Chants de Sapho

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Poèmes lyriquesC. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 139-145).
CHANTS DE SAPHO



I


Je veux te couronner de strophes immortelles,
Je veux jeter ton nom jusqu’au plus haut des cieux.
Qu’il éclate partout, mordant l’airain des stèles
Qu’érigera pour toi mon rythme audacieux !

T’arrachant à la nuit où ton destin végète
Je te veux octroyer une immortalité ;
Tel au flot assombri par les rocs du Taygète
L’astre prête en fuyant sa rapide clarté…

Ta forme sculpturale a la splendeur sévère
Des fabuleux héros – tu portes leur reflet !
Sur ton front mortel plane une aube que révère
Tout fils d’Hellas nourri d’hydromel et de lait.


Tu fais surgir vivant hors de l’horreur des fanges,
Où nous nous traînons tous dans les sentiers étroits,
De l’Éphèbe-Vestale et des Vierges-Archanges
La grâce surhumaine et les sacrés effrois !

À travers les halliers des sombres lauriers-roses,
Comme un Dieu solitaire aux mystiques pâleurs,
Tu viens, et sous tes pas nouvellement écloses
S’ouvrent pour t’encenser de leur parfum les fleurs.

Dernier-né de la Grèce, au creuset de la gloire
Je veux couler dans l’or des rimes ta beauté,
Ton image éphémère et sa frêle mémoire,
Les souffles passagers de ta fragilité.

Je veux, en évoquant l’extase de ma lyre,
Corps splendide, âme obscure, ombre des anciens jours,
Te couvrir des rayons de mon puissant délire
Et te créer un temple où tu vivras toujours.



II


Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’ils portent tes entraves,
Ô Phaon… ces aiglons, mes vouloirs indomptés,
Et que j’attelle au joug ainsi que des esclaves,
Ces lionnes grondant sous leurs fers – mes fiertés !
Sur ton flanc dédaigneux serre tes laticlaves,
Pourpre saignante, ô roi, qui sied à tes beautés,
Et laisse-moi chanter et brûler sous les laves
Qui fondent aux glaciers de tes sérénités !

Comme un vol d’oiseaux blancs, que mes désirs pallides
Se lèvent lentement aux rives de Lesbos !
Qu’ils passent, à ton signe, évanescents et vides !
Allumez-vous, vapeurs tournoyant sur les flots !…
Sous les cieux sans regard, errez, filles livides
Aux yeux brûlés par vos baisers pleins de sanglots…

Comme un vol d’oiseaux blancs que mes désirs avides
Cherchent où poser l’aile aux rives de Lesbos !…



III


Cet amour qu’il ignore un jour sera sa gloire :
Il le revêtira des pourpres du couchant,
Et les échos vivants d’une haute mémoire
Diront aux fils des morts l’impérissable chant.

Ses lauriers fleuriront au fronton de l’histoire,
Dans un sillon creusé par un glaive tranchant :
Et leur vigueur vaincra cette semence noire
D’où germe l’asphodèle en son funèbre champ.

Comme un feu triomphal surgit hors de la tombe,
Sur son sentier mortel l’amour a mis son nom ;
Comme un reflet stellaire ou quelque blanc pennon,

Qui sur les profondeurs jaillit, flamboie et tombe,
Sa beauté ne craint pas le néant où succombe
Tout soleil qu’oublia de saluer Memnon.



IV


Moins belle est une vierge aux charmantes pâleurs :
Sous un duvet d’or rit sa lèvre impérieuse,
Ses yeux sont deux soleils : dans leurs fauves lueurs
L’âme d’un jeune dieu triomphe, glorieuse…

Un or fin adoucit sa lèvre impérieuse ;
Son front est un lever d’étoiles et de fleurs,
Où rayonne d’un dieu l’âme mystérieuse,
Et qu’ombrent ses cheveux ruisselant de mes pleurs !

Son front est un lever d’étoiles et de fleurs :
Sa bouche, aux fiers refus, est la rose rieuse
Épanouie au sein de neiges sans couleurs :
Homme-enfant, sa beauté meurtrit, victorieuse !

Sa bouche, aux fiers dédains, est la rose rieuse
Qui blesse, inconsciente, avec ses plis railleurs
Mon âme sans sommeil, ardente et furieuse…
Enivrée, ô Phaon, de poignantes douleurs !



V


Laisse brûler sur moi l’ardeur de tes regards :
Ta lèvre sur la mienne aspirer tout mon être,
Tes désirs assoiffés étreindre sans retards
Ma force terrassée en tes bras, ô mon maître !
Viens sur mon sein fléchir son orgueil indompté ;
Viens, ma pensée esclave est traînée en ta laisse,
Verse-moi le venin mortel de ta beauté,
Verse à ma soif le vin du sang de ta jeunesse,

Viens sous tes sombres yeux briser ma volonté !

Que la mort à ta voix descende sur ma vie,
Que ton souffle incendie en mes veines l’enfer !
Je boirai tous les maux, à ta lèvre asservie,
Sois l’épée et la chaîne et la coupe et le fer !…
Je veux au ciel subtil de ta superbe joie
Courber mon front pâli qui ne sut point plier ;
Comme le grand soleil, le soir, se lasse et noie
Dans un embrasement son fauve bouclier…

Que mon cœur sous ton cœur triomphant tremble et ploie !



VI


En cette nuit je veux mourir d’amour :
La mort n’est rien que l’étreinte suprême ;
Telle finit la longue ardeur du jour,
Qu’apaise enfin l’ombre puissante et blême.

Je veux, ainsi que l’astre pâlissant
Sous les clartés de l’aurore invincible,
M’évanouir dans l’azur renaissant.
Je veux mourir d’une joie indicible !