a donc Annette ? demanda Daniel quand il se trouva seul avec Louise. Il me semble qu’elle a les yeux rouges, et elle paraît plus triste encore que de coutume.

— Son mari lui a écrit de nouveau ce matin. Toujours cet odieux chantage. Il lui enlèvera son fils, si elle ne lui envoie pas d’argent. Sans doute, il en a perdu le droit ; mais Annette lui fait passer tout ce qu’elle gagne, de peur d’un mauvais coup.

— Pauvre femme ! se trouver liée pour la vie à un être pareil, un forçat !

— C’est affreux ! soupira Louise. La terreur d’Annette, c’est qu’il ne périsse un jour sur l’échafaud.

— La loi, reprit Daniel, ne devrait-elle pas du moins prévoir des cas semblables, et rompre des liens qui rivent l’existence d’un être honnête à celle d’un criminel ?

Ces demi-séparations ne sont-elles pas plus immorales, plus douloureuses, plus funestes même à l’ordre social que le divorce ? Car la séparation désunit sans délivrer ; elle condamne à une sorte de suicide moral des cœurs faits pour aimer. Pourquoi pas le divorce ? Les enfants, dit-on. Mais la séparation, aussi bien que le divorce, ne brise-t-elle pas pour eux la vie de famille ?

Je prétends, moi, que la séparation est aussi douloureuse pour les enfants que pour les parents ; qu’elle leur fait une situation aussi fausse. Vous le voyez bien : votre enfant, aujourd’hui, a failli rougir de vous, parce que votre position est équivoque, et la sienne aussi.

Vous le voyez bien : malgré la pureté de votre vie, vous serez toujours soupçonnée, votre vertu sera toujours suspecte. Vous avez beau n’être que victime, le monde vous traite en paria ; vous êtes une sorte de déclassée.

Que sont donc les vils intérêts d’argent que prétend sauvegarder le Code, à côté des droits du cœur, à côté de l’honneur ? N’est-elle pas inique, immorale, flétrissante, au lieu d’être protectrice, cette loi qui ne rompt que la communauté des intérêts, et qui laisse subsister, quand elle ne la crée pas, la communauté du déshonneur ?

Ils avaient souvent ensemble abordé cette question ; mais jamais Louise n’avait entendu Daniel s’élever avec cette véhémence contre la loi qui les vouait l’un et l’autre à un malheur irréparable, éternel.

— Ce n’est pas seulement la loi civile, objecta Louise timidement, c’est la loi religieuse, mon ami, qui s’oppose au divorce.

— La loi religieuse ! Je respecte votre foi, madame, si elle vous a aidée à supporter le malheur. Mais dans votre tradition religieuse même, on trouve des arguments en faveur du divorce.

La religion juive l’admettait. Saint Augustin en démontra la nécessité et la justice. Plusieurs conciles l’ont consacré. Enfin, que de mariages les papes ont cassés ! S’ils ont déclaré l’indissolubilité du mariage, c’était afin de mieux établir leur suprématie sur les souverains, en se réservant pour eux seuls le droit de rompre ce lien selon leur intérêt ou leur caprice. Ils y ont vu une question politique bien plutôt qu’une question religieuse. Car nulle part l’Évangile ne proclame l’indissolubilité du lien conjugal.

D’ailleurs, sous peine d’impiété, nous ne pouvons prêter à Dieu des exigences aussi injustes, aussi barbares. Non, car Dieu est équitable et bon : il nous a créés pour le bonheur ; surtout il nous a faits libres, il veut la libre expansion de notre cœur. Les hommes seuls sont iniques ; ils n’ont pas le sentiment de la vraie loi morale et de leur dignité.

Non, la société n’a pas le droit d’attenter à la liberté individuelle en ce qui concerne l’essor des affections, de dire à deux êtres qui ont un cœur : Vous n’aimerez plus. Elle n’a pas le droit, quand personne ne doit en souffrir, d’empêcher chacun d’arranger sa propre destinée comme il l’entend.

C’est elle qui est responsable de tous les crimes de désirs, de tous les adultères cachés et de tous les malheurs qui en résultent.

Qui donc serait lésé, par exemple, si vous vous remariez, si je me remariais ? Serait-ce votre mari, qui ne vous a jamais aimée ? Et la fortune de son enfant serait-elle compromise, puisqu’il ne lui en a pas laissé ? Serait-ce ma femme, qui a déshonoré mon nom, qui le déshonore chaque jour, ma femme qui me hait, et qui sans doute souhaite ma mort ? Seraient-ce ces pauvres enfants abandonnés ? N’auraient-ils pas du moins une famille régulière dont ils ne rougiraient pas ? Vous-même, pure et noble femme, unie à un être digne de vous, vous ne seriez plus en butte aux soupçons injurieux. Enfin Annette, protégée par un autre mari, n’aurait plus à redouter les menaces de ce bandit, et sa vie ne serait pas à jamais flétrie par ce lien qui la déshonore, elle et son enfant.

— Ah ! sans doute, vous avez raison, mon ami ; mais les lois, hélas ! sont plus fortes que nous, et nos souffrances ignorées ne les feront pas changer. Je vous en prie, ouvrez cette fenêtre. Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu chaud ?

Daniel se leva pour ouvrir la croisée.

Louise était oppressée : elle éprouvait une sorte de malaise. L’animation nerveuse avec laquelle Daniel venait de parler, lui faisait vaguement appréhender un danger. Elle essaya de changer de conversation,

— Vous ai-je dit que j’attendais ma mère demain ? J’ai reçu un mot ce matin qui m’annonce son arrivée, si toutefois mon père consent à la laisser partir, et à lui donner l’argent nécessaire pour son voyage.

Bien que ce soit elle qui ait apporté la fortune, il lui refuse souvent l’argent le plus indispensable.

— Ah ! soupira Daniel, que de victimes obscures, si complètement, écrasées par le mariage, qu’elles n’ont plus même la force de se plaindre !

— Peut-être, mon ami, serons-nous obligés de nous voir un peu moins souvent. Vous savez à quel point ma mère est jalouse de mon affection, et cette jalousie augmente de jour en jour.

— Est-ce mon éloignement que vous ordonnez, madame ? demanda Daniel bouleversé.

Au même instant, un éclair illumina le ciel, et un coup de tonnerre terrible ébranla la cabane. Une rafale poussa violemment les fenêtres entr’ouvertes, la bougie s’éteignit, un meuble renversé tomba avec fracas.

Surpris par cette brusque tempête, tous deux se levèrent à la fois. Louise jeta un cri ; tremblante, elle s’élança vers son ami, et de tout son poids s’appuya sur le bras frissonnant de Daniel, qui la serrait doucement contre lui, ainsi qu’un enfant effrayé qu’on veut rassurer.

Elle ployait davantage.

Tout le jour, à bout de courage, obsédé par cette pensée fiévreuse qui le torturait depuis quatre ans, il avait été sur le point d’avouer ses luttes, ses souffrances. À présent qu’il tenait entre ses bras cette femme tant aimée, au lieu de lui crier son amour qui débordait, il n’osait pas même le lui laisser deviner.

— Qu’avez-vous, Louise, qu’avez-vous ? De grâce, répondez-moi, disait-il d’une voix étouffée.

— Rien, je ne sais… La frayeur.

Elle voulut se dégager, mais elle retomba.

Il la conduisit à son fauteuil.

— Le tonnerre… j’ai eu peur… je vais mieux… merci, dit-elle. Restez auprès de moi, je vous en prie.

Par une étreinte nerveuse, elle lui pressait fortement la main.

— Souffrez-vous ? demanda encore Daniel effrayé de ce trouble.

— Mon, plus maintenant. Je suis bien, là, près de vous ; mais ne me quittez pas. Suis-je assez peureuse ? Quel danger cependant pourrait m’atteindre, protégée par une amitié comme la vôtre ? La foudre elle-même ne m’effraye plus. Et vous pensiez tout à l’heure que je vous ordonnais de me quitter ? Mais que deviendrais-je sans vous ? N’êtes-vous pas mon seul ami, le seul devant lequel j’ouvre ma pensée tout entière ? Après mon fils, vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde ; et si vous m’abandonniez, je ne pourrais plus vivre. Loin de vous, si vous saviez comme je suis malade, inquiète ! Chaque fois que vous me quittez, il me semble que mon cœur se déchire. Quel bien-être on éprouve à sentir à côté de soi une amitié si tendre, toujours en éveil, ingénieuse à vous épargner la moindre contrariété, la plus légère souffrance !

Daniel s’était laissé glisser aux genoux de Louise.

— Merci, merci, murmurait-il en baisant pieusement ses mains.

L’orage continuait au dehors, mais avec moins de violence. Le tonnerre grondait au loin. On entendait le sourd mugissement des flots. La pluie fouettait les vitres.

Ils restèrent quelque temps silencieux, ivres de bonheur, et bercés par le bruit de la tempête.

Tout à coup Louise, cédant à un mouvement irrésistible de reconnaissance et de tendresse, prit entre ses petites mains le front de Daniel, et le baisa.

Daniel laissa échapper un cri sourd, un cri de passion. Il repoussa violemment Louise, se leva, voulut s’éloigner ; mais il chancela, et tomba comme foudroyé.

En le voyant étendu, inerte, Louise fut prise d’une terreur folle. Elle se jeta sur lui, l’appela avec délire par les noms les plus tendres, et dans son égarement, elle l’entourait de ses bras.

Il revint à lui.

— Je vous aime, je vous aime, répétait-il éperdu. Vous m’aimez donc aussi ? Je n’osais espérer un pareil bonheur. Mon amie adorée, ma femme, ma femme !

Il la serra dans ses bras avec transport.

— Quel vertige ! Ah ! pardonne, je suis fou !

Louise ne répondait plus ni à ses paroles ni à ses étreintes. Elle restait immobile, stupéfaite.

Cet amour si véhément l’effrayait ; mais elle n’osait le repousser.

— Oui, reprenait-il avec la même ardeur, ma femme devant Dieu, puisque les hommes nous ont séparés. Nos cœurs faits l’un pour l’autre sont unis à jamais. Nous quitterons la France, veux-tu ? ce monde où nous avons tant souffert, et nous irons bien loin dans un pays où personne ne nous connaîtra ; un beau pays plein de soleil et de poésie, un de ces pays où il y a toujours des fleurs. Là, plus de froid, plus de souffrances ; un printemps doux et éternel comme notre tendresse, comme notre bonheur. Réponds, réponds-moi donc. Tu consens, n’est-ce pas ? Tu m’acceptes pour ton mari, ton soutien, ton ami à jamais. Mais ta main est froide, tu pleures. T’ai-je offensée ?

— Non, vous ne m’offensez pas, Daniel. Rien de vous ne peut m’offenser ; mais je pleure, parce que le bonheur que vous m’offrez, que je désire autant que vous, est impossible.

Ce ne sont pas, je vous l’ai dit, les hommes seulement qui nous séparent ; c’est Dieu, c’est ma religion, c’est ma conscience. Vous céder serait un crime, une souillure que ni le monde, ni Dieu, ni moi-même, ni nos enfants peut-être ne nous pardonneraient. Non, je ne puis, je ne veux pas faillir à mon honneur, à ma dignité.

Sans doute la conduite de mon mari me rendrait excusable ; mais parce que j’ai épousé un homme indigne, en suis-je plus autorisée à manquer à mes devoirs, à mes serments ? Cependant je suis heureuse que vous m’avez avoué votre amour. Maintenant, il n’y aura plus de secret entre nous. Je devinais que vous me cachiez une souffrance, je ne pouvais y remédier, puisque je l’ignorais ; mais à présent, je saurai l’apaiser, la guérir.

Elle se releva, ralluma la bougie ; car toute cette scène s’était passée à la lueur des éclairs incessants qui déchiraient le ciel.

Quand Louise revint à Daniel, elle le trouva, la tête inclinée, le visage abattu, l’œil morne.

Il était maintenant désespéré, presque honteux de ce moment de folie… Il pensait :

— Elle est calme, elle raisonne, tandis que je délire. Elle céderait peut-être par bonté, par pitié. Mais elle ne m’aime pas ; elle ne peut m’aimer. Elle est trop pure, trop parfaite ; et moi, je suis trop vieux, trop laid.

Louise lui prit la main.

— Dites-moi, supplia-t-elle, que vous m’aimez toujours, que vous ne m’en voulez pas de mon refus, que vous ne me quitterez pas, que nous resterons à jamais amis.

— Oui, vous avez raison, répondit-il résigné et calme en apparence, vous ne pouvez faillir, vous ! Merci de m’avoir rappelé à moi-même, merci de votre pardon ! Que vous êtes bonne et généreuse ! Mais il se fait tard. Il est temps que je rejoigne ma cabane.

— Vous reviendrez demain, n’est-ce pas, de bonne heure ?

— Oui, de bonne heure, fit-il.

En passant devant la chambre des enfants, il demanda à les voir dormir.

Il les baisa au front tous les deux.

— Y a-t-il rien de plus beau qu’un enfant endormi ! dit-il en soupirant. Quelle sérénité ! Puissent les passions ne jamais les atteindre ! Voyez donc, que notre Juana est belle ! Vous l’aimez bien, n’est-ce pas ? Vous l’aimerez toujours ?

— Oui, mon ami, toujours, puisque vous l’aimez.

Au moment de le quitter :

— Promettez-moi, ajouta Louise, saisie d’une vague appréhension, promettez-moi que nous ne nous séparerons pas.

— Je vous le promets, dit-il d’une voix hésitante.

Il déposa sur la main de Louise un baiser respectueux et recueilli, dans lequel il parut mettre toute son âme.

Dès qu’elle fut seule, Louise se jeta à genoux, et laissa éclater les sanglots qui la suffoquaient.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Comme je l’aime ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir, donnez-moi la force de lui résister. Lui résister ! Pauvre cœur, si bon, si dévoué ! Lui qui a déjà tant souffert, le faire souffrir encore, c’est horrible.

Elle marchait maintenant à travers la chambre, indécise, troublée. Elle se rappelait la résignation douloureuse, le désespoir contenu qu’exprimait tout à l’heure le visage de Daniel.

— S’il allait partir !… Ne plus le voir !…

À cette pensée, elle était saisie d’une sorte d’égarement, l’air manquait à sa poitrine, et son cœur s’arrêtait de battre. Elle songeait à courir chez lui, à se jeter à ses pieds.

Elle alla jusqu’à la porte, l’ouvrit ; mais la tempête, qui redoublait en cet instant, la repoussa violemment.

Elle rentra.

— Je suis folle, se dit-elle. Me quitter, le pourrait-il ? Nos cœurs ne sont-ils pas si étroitement liés qu’ils sont comme rivés l’un à l’autre ?… Et cependant, pour résister à cet amour, il faudrait fuir, je le sens bien. Pardonnez-moi, mon Dieu ! je ne le pourrai pas. Mais Daniel a raison : vous êtes bon, et vous n’ordonnez pas un pareil sacrifice, un sacrifice inutile, dont personne ne profiterait… D’ailleurs, est-ce bien sûr que ce soit un crime ? Me donner à un homme qui m’aime autant, que j’aime, moi, de toute mon âme, y a-t-il rien là qui puisse blesser ma dignité ?

Elle s’arrêta, voila son visage de ses mains.

— Est-ce bien moi qui raisonne ainsi ?

Pendant quelques instants, elle resta accablée, la rougeur au front.

Puis, soudain se redressant avec exaltation :

— Après tout, si c’est un crime, eh bien ! je le commettrai pour lui. Oui, mon cœur, ma conscience, ma dignité m’y poussent. Ce qui est honteux, c’est de faire souffrir ceux qui nous aiment. Ah ! qu’il me tarde de le revoir et de lui confier pour toujours ma vie, mon bonheur et mon honneur aussi, qu’il saura mieux sauvegarder que moi-même !

Plus calme maintenant, elle alla se coucher à côté des enfants.