Le Djighit

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Poèmes lyriquesC. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 132-133).

LE DJIGHIT

 
La brume monte et la brise nocturne
Plie en pleurant le tronc des noirs cyprès ;
Dans le ravin l’eau, comme au fond d’une urne,
Bouillonne et gronde en roulant sur les grès.

Aux pieds des rocs, dans l’humide vallée,
Git, les yeux clos, un fils du Daghestan ;
Il est blessé : sa paupière est voilée
D’ombre, et le sang rougit son noir kaftan.

Il rêve : il voit ses collines natales,
Les soirs d’automne, embaumés de rosiers ;
Aux chants joyeux, au bruit sourd des crotales ;
La danse lente autour des grands brasiers ;


Les colliers d’or, les voiles blancs des femmes
Sur les toits plats, à l’heure où le Mullah
Trois fois du haut des minarets en flammes
Entonne au loin : Allah-il, Allah-ah !

L’encens s’élève à travers les feuillages,
Chaque épousée en répand quelques grains,
De ses doigts bruns tressant les lys sauvages,
Et murmurant de langoureux refrains. —

Il voit la vierge au front pensif et pâle,
Seule et qu’absorbe un prophétique effroi,
Elle frissonne au vent du soir qui râle
Heurtant des monts la lointaine paroi.

Car elle aussi rêve et voit la vallée,
Le sable où dort, dans son large kaftan,
Ses noirs yeux clos, sa paupière voilée,
Le fier Djighit, lion du Daghestan.

La brume monte et sous le ciel nocturne
L’orage gronde à travers les forêts,
Et l’eau plaintive ainsi que dans une urne,
Gémit et pleure auprès des grands cyprès…