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Le Docteur Gilbert/Chapitre XVI

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Boulé (p. 60-62).


XVI.


Une heure après, Mathilde rentra brusquement dans sa chambre à coucher par la porte dérobée qu’elle avait ouverte au médecin. Elle était toujours enveloppée de son domino noir, mais sa figure était sans masque et pâle comme la face d’une morte.

On entendait encore le bruit de la grêle et du vent. Une bougie que Mathilde n’avait pas songé à éteindre, brûlait sur la cheminée et répandait une lueur terne et vacillante qui n’éclairait qu’à demi les objets,

— Je n’en puis plus douter ! s’écria Mathilde avec un sombre égarement, j’ai tout vu !… Ils étaient dans les bras l’un de l’autre !… Et j’ai eu la force de me contenir… d’étouffer mon désespoir et ma rage !… Ah !… par bonheur je me suis évanouie !… Pourquoi ne suis-je pas morte !… maintenant qu’ai-je besoin de vivre !… rien ne m’attache plus à l’existence !… au moins, ce matin encore, je pouvais douter !… Mais à présent c’est impossible !… Oh ! l’infâme, l’infâme ! moi qui l’aimais tant !…

Et sa voix s’éteignit dans un torrent de larmes.

Il faut mourir ! dit-elle ; oui, le plus tôt sera le mieux ! n’attendons pas que le chagrin me tue jour à jour, douleur à douleur… mourons tout de suite et d’un seul coup… Non, je ne conçois pas qu’il y ait des femmes assez lâches, assez viles, pour souffrir patiemment le plus grand des outrages. Abominable Victorine ! Ah ! je veux la tuer. Vivons encore jusqu’à demain pour lui plonger dans le cœur un poignard, et m’en frapper ensuite. Je ne veux pas qu’elle hérite encore de mes dépouilles, et me raille après m’avoir assassinée… Mais, hélas !… quand je la tuerais, à quoi bon ?… Sa mort ne me rendrait pas l’amour d’Anatole !… Et quand même il viendrait me demander pardon, est-ce que je lui pardonnerais… est-ce que j’aurais l’infamie d’ouvrir mes bras à un homme encore tout profané d’adultères caresses ! Non, non, jamais !…

Elle s’arrête et garde le silence ; mais ses lèvres remuent encore et laissent jaillir par moment quelques syllabes inarticulées et sourdes comme si elle se parlait à elle-même.

Tout à coup elle tressaille et marche à grands pas dans la chambre, puis elle ouvre un secrétaire et fouille dans le premier tiroir que rencontre sa main.

— Je puis mourir ! murmure-t-elle avec un sourire plein d’une joie lugubre. Je me rappelle qu’il y a dans ce tiroir une arme, un instrument de mort… Ah ! le voici !… Anatole au moins ne me l’a pas ôté !… Je lui rends grâces…

Puis s’emparant d’un pistolet contenu dans un petit coffre, elle s’assura qu’il était chargé, et l’appuyant contre sa poitrine, à l’endroit du cœur :

— Mourons, s’écrie-t-elle comme en démence. Que demain, quand il reviendra, il trouve un cadavre !

Déjà son doigt touche la détente : le coup va partir…

Soudain elle frissonne et sa main retombe comme paralysée.

— Mais, mon enfant ! soupire-t-elle avec une intonation plaintive, mon pauvre enfant !… que deviendra-t-il ?… Ai-je bien le droit de mourir ?… Il n’a déjà plus de père !… Et, quand je serai morte, qui prendra pitié du malheureux orphelin !… Non, je suis mère… il faut que je vive… Mais vivre !… moi, si jeune encore… traîner jusqu’au bout tout une longue existence de tortures, de honte et de larmes… Oh ! non ! non ! c’est au dessus de mes forces !… Oh ! Dieu ! pardonnez-moi, je suis trop malheureuse…

Alors elle appuie contre son front la bouche du pistolet, et, posant son doigt sur la détente, elle la presse et ferme les yeux. Mais son doigt se raidit en vain, la batterie demeure immobile et la détente ne remue pas.

Elle regarde et s’aperçoit que le pistolet n’est pas armé ; elle l’arme, et s’apprête une troisième fois à mourir.

— Non ! s’écrie-t-elle d’une voix concentrée, je ne puis… Cette arme me fait horreur… je ne sais pourquoi… On dit qu’on ne souffre pas cependant… que c’est une mort subite… Oui ; mais ce genre de mort est épouvantable ! Je ne puis, sans frémir jusqu’à la racine des cheveux, songer à cette affreuse balle de plomb qui va briser mon crâne, disperser ma cervelle sanglante, et faire de moi un objet hideux… J’aimerais mieux mourir autrement ; oui, dussé-je souffrir davantage… Je préférerais du poison… Mais je n’en ai pas ! Allons… un instant de courage, et tout sera fait… je n’ai qu’à plier le doigt, et tous mes tourmens seront finis !… N’importe, c’est horrible !… Pour me donner du courage, relisons les lettres de l’ingrat, ces lettres et ces vers tout pleins d’amour, qui ne sont plus maintenant qu’une atroce imposture, une atroce ironie !

Elle s’assied devant le secrétaire, ouvre un tiroir, prend au hasard quelques papiers et se met à lire.

— Ah ! quelles expressions de flamme !… que de sermens !… quelle passion brûlante et vraie !… Hélas ! je ne lui demandais pas tant d’amour… malgré sa cruelle indifférence, je ne me plaignais pas… Mais il m’a trahie !… Dieu ! voici les vers qu’il écrivait sur mon album quelques jours avant la naissance de notre enfant !… Je veux les lire !

Et d’une voix entrecoupée de sanglots douloureux, elle murmura :

Ange dont l’aile sainte enveloppe ma vie,
Oiseau mélodieux, que la main du Seigneur
Envoya, pour chanter sur ma tête ravie,
Comme un hymne éternel d’amour et de bonheur…

Ton âme harmonieuse est la sœur de mon âme
Toi seule en fis jaillir la poésie en feu !
Et mon cœur à toi seule appartient, noble femme,
Comme le ciel à Dieu !

— Et ce cœur qui m’appartenait, dit-elle avec désespoir, il l’a donné à une autre !… Voilà donc comme il a tenu sa promesse !… Ah ! détruisons toutes ces lettres menteuses et perfides !… tous ces vers accusateurs qui saliraient un jour la gloire d’Anatole, et lui reprocheraient jusqu’au tombeau sa lâche trahison !… Qu’ils meurent avec moi !… Ils sont indignes de vivre !…

Alors elle saisit à deux mains tous les papiers qui étaient dans le tiroir, lettres, album, feuilles volantes, et les jeta violemment dans la cheminée, où flambait encore un tison, qui les environna d’une grande flamme dont toute la chambre fut illuminée.

Le silence était profond. Soudain un bruit de pas se fait entendre dans une pièce voisine : Mathilde, étonnée, prête l’oreille, lorsque la porte s’ouvre, et Mariane se précipite dans la chambre, tout effarée.