Le Docteur Gilbert/Texte entier

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LE DOCTEUR


GILBERT


par
JULES LACROIX.


I.


Madame de Ranval, après une nuit de fièvre et d’insomnie, se leva toute grelottante. S’enveloppant d’une chaude pelisse, elle sortit de sa chambre à coucher et alla s’asseoir dans un petit salon qui donnait sur un jardin : elle était fort pâle, et quelques larmes descendaient le long de ses joues, dont les contours amaigris annonçaient la souffrance du corps et de l’âme.

Madame de Ranval achevait sa vingt-troisième année : elle n’était pas régulièrement belle ; on aurait pu même, en analysant les traits de son visage, y découvrir quelques incorrections, quelques défauts plus ou moins saisissables, qui n’auraient pas échappé sans doute à l’œil d’un peintre ou d’un statuaire, mais qui n’altéraient en rien, toutefois, l’ensemble harmonieux d’une physionomie pleine d’innocence et de volupté. Madame de Ranval était petite, frêle, mince, et sa poitrine un peu rentrée trahissait une constitution faible et maladive ; mais cette imperfection, si désagréable chez quelques femmes, semblait donner au contraire plus de poésie à cette rêveuse créature, blonde et pale, dont les yeux bleus se tournaient toujours vers le ciel, comme par instinct.

À la voir ainsi gracieusement inclinée et penchant mollement sa tête, comme sous le poids d’une pensée grave et mélancolique, on eût dit par momens une fleur trop chargée de rosée : et pourtant dans cette poitrine si débile battait un cœur de feu, et cette fragile enveloppe cachait une âme pleine d’énergie, de force et de résolution.

Madame de Ranval était assise dans une bergère en face d’une fenêtre, et son regard voilé de larmes demeurait constamment fixé vers le ciel, tout gris de nuages sales et floconneux, qui semblaient s’accrocher en passant aux angles des toits et des cheminées. Par intervalles, un vent sec et froid, qu’on entendait siffler dans les arbres nus et dépouillés, secouait leurs branches festonnées de givre, et dispersait dans l’air, comme autant de grains de sable, les petits oiseaux affamés, qui volaient ç àa et là en cherchant de la nourriture. Les allées du jardin, les toits des maisons voisines étaient couverts de neige ; et le soleil, entièrement caché dans un épais brouillard, ne laissait tomber qu’une lumière terne et décolorée qui disposait l’âme à la tristesse, C’était une des plus affreuses matinées d’hiver qu’il fût possible de voir à Paris.

Tandis que madame de Ranval, plongée dans une morne rêverie, suivait machinalement de l’œil la course rapide des nuages qui flouaient comme d’immenses lambeaux de crêpe noir, une femme d’environ cinquante ans, grande et maigre, à genoux devant la cheminée, soufflait le feu, et de temps à autre interrompait cette occupation pour tourner la tête vers madame de Ranval, et soupirer profondément.

Cette femme, dont la figure agréable et douce prévenait tout de suite en sa faveur, était depuis trente ans dans la famille de M. de Ranval ; elle l’avait élevé, et n’ayant jamais eu d’enfans, elle chérissait comme une mère Anatole et la femme qu’il avait épousée : aussi Anatole répondait à l’affection de cette excellente créature par une tendresse vraiment filiale et le plus sincère attachement. Mariane était considérée dans la maison d’Anatole moins comme une domestique que comme une amie, une espèce de mère. Son vieux maître, M. de Ranval, qui habitait depuis long-temps une maison de campagne dans les environs de Fontainebleau, avait laissé Mariane libre de rester avec lui ou d’accompagner Anatole dans son nouveau ménage ; et Marianne, quoique très attachée au père, avait préféré suivre le fils.

Il y avait trois ans qu’Anatole et Mathilde étaient mariés. Jeunes tous deux, l’âme pleine d’espérance et de fraîcheur, ils s’aimaient comme si Dieu les eût créés tout exprès l’un pour l’autre. Élevés ensemble, et de la même famille, ils avaient passé leur première jeunesse à Fontainebleau, chez M. de Ranval : leur amour était né pour ainsi dire en même temps qu’eux et n’avait fait que se développer avec l’âge. Anatole avait trois ans de plus que sa cousine Mathilde : étant enfant, comme un autre Paul, il grimpait aux plus hauts arbres du jardin pour aller chercher des nids d’oiseaux qu’il apportait d’un air triomphant à sa petite bien-année ; découvrait-il au milieu des feuilles une belle pêche mûre, que M. de Ranval avait déjà couvée des yeux et destinait au dessert, vite Anatole courait la cueillir pour Mathilde, au risque d’être sévèrement grondé : et les larmes de Mathilde désarmaient toujours la colère du vieillard, qui pardonnait sans peine à l’espiègle Anatole. Plusieurs fois M. de Ranval et le père de Mathilde, qu’unissait une vieille et tendre amitié, regrettèrent de n’avoir pas nommé Paul et Virginie ces deux enfans que Bernardin de Saint-Pierre eût pris pour modèle.

Le père de Mathilde avait une maison de campagne voisine de celle qui appartenait à M. de Ranval, mais il était beaucoup moins riche que son ami, et ne pouvait laisser à Mathilde qu’une fortune médiocre. Il mourut quand sa fille n’avait encore que seize ans ; mais, avant de rendre le dernier soupir, il exigea de M. de Ranval la promesse d’unir un jour Anatole et Mathilde.

Et quelques années plus tard, Anatole, mûri par de fortes études et par une éducation intelligente, n’était plus un enfant joueur et frivole, qui courait au grand soleil avec Mathilde après les beaux papillons, mais un jeune homme grave et pensif, qui n’embrassait plus qu’en tremblant sa timide et jolie cousine, et dont le cœur battait d’étrange sorte, quand son œil doux et noir rencontrait l’œil bleu de la rêveuse Mathilde.

Anatole, que son père avait toujours élevé dans des sentimens religieux, n’était pas, comme la plupart des jeunes gens de son âge, un libertin sans illusions et sans croyance : l’amour, au lieu d’étouffer dans son cœur les germes de piété qui s’y trouvaient naturellement, les avait au contraire échauffés, développés, et jamais les mauvais conseils n’avaient rien pu sur lui.

Un soir qu’avec Mathilde il contemplait, dans un grave et saint recueillement, le ciel tout parsemé d’étoiles, et qu’une brise douce et printanière soufflait dans ses cheveux, la poésie tout à coup s’éveilla dans son cœur : et les plus intimes, les plus suaves émotions s’en échappèrent en délicieuses mélodies, en vers brûlans d’inspiration.

Puis il dit à sa bien-aimée qui l’écoutait comme en extase : — « À toi, Mathilde, à toi mes premiers vers !… Tu m’as fait poète !… Tu m’as donné une lyre !… Elle ne chantera que pour toi ! »

Et il avait tenu parole : depuis cette bienheureuse soirée où il était devenu poète, chaque jour des strophes magnifiques, où résonnait le nom de Mathilde, jaillissaient de son âme exaltée ; et presque enfant encore, il avait acquis déjà une grande et solide réputation. L’amour d’Anatole pour Mathilde était pur comme un culte ; jamais il n’avait eu dans son cœur l’image ou la pensée d’une autre femme ; et lorsqu’il avait épousé à vingt-trois ans Mathilde, l’âme d’Anatole était vierge comme son corps.

Tous ces doux souvenirs de bonheur et d’amour, cette vie patriarcale et simple auprès d’un mari qu’elle adorait, ces délicieux épanchemens, ces rêveries à deux, toutes ces choses revenaient en foule à l’esprit désolé de Mathilde.

— Hélas ! pensait-elle avec douleur, comme il m’aimait !… je n’aurais pas donné ma vie pour celle des anges !… mais cet ineffable bonheur a duré deux ans à peine !… Voilà près d’un an qu’il est évanoui !… Ah ! je n’ai été la plus heureuse des créatures que pour mieux sentir aujourd’hui combien je suis à plaindre !

Et, toujours immobile devant la fenêtre, Mathilde s’abandonnait aux plus tristes réflexions, pendant que la vieille Mariane, assise à quelque distance de sa maîtresse, la contemplait douloureusement sans oser lui faire de questions.

Tout à coup madame de Ranval relève sa tête qu’elle avait laissé tomber sur sa poitrine ; elle écoute… Mariane imite le mouvement de sa maîtresse : elle prête aussi l’oreille.

Un bruit sourd et régulier, comme le pas d’un homme qui se promène en long et en large dans une chambre, se faisait entendre à travers le plafond.

Mathilde écoute toujours avec attention quelques momens encore : le bruit continuait toujours.

— Ah ! Mariane, tu l’entends ! dit Mathilde avec des sanglots dans la voix. On dirait qu’il est dans un transport de fièvre chaude !… Voilà qu’il recommence à marcher !…

— Mais huit heures viennent de sonner, madame, répondit Mariane, d’une voix tremblante qu’elle essayait d’affermir. Il n’est pas étonnant que M. Anatole soit déjà au travail : il se lève ordinairement de bonne heure.

— Ma chère Mariane, tu fais tout ce que tu peux pour me tranquilliser, et je t’en remercie, bonne fille ; mais je te répète qu’il a veillé toute la nuit !… Oui, toute la nuit j’ai entendu son pas au dessus de ma tête !… Je l’ai même entendu parler haut comme un homme qui rêve !… mais il n’a pas dormi un instant, j’en suis sûre, puisqu’il n’a pas cessé de marcher !…

— Ah ! madame, quelle nuit effroyable vous avez dû passer ! dit Mariane en secouant tristement la tête.

— Oh ! oui, Mariane, effroyable !… j’étais assaillie de mille inquiétudes ! je n’ai pas fermé l’œil un moment. J’avais le frisson.

— Et pourquoi ne m’avez-vous pas appelée, ma chère maîtresse ? J’aurais bassiné votre lit. Je vous aurais donné quelque chose à boire.

— Non, ma bonne fille, répondit Mathilde, en lui pressant une main avec affection, je ne voulais pas t’éveiller !… à ton âge on a besoin de repos ! D’ailleurs, tes soins ne m’auraient pas été bien utiles. C’est de l’âme principalement que je souffrais !

— Eh bien ! madame, je vous aurais tenu compagnie ! nous aurions causé !… Car c’est une chose si désolante que de passer une longue nuit sans dormir… et toute seule !

— J’ai été plusieurs fois au moment de me lever, Mariane, pour aller voir si Anatole était malade !… mais je n’ai pas osé !… Il m’aurait dit que j’étais cruelle de le troubler ainsi au milieu de ses travaux ! Oui, Mariane, il m’aurait dit avec un soupir : « Mathilde, je composais et tu m’as fait perdre le fil de mes idées !… Folle ! pourquoi toujours t’inquiéter ? tu vois bien que je ne suis pas malade !… mais je le deviendrai si je ne puis travailler à mon aise et tranquille ! » Voilà, Mariane, ce qu’il n’aurait pas manqué de me dire avec douceur toutefois, avec tendresse ; mais au fond de l’âme je lui aurais fait de la peine ; car tu sais que depuis quelque temps Anatole est bien changé pour moi ? ce n’est plus le même homme !… et son caractère autrefois si égal et si doux s’altère chaque jour presque autant que son visage… Mais toi, sa vieille bonne, toi qui l’as élevé, tes prières ont encore sur lui quelque pouvoir… Va, monte à sa chambre, et tâche de savoir s’il n’est pas indisposé !…

Depuis huit mois environ que madame de Ranval était accouchée d’un fils, dont la naissance avait pensé lui coûter la vie, Anatole et Mathilde ne couchaient plus dans la même chambre et faisaient, comme on dit, lit à part.

— Va, ma chère Mariane, continua madame de Ranval d’un air suppliant, il te recevra bien, toi, j’en suis sûre ! car il t’aime !…

— J’irai, madame, si vous l’exigez, répondit Mariane d’un ton résigné et triste ; mais je ne vous cache pas que cette démarche me coûte. Ma présence va contrarier Anatole, et je crois déjà entendre, en signe d’impatience, ce léger claquement de langue qui est habituel à monsieur, lorsqu’on le dérange au milieu de ses occupations littéraires !… Ce bon maître ! c’est bien le meilleur et le plus doux des hommes ; mais vous savez qu’il n’est plus le même quand il travaille ; alors un rien l’importune et l’aigrit !… Hier encore, madame, quand vous m’avez envoyé l’avertir pour dîner, il s’est presque mis en colère.

— Va, Mariane, va, te dis-je… tu trouveras bien quelque prétexte pour entrer dans son cabinet : fais comme si tu avais cru l’entendre sonner. Ah ! j’y pense, Mariane, les journaux sont probablement arrivés, apporte-les à Anatole. Mais, je t’en prie, ne dis pas que je t’envoie.

— Soyez tranquille, madame, dit Mariane. Puis elle sortit du salon, en poussant un profond soupir.

Quand Mathilde fut seule, elle retomba dans ses pensées mélancoliques, et ses joues furent de nouveau inondées de larmes : puis tout à coup elle devint plus pâle, et, sentant des frissons glacés dans tous ses membres, elle se leva languissamment de sa bergère et alla s’asseoir près de la cheminée. Elle approcha de la flamme ses mains, tremblantes de froid : et, pour soulager son esprit torturé de chagrins et d’inquiétudes, elle tâcha de perdre un instant la mémoire, mais elle ne put oublier ; et ces mots : Il ne m’aime plus ! retentirent plus douloureusement dans son âme, et ne firent qu’accroître la violence de son désespoir.

Et voilà ce qu’elle se mit à dire dans le fond de son cœur :

— Si jeune, si jeune !… et déjà tant souffrir !… Moi qui croyais au bonheur !… Il y a moins d’une année, que j’étais si heureuse !… Non, Anatole est perdu pour moi… c’en est fait… il ne m’aime plus… Il a beau me répéter encore de temps à autre qu’il m’aime comme au premier jour, que je lui suis peut-être encore plus chère… c’est par un reste de compassion qu’il dit cela… Mais ce n’est pas une femme qu’on peut abuser… D’ailleurs, ne m’aperçois-je pas que depuis quelque temps ma présence le gêne ?… Par momens, il a l’air de vouloir me fuir… et puis, quand nous sommes seuls, il est distrait, préoccupé… quand je lui parle et que je le conjure de me confier ses chagrins, c’est à peine s’il me répond… Il me cache un secret… Oui, souvent, quand je me plains de sa froideur, il me prend dans ses bras et m’arrose de larmes, en me suppliant de lui pardonner… Puis je crois un instant qu’il va tout me dire… Au moins si l’on m’avait laissé mon enfant, mon pauvre enfant !… il m’aurait donné du courage pour supporter l’indifférence d’Anatole !… mais ils me l’ont enlevé… ils m’ont refusé la triste consolation de le nourrir !… Anatole, Anatole… maintenant quand je te regarde, je doute si c’est toi… Hélas ! et moi-même, je suis donc bien changée ?… la souffrance a donc bien décoloré, vieilli mon visage ?… Oui, malheureuse, je ne puis me faire illusion… il me trouve laide à présent !… Ah ! pourquoi l’amour des hommes est-il si fragile et si court ?… ou plutôt, pauvres femmes, pourquoi ne sommes-nous pas toujours belles ?…


II.


Pendant que Mathilde se livrait à ces désolantes pensées, la femme de chambre rentra.

Mariane avait la figure toute couverte de larmes ; mais avant que sa maîtresse n’eût tourné la tête vers elle, la pauvre fille releva le bord de son tablier de taffetas noir pour s’essuyer les yeux ; toutefois, elle ne put retenir un sanglot, que sa maîtresse entendit.

— Eh bien ! Mariane, demanda vivement madame de Ranval, as-tu vu Anatole ?

— Oui, madame, répondit Mariane d’un accent altéré, j’ai frappé bien long-temps à la porte du cabinet de monsieur sans qu’il m’ouvrît ; enfin, comme j’appelais à travers la porte, il reconnut ma voix et me demanda un peu vivement ce que je voulais… Par bonheur il venait d’arriver une lettre pour M. de Ranval…

— Une lettre ? interrompit Mathilde.

— Je le dis à monsieur, continua Mariane, et presque au même instant ce cher Anatole vint m’ouvrir !… Ah ! madame… madame, si vous l’aviez vu !…

— Grand Dieu ! Mariane, explique-toi ! tu pleures ?…

— C’est plus fort que moi, madame… Ce cher Anatole !

— Il souffrait donc, Mariane ? s’écria Mathilde.

— Oh ! oui, madame, il souffre, j’en suis sûre ; mais il n’a jamais voulu en convenir : il était pâle, et toute sa physionomie exprimait la douleur et l’abattement.

Et Mariane se laissa tomber tout en pleurs dans un fauteuil auprès de sa maîtresse, qui demeura quelques momens silencieuse, et reprit d’une voix profondément émue :

— Mariane ! Mariane !… Il me cache quelque chose !… il a dans l’âme un secret qui le dévore ! Mais à propos, cette lettre, que tu lui as remise, tu ne me dis pas d’où elle vient ?…

— De Fontainebleau, et je crois avoir reconnu l’écriture du père de M. Anatole.

— Mais il n’y a pas deux jours que M. de Ranval nous a écrit, Mariane… Il venait de voir notre petit Charles et l’avait trouvé un peu souffrant !… Dieu ! quelle idée !… S’il était plus malade, ce cher petit !… s’il lui était arrivé quelque chose !… un enfant de cet âge est si frêle !… Je tremble à chaque instant d’apprendre un affreux malheur… Ah ! je cours savoir d’Anatole…

Et déjà Mathilde s’élançait vers la porte.

— Au nom du ciel ! madame, dit Mariane, en la retenant, n’y allez pas !… ce pauvre Anatole est accablé de fatigue… il vient de se jeter sur son lit… laissons-le reposer quelques momens… Mais n’ayez aucune inquiétude au sujet de votre enfant, madame ; j’ai observé très attentivement votre mari pendant qu’il lisait cette lettre, et son visage n’a pas changé d’expression ! D’ailleurs, je lui ai demandé si les nouvelles étaient bonnes, et, sans lever les yeux de dessus le papier, il m’a répondu par un signe de tête affirmatif. J’ai essayé de lui faire encore d’autres questions ; mais alors il m’a regardée fixement sans paraître me comprendre, avec cet air mélancolique et rêveur qui m’a toujours frappée en lui, lorsqu’il est absorbé dans un ouvrage qu’il compose.

Mathilde secoua la tête avec un air d’incrédulité douloureuse, en tirant du fond de sa poitrine un long soupir :

— Ah ! Mariane, plaise à Dieu que tu ne te trompes pas, et que rien d’autre n’occupe la pensée d’Anatole !… Depuis trois ans que je suis sa femme, j’ai pu, comme toi, remarquer souvent ces distractions rêveuses et tristes qui s’emparent de lui, quand son imagination poétique bouillonne et fermente !… Mais alors son visage, que pâlissait le travail, redevenait rose et calme sous mes baisers !… La préoccupation d’Anatole se dissipait au son de ma voix, et je n’avais qu’à passer une main sur son front… pour aplanir quelques rides légères que la pensée y avait fait naître un instant !… Mais aujourd’hui, Mariane, tout est changé !… ma voix résonne inutilement à son oreille, et quand mes lèvres cherchent les siennes, il détourne la tête !… Mariane, plains ta pauvre maîtresse !… Non, ce n’est pas l’étude et la poésie qui m’ont chassée du cœur d’Anatole ! ce n’est plus d’elles aujourd’hui que je suis jalouse !… Ah ! grand Dieu ! s’il me trompait !… s’il en aimait une autre !…

Mariane ne put retenir un cri : elle eut comme un tressaillement d’épouvante.

— Madame, madame, que dites-vous ?… murmura-t-elle d’une voix étouffée en regardant Mathilde qui, la poitrine haletante, le visage pâle et décomposé, paraissait en proie à une violente agitation.

Elles gardèrent quelque temps l’une et l’autre un profond silence ; enfin Mariane dit à voix basse, en se rapprochant de sa maîtresse comme si elle eût craint d’être entendue :

— Mais il est impossible que vous ayez cette pensée, madame !… Non, rien ne saurait motiver un soupçon qui est indigne de vous !… Lui vous tromper, madame !… Anatole !…

— Oh ! si je le savais !… murmura sourdement madame de Ranval. — S’il en aimait une autre !… Ô Dieu ! quelle effroyable idée !…

— Calmez-vous, madame !…

— C’est que, vois-tu, Mariane, continua Mathilde avec exaltation, je ne suis pas de ces femmes qu’on outrage impunément. J’ai un cœur, et dans ce cœur une âme capable de ressentir l’injure.

— Calmez-vous, ma bonne maîtresse, au nom du ciel !… dit Mariane en prenant les mains de Mathilde et les couvrant de baisers ; que votre mari n’apprenne jamais que vous avez pu douter de son amour un instant… car il en mourrait !

Madame de Ranval sembla réfléchir un moment, et d’une voix moins tremblante, elle dit à Mariane en l’embrassant :

— Pardonne-moi, chère Mariane, je suis folle… Va, je ne pense pas un mot de tout cela… j’ai la tête encore un peu faible… Hélas ! je suis une pauvre convalescente, Mariane, et mille chimères me troublent l’esprit… Mais ne va pas croire au moins que je soupçonne Anatole de me trahir… non, non, je suis sûre de lui comme de moi-même… Je t’en conjure, oublie ce que tu viens d’entendre… Mais je te connais excellente fille, je sais toute la tendresse que tu nous portes… tu es discrète, et mes injustes paroles ne sortiront jamais de tes lèvres.

— Oh ! madame, elles n’en sortiront jamais, s’écria Mariane ; mais dites-moi que vous l’aimez toujours ce cher Anatole ! il est si bon, si plein d’honneur et de générosité !… c’est l’image vivante de sa pauvre mère qui lui a légué toutes tes vertus !… il n’a pas son pareil sur la terre.

— Oui, Mariane, c’est le meilleur des hommes… honneur, probité, délicatesse, il a toutes les vertus avec le génie… Va, je n’oublierai jamais que je suis la première femme qu’il ait aimée… et qu’il m’a prise obscure et sans fortune, lui qui, déjà poète fameux, environné partout d’hommages, aurait pu former une alliance plus avantageuse.

— A-t-on besoin d’être riche pour être heureux ? dit Mariane ; que lui importait la fortune ? il vous aimait, madame. Ce cher enfant, il était encore au collége, qu’il m’avait déjà fait sa confidence. Ah ! je me rappelle comme il était heureux quand il venait passer avec vous le temps des vacances à Fontainebleau !… À peu près du même âge, vous étiez aussi beaux l’un que l’autre, aussi aimans… Et déjà vos pères, qui s’aimaient fraternellement tous deux, se plaisaient à voir grandir avec vous cette innocente et mutuelle affection !… ils vous destinaient déjà l’un à l’autre, et votre amour s’accordait avec leur désir.

— Mon pauvre père… dit Mathilde en soupirant, oui, je me rappelle encore de quelle joie rayonnait sa belle et noble figure quand il parlait de cette union si désirée. Hélas ! il n’a pas vu sa fille heureuse et mariée à l’homme qu’il aimait tant… Heureuse ! ah ! qu’ai-je dit ? le suis-je encore ?… Lui, qui aimait si tendrement sa fille, peut-être a-t-il bien fait de mourir, car maintenant… Non, Mariane, non, je ne puis retenir mes larmes… mon bonheur est détruit ; je n’en veux accuser personne… Anatole est toujours pour moi plein d’égards et de douceur… et s’il ne m’aime plus comme au premier jour, ce n’est pas sa faute… Au moins j’ai la conviction qu’il n’en aime pas une autre que moi… Mariane, souviens-toi comme j’étais heureuse… et compare, si tu peux, les deux premières années de mon mariage avec celle-ci… Quel changement !… Il n’y avait pas alors de félicité égale à la mienne… j’étais à l’homme que j’adorais… et notre vie s’écoulait pure et calme dans une intimité délicieuse !… Nous voyions peu de monde, mais nous savions nous suffire à nous-même : qu’avions-nous besoin, pour être heureux, de spectacles et de bals ?… nous préférions à tous ces bruyans plaisirs nos tranquilles promenades dans la campagne au coucher du soleil… Nous vivions d’amour, de poésie et de religion… Alors, je n’avais plus qu’une seule chose à demander au ciel, — un fils ! — non pour resserrer les liens de notre amour… c’eût été impossible… mais pour répandre sur un être adoré le trop plein de nos cœurs !… Eh bien ! Dieu écouta ma prière… je mis au monde un fils !… Pourquoi ne suis-je pas morte alors ?… je n’aurais pas vu la ruine de mon bonheur ! Combien de maux Dieu m’aurait épargnés en me rappelant à lui… je n’aurais pas vu s’éteindre l’amour d’Anatole… on ne m’eût pas séparée de mon fils. — Ah ! Mariane, n’est-ce pas que c’est bien cruel de priver une mère de son enfant ?…

— Mais vous n’aviez pas la force de le nourrir, madame, répondit Mariane d’un air triste ; on n’aurait pu, sans exposer vos jours, le laisser davantage auprès de vous !… et cette innocente et frêle créature n’aurait puisé qu’un lait malsain… tandis qu’à la campagne il respire un bon air, il tette une bonne nourrice, et son grand-père a pour lui les soins les plus tendres. Le docteur Gilbert a sagement fait…

— Ne me parle pas de cet homme ! interrompit Mathilde avec vivacité ; ne m’en parle pas. Je ne puis t’exprimer l’aversion qu’il m’inspire… Il semble avoir apporté le malheur dans cette maison !

Mariane regarda sa maîtresse avec étonnement : elle connaissait déjà les préventions de Mathilde contre le docteur Gilbert, mais elle ne l’avait jamais entendue les manifester avec autant de violence.

— Je crois, madame, que vous n’êtes pas juste à l’égard de M. Gilbert, dit-elle avec un accent de reproche amical ; il vous a toujours témoigné le plus vif attachement, et votre mari n’a pas au monde un ami plus dévoué.

— Ah ! qui peut le savoir, ma pauvre fille !… Tiens, par momens, je serais tentée de croire qu’il ne nous aime pas… qu’il n’est pas franc…

— Oh ! madame !…

— Non, je ne puis concevoir qu’il ait pris un pareil ascendant sur Anatole… Anatole est crédule et confiant, je le sais… jamais il ne soupçonne le mal dans les autres !… Mais enfin, Mariane, il est impossible de voir deux caractères plus opposés ; je n’aperçois pas entre eux le moindre rapport, la moindre analogie de goût et de mœurs : Anatole est un homme rangé, d’une vie douce et régulière, encore plein d’illusions, et qui n’a jamais compris le bonheur qu’au sein du devoir et de la vertu ; tandis que M. Gilbert, lui, est sans religion, sans principe ; il n’a jamais voulu contracter une honnête et paisible union : les délices pures de la famille et du foyer domestique, il ne les comprend pas, ou il les méprise !… et c’est toujours le rire à la bouche qu’il parle du mariage et de la fidélité conjugale !… Et puis, Mariane, tu sais qu’il fréquente les mauvaises compagnies, les coulisses de théâtre, les maisons de jeu, peut-être… Il a toujours à conter quelque histoire scandaleuse, et toujours il donne raison au crime, à l’adultère… Non, Mariane, je te le répète, je ne puis comprendre quels charmes peut trouver Anatole, qui est un homme grave, dans la société d’un homme futile et corrompu.

— Mais songez, madame, qu’ils se connaissent depuis leur enfance, répondit Mariane ; ils sont camarades de collège, et M. Gilbert m’a toujours paru très attaché à votre mari. Je crois comme vous, madame, que le docteur ne mène pas une vie exemplaire et qu’il aime un peu trop le plaisir, mais il est jeune, madame, et, comme dit le proverbe : Il faut que jeunesse se passe. Tous les jeunes gens ne sont guère plus sages : ce cher Anatole est peut-être le seul qui ait toujours préféré l’étude à une vie mondaine et dissipée.

— Oui, Mariane, je sais qu’Anatole, bien différent des hommes de son âge, a toujours fui le monde et les plaisirs ; et c’est peut-être à son goût pour la solitude et le recueillement qu’il doit cette brillante réputation qu’il s’est acquise de si bonne heure, et dont je suis fière. Pendant que ses camarades d’études, frivoles et dissolus, oubliaient dans la débauche ce qu’ils avaient appris au collége avec tant de peine, lui, au contraire, il refaisait, pour ainsi dire, son éducation : il amassait chaque jour de nouvelles connaissances et travaillait sans relâche pour se faire un nom ; car, en m’épousant, il voulait m’apporter la gloire avec la fortune… Mais il m’aimait alors !… une seule pensée, un seul amour remplissait le cœur d’Anatole, et c’était moi ! Mais qui peut savoir, hélas ! tout ce qu’il y a d’inconstance et de mobilité dans le cœur de l’homme… Ce qu’il adore aujourd’hui, demain il le foulera aux pieds… Mariane, autrefois Anatole n’aimait que deux choses au monde, la poésie et moi… Maintenant la poésie le fatigue, et semble même lui inspirer du dégoût… il suppose en vain quelques travaux littéraires pour donner un prétexte à ses continuelles préoccupations, mais il ne peut m’abuser… je sais qu’il ne travaille pas… Voilà bien long-temps qu’il n’a touché une plume, Mariane… Je te le dis à toi, ma pauvre fille… oui, par momens j’ai peur d’avoir deviné la véritable cause de sa mélancolie… j’ai peur qu’il ne se repente d’avoir épousé une femme sans fortune et sans naissance, maintenant qu’il est illustre… Enfin, si tu veux que je te parle sans détours, je tremble que ce Gilbert ne profite de l’empire qu’il a sur Anatole peur lui donner de mauvais conseils, et le détacher peu à peu de moi.

— Le détacher de vous ! interrompit Mariane avec feu, bien au contraire, madame. Depuis que le docteur Gilbert vous connaît, il n’a pas manqué un seul jour de faire votre éloge. Il faut l’entendre parler de vous à M. de Ranval… Hier soir encore il s’exprimait sur votre compte en des termes qui prouvent l’estime profonde et l’inaltérable affection qu’il a pour vous. Et dernièrement, madame, quand vous étiez si malade et que nous tremblions à chaque instant de vous perdre, vous ne pouvez vous imaginer avec quelle sollicitude et quel dévoûment de frère il vous soignait : il a passé plusieurs nuits de suite auprès de vous, fondant en larmes, et vous auriez été touchée de sa douleur, si, presque mourante, vous aviez pu la voir !

— Oui, Mariane, je sais qu’il m’a sauvé la vie, dit Mathilde, et je lui en conserverai toujours de la reconnaissance ; mais je t’avoue que, malgré moi, j’éprouve une espèce d’antipathie et d’éloignement pour M. Gilbert. Quoique je lui sois redevable d’un si grand service, je ne puis l’aimer. Je crois que c’est un cœur vicieux, dont le contact ne peut qu’être nuisible aux sentimens délicats d’Anatole. Mon mari se laisse trop influencer par cet homme ; il le voit trop souvent : un jour ne se passe pas sans que nous ayons la visite de M. Gilbert ; jusqu’à présent mon état maladif pouvait en être le prétexte ; mais actuellement que je suis rétablie, j’espère que nous le verrons moins fréquemment,

— Mais vous avez dû remarquer, madame, qu’il vient la plupart du temps moins à titre de médecin que d’ami. Il fait aussi des vers, et votre mari qui le regarde comme un excellent juge en matière de poésie, lui lit ordinairement tous ses ouvrages, et le consulte avant de rien imprimer.

— Mais ils sont toujours ensemble, Mariane ; Anatole s’enferme avec lui des journées entières dans son cabinet, ou bien ils sortent, et je ne revois plus Anatole avant minuit… Non, Mariane, je ne puis plus vivre dans une pareille incertitude !… je veux savoir la vérité, je veux savoir mon sort. Il faut qu’aujourd’hui même je m’explique avec mon mari ; M. Gilbert n’est pas le seul qui ait droit à la confiance d’Anatole… je suis sa femme ! et s’il m’aime encore…

Madame de Ranval n’acheva point d’exprimer sa pensée ; Mariane l’avait comprise, et d’une voix pleine de douceur, elle dit après un instant de silence :

— Madame, vous seriez cruelle d’exiger que votre mari cessât de voir le docteur Gilbert, qui, malgré sa conduite peu régulière, est un homme d’honneur, et de plus un véritable ami, madame… un ami d’enfance !

Mathilde soupira profondément.

— Et moi aussi, dit-elle, moi aussi j’avais une amie d’enfance… Je t’ai parlé souvent, Mariane, de Victorine Darbois… Nous sommes entrées toutes deux le même jour dans la même pension ; et pendant plusieurs années nous fûmes deux compagnes inséparables… Jolie, spirituelle, aimante, elle était bien digne d’être heureuse… Mais elle avait une mère dépravée qui lui donna de mauvais exemples, dans un âge où le cœur est une cire molle qui prend également l’empreinte du bien ou du mal, suivant les mains qui le façonnent ; et quelques années après être sortie de pension, Victorine n’était plus qu’une femme sans mœurs, perdue de réputation, et qu’enfin je ne pouvais plus voir sans exposer la mienne. Tu ne m’accuseras pas d’insensibilité, Mariane, car tu sais que je fis tous mes efforts pour ramener cette pauvre fille à la vertu, mais inutilement… Il fallut donc abandonner Victorine à son malheureux sort… il fallut rompre avec elle à tout jamais ; et pourtant, Mariane, elle m’était chère… mais la réputation d’une femme appartient plus encore à son mari qu’à elle-même… Je n’aurais pu, sans crime, sans outrager Anatole, entretenir clandestinement une plus longue correspondance avec une femme déshonorée !… Fréquenter le vice, Mariane, c’est l’approuver… et, tôt ou tard, on finit par se corrompre dans la société des gens vicieux.

Alors madame de Ranval, toute pleine d’un amer souvenir, laissa tomber dans ses mains sa figure mouillée de larmes ; Mariane aussi pencha sa tête pour pleurer : elles demeurèrent long-temps silencieuses ; et l’on n’entendit plus, à travers leurs soupirs et leurs sanglots, que le bruit monotone de la flamme qui tourbillonnait dans la cheminée, et les plaintes du vent qui gémissait dans les arbres.

Tout à coup on entend quelqu’un descendre précipitamment l’escalier. Mariane relève la tête.

— Madame, dit-elle vivement, c’est votre mari.

Une seconde après la porte s’ouvrit. Anatole entra.


III.


— Ah ! mon Dieu ! comme il paraît agité ! dit Mariane à voix basse ; il est d’une pâleur effrayante, madame !

Mathilde demeura muette de surprise et de saisissement.

En effet, M. de Ranval semblait hors de lui-même ; ses joues étaient blanches comme celles d’un cadavre ; tout son corps tremblait convulsivement ; et son cou sans cravate, ses vêtemens en désordre, ses longs cheveux noirs, qui lui tombaient sur les yeux, son regard fixe et troublé, lui donnaient l’air d’un homme privé de raison.

Mais on aurait pu voir, malgré la pâleur et le bouleversement de ses traits, qu’Anatole avait une belle et noble figure, d’une régularité parfaite, et dont le profil offrait quelque ressemblance avec celui d’Antinoüs,

Anatole était grand et robuste, dans toute la force de la jeunesse et des passions.

Il fit quelques pas dans la chambre, les bras croisés et la tête basse, sans voir madame de Ranval qui le considérait avec un mélange de terreur et d’angoisse.

— Est-ce une illusion ? murmura Anatole en marchant de long en large, j’en frissonne encore !… Mais c’est impossible… j’ai mal vu ?… elle ne demeure pas ici.

— Il parle seul, dit Mariane en se penchant vers sa maîtresse.

— Oui, ce me semble, il parle seul, répondit Mathilde d’une voix altérée.

— C’est une habitude qu’il a toujours eue, madame, mais qui devient plus forte de jour en jour… Sans doute il compose…

— Ah ! ma pauvre Mariane, dit Mathilde en secouant la tête d’un air mélancolique, je n’ai plus l’affection de mon mari !

Anatole venait de se laisser retomber dans un fauteuil, et continuait à parler haut, mais les mots qui sortaient de sa bouche arrivaient trop indistincts à l’oreille de Mathilde pour qu’elle pût les saisir.

— Non, ce n’est pas elle, balbutia Anatole.

— Anatole, mon ami, dit Mathilde avec une douceur craintive, est-ce que tu souffres ?

— Si c’était elle, poursuivit Anatole, elle m’aurait reconnu !…

— Anatole ! reprit Mathilde avec une inflexion de voix suppliante,

— Victorine dans la même maison que moi !… continua M. de Ranval en se prenant le front à deux mains ; non, je me suis trompé… c’est une autre femme qui lui ressemble !… Si en effet c’était elle !… Gilbert n’aurait pas manqué de m’en instruire…

— Mon cher Anatole ! dit Mathilde en haussant un peu la voix. Il ne m’entend pas !… Regarde, Mariane, comme son visage est décomposé !…

Mariane ne répondit à sa maîtresse que par un soupir.

Tout à coup M. de Ranval, qui depuis quelques instans gardait le silence, se lève de son fauteuil, tout effaré, et s’écrie en parcourant la chambre à grands pas :

— Cette infernale image me poursuit partout. Je ne pourrai donc pas m’en débarrasser… Ah ! Gilbert ! Gilbert, tu m’as perdu !

— Que dit-il ?… s’écrie à son tour Mathilde en s’élançant dans les bras d’Anatole.

M. de Ranval demeura un moment immobile et sans parole, à regarder fixement Mathilde comme s’il ne la reconnaissait pas.

Mathilde le tenait toujours embrassé et le couvrait de larmes.

— Ah ! c’est toi, Mathilde ! c’est toi, dit Anatole avec tendresse ; ma bonne amie, je te cherchais !

— Pourquoi n’es-tu pas resté au lit, Anatole ? Tu as besoin de repos !… je ne voulais pas te déranger… Je sais que tu as passé une mauvaise nuit…

— Oh ! oui, bien mauvaise, murmura tristement Anatole. J’aurais voulu te presser contre mon cœur… et tu n’étais pas là !

— Pauvre Anatole, dit Mariane en essuyant une larme.

— Aussi tu travailles trop, cher Anatole, reprit Mathilde en écartant les cheveux qui couvraient le front de son mari, tu finiras par tomber malade… Voilà plusieurs nuits de suite que tu veilles ! Ah ! si nous avions encore la même chambre, Anatole, je ne le laisserais pas veiller si tard.

Mariane s’était approchée d’Anatole ; et lui prenant une main affectueusement, elle lui dit :

— En vérité, ce n’est pas raisonnable, monsieur Anatole !… cette nuit, à deux heures, il y avait encore de la lumière dans votre cabinet, et madame vous a entendu marcher continuellement… Mon Dieu ! vous vous donnerez une fièvre cérébrale.

— Pardonne-moi, chère Mathilde, si j’ai troublé ton sommeil, balbutia M. de Ranval d’un air embarrassé, j’avais quelque chose de très important à finir… et je suis obligé de travailler souvent La nuit… tu le sais bien… car, pendant le jour, cette maison est si bruyante…

— Eh bien ! il faut la quitter, mon ami, dit Mathilde ; nous irons nous loger dans un quartier plus paisible : oui, cette maison a trop de locataires ; c’est un bruit continuel de voitures qui entrent et qui sortent.

Et la chambre de ce pauvre monsieur Anatole est justement sur la cour, ajouta Mariane ; depuis hier surtout, c’est un vacarme abominable ; il arrive à chaque instant des voitures pleines de banquettes, de lustres et de candélabres, pour un grand bal masqué que donne aujourd’hui, je crois, cette dame qui demeure ici depuis quelques jours.

— Quelle est cette dame, Mariane ? demanda M. de Ranval avec un tressaillement.

— Je ne la connais pas, monsieur, répondit Mariane d’un air d’indifférence ; le portier m’a dit comment on la nomme, mais je ne m’en souviens pas… C’est, je crois, un nom comme… Il ne me revient pas…

— N’importe, Mariane, dit madame de Ranval, nous sommes peu curieux de le savoir.

— Au contraire, au contraire, interrompit vivement Anatole, tâche de te rappeler le nom de cette dame, Mariane ; je tiens à le connaître.

— Ah ! j’y suis, monsieur, dit Mariane, c’est madame Villemont. En faisant hier votre chambre à coucher, j’ai aperçu un instant cette dame à une fenêtre qui est en face de la vôtre ; elle m’a regardée avec assez d’attention. C’est une fort belle femme, à ce qu’il m’a semblé, brune, d’une figure italienne…

— Tu ne m’avais pas dit cela, Mariane, interrompit madame de Ranval, dont la physionomie devint tout à coup grave et soucieuse. Ainsi donc cette dame occupe l’appartement de M. de Ronsoff ?…

— Oui, madame, répartit Mariane, et je ne le sais moi-même que depuis avant-hier. Comme cette dame a pris l’appartement tout meublé, il n’y a pas eu d’emménagement, et c’est à peine si l’on a remarqué son entrée dans la maison.

— Est-ce une femme mariée ? demanda M. de Ranval avec une espèce d’hésitation.

— Oui, monsieur, répondit Mariane, je crois me rappeler que le portier me l’a dit.

— Ce n’est pas elle, pensa Anatole.

Et Mathilde, ne pouvant comprendre une pareille curiosité de la part d’Anatole, se disait à elle-même :

— Que lui importe cette femme inconnue ?… Pourquoi ces questions puériles ?… Est-ce pour me donner le change, et me cacher ce qu’il pense ?…

Puis, s’approchant de Mariane, elle lui dit à voix basse :

— Je t’en prie, Mariane, laisse-nous seuls un moment.

Mariane sortit de la chambre sans qu’Anatole s’en aperçût.

Mathilde prit la main d’Anatole qui se laissa conduire machinalement, et l’un et l’autre ils s’assirent sur un canapé.

— Anatole, mon ami, dit madame de Ranval après quelques momens de réflexion et de silence, tu ne me parles pas de notre enfant… Tu as pourtant reçu une lettre de ton père ?

— Oui, Mathilde, répondit Anatole qui parut sortir de la rêverie où il était plongé, je pars aujourd’hui même pour Fontainebleau. Mon père m’annonce que notre enfant ne se porte pas bien.

— Dieu ! s’écria Mathilde en changeant de couleur, montre-moi cette lettre !… Tu n’avais pas dit cela à Mariane.

Et déjà elle avait parcouru des yeux la lettre que venait de lui donner son mari. Le papier tremblait dans sa main, et sa physionomie exprimait l’inquiétude.

— Voilà déjà plusieurs jours qu’il souffre, ce pauvre petit chérubin ! dit-elle avec émotion : il a la fièvre ! tous ces symptômes me paraissent alarmans… Anatole, je partirai avec toi ; je veux soigner moi-même ce cher enfant.

— Non, Mathilde, répondit Anatole en la serrant avec force contre sa poitrine, tu n’es pas en état de m’accompagner : songe que tu es à peine convalescente. Le temps est effroyable, et tu souffrirais beaucoup sur la grande route.

— Mon chéri, je serai près de toi !… Et puis il y a si long-temps que je n’ai embrassé mon fils… Hélas ! je ne suis plus sa mère… une autre que moi le nourrit… je veux le voir !… Anatole, je t’en conjure, laisse-moi t’accompagner !…

— Mais je ne serai que vingt-quatre heures absent, ma chère Mathilde ! après-demain au plus tard je te donnerai des nouvelles de ton enfant. Mais, en vérité, je ne puis te laisser partir : songe qu’il te faudrait passer la nuit en voiture ; et par ce froid, ce serait de la dernière imprudence ! D’ailleurs, ma bonne Mathilde, cette lettre de mon père ne doit pas t’alarmer à ce point ; tu sais qu’il voit toujours les choses en noir et qu’il s’inquiète facilement. Voilà déjà plusieurs fois que notre enfant a de pareils accès de fièvre ; mais Gilbert m’a toujours dit qu’il ne fallait pas nous tourmenter, que c’était une légère fièvre de dentition… et tu sais qu’il ne voit rien de grave dans cet état de langueur où se trouve depuis quelques mois ce cher petit, et qui finira, dit-il, selon toutes les apparences, avec l’hiver.

— Anatole, je t’en supplie, ne me refuse pas cette grâce… je t’assure que j’ai besoin de voir mon enfant !… Et puis du moins je serai quelques heures avec toi, mon chéri… toute seule, sans qu’un étranger se mêle à nos doux épanchemens !… Il y a si long-temps que tu m’as ouvert ton âme !… Hélas ! tu ne le croirais pas, mais par moment je tremble d’avoir perdu ta confiance !… Gilbert est bien heureux, lui… tu ne lui caches rien… il est ton seul ami, le seul dépositaire de tes secrets…

— Mes secrets, Mathilde ! répondit Anatole avec effusion, je n’en ai pas, je n’en ai jamais eu pour toi !… Sans doute, Gilbert est mon ami… je crois qu’il nous porte à tous deux une véritable affection, et qu’il est digne de la mienne… mais sois tranquille, va… Gilbert n’a que la seconde place dans mon cœur… et tu seras toujours pour moi la plus chère des amies… Oui, Mathilde, tu peux me croire… tout ce qu’il y a de tendresse au fond de mon âme est pour toi !…

— Tout ce qu’il y a de tendresse et d’amour, n’est-ce pas, Anatole ? reprit Mathilde avec un accent doux et triste qui vibra douloureusement dans le cœur d’Anatole.

— Est-ce qu’elle douterait de moi ? pensa-t-il.

— Anatole, continua madame de Ranval avec une expression de voix déchirante, tu ne sais pas… j’ai fait cette nuit un bien mauvais rêve… qui m’épouvante encore !… j’ai rêvé que tu ne m’aimais plus…

Anatole poussa un cri.

— Ah ! quelle pensée, Mathilde !…

— Je ne le pense pas, Anatole, reprit-elle avec énergie, autrement je serais déjà morte… Dis, crois-tu que je pourrais vivre un instant sans ton amour ?… Ton amour c’est ma vie, c’est mon sang, c’est mon âme… Il est nécessaire à mon existence comme la rosée aux fleurs, comme l’air à tout ce qui respire… Oui, je suis sûre que tu m’aimes… car je t’aime tant, moi, qu’il serait impossible que tu ne m’aimasses pas !… Depuis que mon cœur est capable d’aimer et de sentir, il n’a battu que pour toi, pour toi seul… il ne renferme qu’une pensée, qu’un nom, qu’une image… c’est toi… toujours toi…

Alors ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et leurs sanglots, leurs larmes se confondirent ; ils souriaient et pleuraient à la fois ; le visage pâle de Mathilde rayonnait de bonheur.

— Enfin, je retrouve Anatole ! s’écriait-elle en l’étouffant de baisers.

— Ô Mathilde, ô ma bien-aimée ! dit M. de Ranval avec une exclamation partie du fond de l’âme, non, il n’est rien d’aussi pur que toi dans la création… Dieu a mis dans ton âme et sur ton visage, beauté, candeur, innocence… il t’a créée parfaite comme ses anges… et je suis devenu poète un jour en te regardant !… Oui, ce peu de génie que les hommes m’accordent, c’est toi qui me l’as donné, Mathilde… il est né de ton souffle !… sans toi je n’eusse été qu’un poète vulgaire… tu es le soleil qui a fécondé mon âme… Ô Mathilde, tu n’as pas oublié que c’est pour toi que j’ai fait mes premiers vers… ils sont pleins de ton nom…

— Oui, cher Anatole, hier encore, avant de m’endormir, je les relisais pour la millième fois, et des larmes de bonheur inondaient mes yeux… Ils me rappelaient de si douces choses, ces beaux vers où tu as mis toute ton âme… Heureuse, heureuse la femme qui les a inspirés !… Et toi, Anatole, les relis-tu de temps en temps ?…

— Je les sais par cœur, Mathilde, répondit Anatole avec un sourire douloureux et contraint. Et dans sa pensée, il ajouta :

— J’étais si pur, quand je les fis.

— Est-ce que je ne t’inspire plus, méchant ? dit madame de Ranval en inclinant sa jolie tête vers Anatole, avec un mélange de tristesse et d’innocente coquetterie ; voilà bien des mois que tu n’as écrit de vers sur mon album… Tu ne veux donc plus m’en adresser ?…

Anatole ne put s’empêcher de baisser les yeux, Il avait horreur de la dissimulation, et plusieurs fois il fut au moment de se jeter aux genoux de Mathilde, de lui demander grâce ; mais il se rappela ce qu’il avait promis au docteur Gilbert, et la crainte de paraître aux yeux de Mathilde plus coupable qu’il n’était arrêta au bord de ses lèvres le secret qui peut-être allait s’en échapper. Il se tut.

— Comme tu es silencieux, Anatole ! dit madame de Ranval d’une voix altérée… Mon Dieu ! tu ne m’écoutes pas… te voilà retombé dans tes rêveries… Ton front est redevenu sombre… on dirait que tu évites mes regards !… Parle-moi franchement… Est-ce que, sans le vouloir, je t’aurais offensé tout à l’heure avec des reproches qui n’étaient pas sérieux ?…

— Toi, Mathilde ? s’écria Anatole avec attendrissement ; toi la plus douce et la plus patiente des créatures ! toi m’avoir offensé ?… Cher ange, depuis que je te connais, jamais une parole amère n’est sortie de ta bouche, jamais ton regard n’a cessé d’être aimable et tendre… Mon front est toujours chargé de nuages, et le tien est toujours resté pur et limpide comme ton âme !… Je t’ai vue toujours pleine de bonté, de calme et de résignation… et j’ai honte d’être aussi peu digne de toi. Ah ! que ferais-je dans ce monde si je ne t’avais pas, Mathilde ? Oh ! pardonne, pardonne !… je suis un être incompréhensible, irrésolu, capricieux… mais tu seras toujours l’objet de mon adoration. Pauvre amie ! souvent tu me crois triste, et je n’ai aucun sujet de l’être ; seulement c’est la faiblesse de ma nature qu’une heure de pensée désorganise… c’est la fatigue de mon cerveau qui, malgré moi, travaille sans cesse !… Parfois je suis prêt à briser ma plume, à laisser là mes livres commencés, à dire un éternel adieu aux arts, à la poésie, pour n’aimer que toi seule et te consacrer toute ma vie, toute mon âme !… Et puis tout à coup des idées de gloire viennent m’assaillir… Ah ! Mathilde, les poètes sont comme les enfans… ils ne savent pas ce qu’ils veulent !… Mélancoliques ou joyeux sans cause, ils sont presque toujours en contradiction avec ce qui les entoure… Mais toi, ô Mathilde ! tu es une femme courageuse, forte et résignée, toujours bonne, toujours aimante… toujours la même !…

— Eh bien ! mon ami, crois-moi, dit madame de Ranval d’une voix tremblante de bonheur, interromps quelques jours ces travaux qui t’épuisent ; va te reposer à la campagne. N’est-ce pas, Anatole, nous partirons tous deux aujourd’hui pour Fontainebleau ? Tu peux bien donner une huitaine de jours à ton père et à ton enfant !… Ce bon M. de Ranval, voilà si long-temps qu’il nous presse de venir !… Nous allons lui causer une délicieuse surprise… Et puis, notre cher petit, nous le verrons à toute heure du jour… car ici je meurs d’inquiétude, maintenant qu’il est malade ! Anatole, nous reviendrons l’un et l’autre mieux portans. C’est un si poétique endroit que Fontainebleau ! Nous pourrons faire encore de ces longues promenades où nous avions tant de choses à nous dire !… On a besoin quelquefois de se retremper au sein de la nature… car dans Paris on ne respire pas !… Les idées s’y fanent comme le visage ! Moi qui aime tant le soleil, c’est à peine si j’en peux voir ici quelques rayons pâles et ternes, qui ne me réchauffent pas… Oh ! je sens qu’une semaine passée à la campagne, entre mon mari et mon enfant, me fera plus de bien que toutes les ordonnances du docteur Gilbert.

— J’y consens, Mathilde, partons ensemble ! s’écrie M. de Ranval avec feu. Dérobons-nous pour quelques jours à cette ville tumultueuse où l’on a tant de peine à trouver le calme et le bonheur !… Maintenant Paris m’est odieux… c’est une mer continuellement agitée, pleine de troubles et de tempêtes ; on n’y peut goûter un seul instant les délices tranquilles de la famille et de l’étude… Tiens, si tu veux, Mathilde, nous irons nous fixer pour toujours à Fontainebleau, auprès de mon père ?… Les plaisirs de Paris sont pour nous des ennuis, des fatigues… il nous faut à nous des voluptés plus douces, moins bruyantes et plus intimes !…

— Anatole, que je suis heureuse de t’entendre parler ainsi !… Être à côté de mon fils… à côté de toi… toujours… et vivre à deux comme autrefois dans le silence et l’oubli des hommes, loin des importuns et des méchans… loin, bien loin des orages politiques… Ah ! je n’ai jamais désiré d’autre bonheur !… Cher Anatole ! voilà bien longtemps que je rêvais une pareille existence… mais alors tu aimais Paris et je n’osais pas te dire à quoi point je le haïssais… j’aurais été cruelle de t’en arracher.

— Oui, fuyons, fuyons, murmura tout bas Anatole, pour rester pur.

— Mais c’est un sacrifice que tu me fais, sans doute, Anatole ?… ce Paris, tu l’aimes peut-être encore ?

— Non, répondit sourdement Anatole, je le déteste ; nous sommes faits tous deux pour vivre à la campagne. Ils sont factices tous les plaisirs que l’on goûte ici. Dans cette ville toute pleine de bruits et de ténèbres, dans ce chaos d’hommes et de pierres, on n’entend nuit et jour que des lamentations, des rires d’impiété, des hurlemens… cris de douleur et de rage, cris de passions mauvaises !… J’ai besoin à présent de me recueillir loin du bruit que font les hommes, et d’entendre ce qu’on entend à toute heure du jour dans les plaines et les montagnes… tous ces murmures de feuilles et d’oiseaux, ces bourdonnemens vagues et indéfinissables, ces mystérieuses harmonies qui sont la voix de la nature et de Dieu !… Alors, Ô Mathilde ! rien ne manquera à ma félicité… tu seras près de moi… notre enfant grandira sous mes yeux… j’aurai mes livres, mes chers livres, que je n’ai pas ouverts depuis si longtemps !… Et mon vieux père au moins ne craindra plus qu’une autre main que la mienne lui ferme les paupières !… Nous aurons quelques amis, deux ou trois seulement… et Gilbert viendra passer, de temps à autre, une semaine de bonheur avec nous.

Au nom de Gilbert, Mathilde ne put retenir un léger mouvement d’impatience, et dit avec un accent mêlé de reproche et de tendresse :

— Est-ce que ton père, ta femme et ton enfant ne te suffisent pas, Anatole ?… M. Gilbert est donc bien nécessaire à ton existence ?

— Tu ne l’aimes pas, Mathilde, et tu es injuste… Si tu savais quels soins dévoués et infatigables cet homme excellent t’a prodigués lorsque tu étais si malade !… Sans lui, Mathilde, je ne te presserais plus maintenant dans mes bras…

Et tout en parlant ainsi, Anatole serrait contre son cœur Mathilde qui l’inondait de caresses, de larmes et de baisers. Cette vive et délicieuse étreinte durait encore, lorsque la porte s’ouvrit, et Mariane annonça le docteur Gilbert.


IV.


— Diable ! diable ! que signifie cela ?… murmura dans ses dents le docteur Gilbert, en voyant les deux époux qui se tenaient encore embrassés ; et sa physionomie sardonique et souriante prit tout à coup une étrange expression de contrariété.

Dès qu’Anatole aperçut le docteur, il tressaillit comme un coupable saisi en flagrant délit ; et ses deux bras, qui entouraient la taille élégante et souple de Mathilde, tombèrent comme paralysés, Mathilde elle-même ne put s’empêcher de baisser la tête par un instinct de pudeur toute féminine, et ses joues blanches comme de l’albâtre se colorèrent d’un léger incarnat.

Le docteur salua madame de Ranval d’une manière gracieuse et dégagée : puis, après avoir mis son chapeau sur le guéridon, il s’approcha d’Anatole et lui donna une poignée de main.

Le docteur Gilbert avait deux ans de plus qu’Anatole ; il était grand, maigre, et singulièrement serré dans son habit, qui lui pressait la taille et faisait saillir la forme de ses hanches, qu’il avait naturellement très proéminentes. Il aurait pu se tenir fort droit, mais il préférait pencher toujours un peu en avant le haut de son corps ; soit par affectation, soit qu’il trouvât cette altitude plus commode et moins fatigante pour sa colonne vertébrale, qu’une jeunesse orageuse avait considérablement affaiblie, Sa figure était d’une régularité presque napoléonienne, son nez aquilin, ses yeux noirs et perçans ; mais ses lèvres fines et minces, dont les coins étaient presque toujours relevés par un sourire indéfinissable, avaient quelque chose de répulsif et de glacial. Quoiqu’il eût à peine vingt-neuf ans, on pouvait déjà remarquer sur son front quelques rides précoces et deux cercles bleuâtres à l’entour de ses yeux : sa chevelure, autrefois d’un noir d’ébène, commençait à s’argenter sur le devant de la tête, et les tempes étaient presque dégarnies ; ses joues étaient pâles et sans animation, mais ses grandes prunelles, pleines de vie et de feu, brillaient par moment comme les yeux d’un aigle.

Sa mise coquette et recherchée, ses mains d’une excessive blancheur et soignées comme celles d’une petite maîtresse, annonçaient un homme jaloux de plaire, et toute sa personne exhalait un parfum d’élégance qui contrastait d’une manière frappante avec le costume incomplet et négligé d’Anatole,

Le docteur Gilbert était certainement un homme d’esprit ; mais il avait surtout le précieux talent de se faire valoir, et se retranchait souvent dans une importante et grave taciturnité lorsqu’il n’avait rien à dire, ou lorsqu’il ne voulait pas se mêler à la conversation de gens véritablement instruits, dont les moindres questions auraient pu l’embarrasser : alors il passait aux yeux du monde pour un génie d’une trempe supérieure, pour un philosophe, un penseur profond ; son œil étincelait d’une flamme plus vive ; il se mordait les lèvres en imprimant à sa tête une espèce de balancement convulsif, et se frottait les mains l’une contre l’autre pendant des heures entières sans prononcer une seule parole. Il n’avait pas embrassé la médecine par goût, mais par calcul ; et considérant cette profession comme un excellent moyen pour réussir auprès des femmes les plus scrupuleuses et le mieux surveillées, il l’avait préférée à toutes les autres, et l’exerçait déjà avec assez de distinction. Sa clientèle, qui devenait de jour en jour plus considérable, ne comptait pas un très grand nombre de gens riches, mais, en revanche, elle se composait des plus jolies femmes de Paris ; le docteur Gilbert était l’Esculape des danseuses de l’Opéra et des femmes entretenues les plus fringantes de la Chaussée-d’Antin ; et ces dames, enchantées d’avoir un docteur aussi galant, aussi aimable, lui payaient presque toujours, sans marchander, les honoraires qu’il exigeait d’elles. Toutefois, M. Gilbert ne se contentait pas d’être médecin, il écrivait de temps en temps quelques vaudevilles assez égrillards qu’il faisait jouer le plus facilement du monde, grâce à l’empire qu’il avait su prendre sur deux ou trois directeurs de théâtre, qui ne mettaient pas tous les jours l’orthographe ; doué d’un magnétisme de regard inconcevable, d’un amour-propre immense et d’un aplomb merveilleux, il n’avait pas la moindre peine à persuader à ces bonnes gens que chacune de ses pièces était un chef-d’œuvre, qui ne pouvait manquer d’emplir leur caisse vide. Le docteur Gilbert était un de ces mortels privilégiés qui réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent : il excellait à jeter de la poudre aux yeux. Les femmes en raffolaient ; et, certainement, s’il avait eu soin depuis l’âge de vingt ans d’enregistrer toutes ses maîtresses, sa liste n’eût guère été moins longue que celle de don Juan.

— Vous ne m’attendiez pas sans doute de si bonne heure, madame ? dit Gilbert en jetant un coup d’œil observateur et furtif sur le canapé dont les coussins étaient foulés.

— Il est vrai, monsieur, répondit Mathilde avec une politesse froide et réservée ; je présume que vous avez quelque chose à dire en particulier à mon mari ?… Je vous laisse.

Et madame de Ranval fit quelques pas vers la porte après avoir salué le docteur.

— De grâce, madame, demeurez ! dit celui-ci d’un air mélancolique et suppliant, c’est pour vous absolument que je viens…

Puis, se tournant vers Anatole, il lui demanda d’un accent plein d’intérêt comment madame de Ranval avait passé la nuit.

— Assez bien, je présume, Gilbert, répondit Anatole ; mais pourquoi ne lui adresses-tu pas à elle-même cette question ?

— Ah ! c’est que madame ne veut jamais être malade, reprit Gilbert avec un sourire équivoque ; elle a peur sans doute de mes ordonnances… car jamais elle ne veut me dire quand elle souffre ; il faut que je le devine. Oui, Anatole, madame se laisserait plutôt mourir, que de m’envoyer chercher. Heureusement que je n’attends pas qu’on m’appelle.

— En vérité, monsieur, répondit Mathilde qui ne put s’empêcher de baisser les yeux devant le regard fixe et pénétrant du médecin, j’aurais honte la plupart du temps de vous déranger pour une migraine et de légères indispositions qui ne m’inquiètent nullement ; sans être malade, je ne suis jamais complètement bien ; mais, après le choc qu’elle a reçu, ma santé ne peut se remettre que petit à petit ; et si vous n’aviez pas l’extrême attention de venir aussi fréquemment, je crois que je prendrais mon mal en patience sans vous en importuner.

Il y avait dans l’accent de Mathilde une certaine aigreur qui n’était pas naturelle à sa voix, toujours douce et bienveillante ; le docteur n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et, saluant madame de Ranval avec un sourire aimable et galant, comme pour la remercier des paroles obligeantes qu’elle venait de prononcer, il lui dit en appuyant sur chaque mot :

— Oui, madame, je sais que vous êtes patiente et courageuse, et que vous savez souffrir sans vous plaindre ; mais si vous n’êtes jamais inquiète de votre santé, vos amis le sont pour vous, madame… À vrai dire, hier soir en vous quittant, j’étais un peu tourmenté ; je vous avais laissée avec un commencement de fièvre, vous toussiez beaucoup, et je craignais presque une rechute…

— Je vous remercie, monsieur, de l’intérêt que vous prenez à ma santé, répondit Mathilde avec une légère inclinaison de tête.

— Ah ! madame, je ne puis vous cacher qu’elle est encore bien chancelante… elle a reçu dernièrement une rude atteinte, et sans une extrême prudence, sans les plus grands ménagemens, elle aurait infiniment de peine à se rétablir.

— Mon cher Gilbert, dit Anatole en s’arrachant à la préoccupation qui déjà recommençait à s’emparer de lui, ne penses-tu pas comme moi que l’air de la campagne et le déplacement pourraient faire du bien à Mathilde ? Nous avons l’intention d’aller passer une huitaine de jours à Fontainebleau, chez mon père ; nous comptons même partir ce soir.

La physionomie du médecin se rembrunit tout à coup singulièrement ; il fronça un instant le sourcil, et croisant les bras d’un air doctoral et sévère :

— Partir ce soir ?… répondit-il en hochant la tête, partir ce soir ?… Ah ça ! mais parles-tu sérieusement, Anatole ?… Par le plus horrible temps du monde, par un froid de dix degrés, faire voyager la femme, faible et souffrante comme elle est encore ?… Oh ! tu as perdu l’esprit, ou bien tu plaisantes.

— Non, docteur, répartit madame de Ranval d’un ton ferme et résolu, rien n’est plus sérieux ; nous partirons aujourd’hui pour Fontainebleau. L’air humide et lourd de Paris ne me convient pas, et je sens que la campagne est indispensable pour me rétablir.

— Mais c’est impossible, madame ! répliqua le docteur d’une voix altérée ; y songez-vous ? Partir, faire un voyage dans l’état où vous êtes…

— Un voyage ! oh ! docteur, vous plaisantez… quinze lieues, vous appelez cela un voyage ?

— Ma chère Mathilde, dit Anatole avec une expression caressante, puisque Gilbert ne te conseille pas de partir, il faut remettre ton voyage. En effet, ma bonne amie, le temps est abominable, et je n’y pensais pas… Tiens, regarde, il tombe de la neige, le vent plie en deux les arbres.

— En conscience, madame, reprit le docteur Gilbert avec gravité, vous ne pouvez songer à vous mettre en route avant la fin de l’hiver ; je ne répondrais pas des suites d’une pareille imprudence.

— Vous cherchez à m’effrayer, docteur, répliqua madame de Ranval en souriant d’une manière contrainte ; mais je n’en partirai pas moins ! Je me sens la force d’entreprendre ce petit voyage, et je puis vous assurer que je ne suis pas si faible et si malade que vous voulez me le faire croire.

La figure du médecin trahissait une inquiétude visible : il se mordait les lèvres avec impatience, et sa voix devenait de plus en plus agitée.

— Eh bien ! madame, puisque vous ne voulez pas suivre les conseils de votre médecin, dit-il avec tristesse, je me tairai ; mais c’est en ami que je vous parle à présent !… mes conseils, madame, sont des prières… Je vous en conjure, ne partez pas aujourd’hui !… Attendez une quinzaine de jours encore !… peut-être le temps sera-t-il plus favorable, le froid moins vif ; en tout cas, vous aurez plus de force pour supporter la fatigue de la route… Mais enfin, quel intérêt si puissant vous oblige de partir aujourd’hui même ? Rien, madame, absolument rien. Je concevrais tout au plus une semblable résolution si votre enfant était gravement malade… car une mère ne réfléchit pas !… elle sacrifierait sa vie pour sauver celle de son enfant !… Mais vous n’avez pas une excuse pareille, madame ; la santé de votre fils ne vous donne aucun sujet d’inquiétude…

— Au contraire, monsieur, je suis inquiète, très inquiète, et c’est ce qui me décide à partir. Mon pauvre enfant est malade !…

Le docteur Gilbert, qui ne s’attendait pas à cette réponse, demeura un instant frappé de stupeur ; mais son trouble ne fut pas de longue durée.

— C’est M. de Ranval qui vous écrit sans doute, madame ? reprit le médecin.

— Oui, monsieur, répondit Mathilde.

— Tiens, Gilbert, dit Anatole en tirant de sa poche la lettre qu’il avait reçue le matin, et la présentant toute déployée au docteur, lis cette lettre de mon père.

Et pendant que le docteur lisait tout bas, et qu’Anatole observait silencieusement la physionomie de Gilbert, madame de Ranval sonna sa femme de chambre.

— Vous m’appelez, madame ? dit Mariane en entrant dans le salon.

— Mariane, nous partons ce soir pour Fontainebleau, Anatole et moi, dit Mathilde en élevant la voix comme à dessein : viens dans ma chambre préparer avec moi ce qui m’est nécessaire pour un voyage de huit ou quinze jours : tu nous accompagneras.

— De tout mon cœur, madame ! répartit Mariane avec une exclamation de joie. Je verrai donc notre joli petit ange !

— Quoi ! madame, s’écria le docteur avec un ton de reproche affectueux, mes conseils, mes prières, mes supplications, ne peuvent donc rien sur vous ? Mais cette lettre qui vous paraît si effrayante, je vous jure qu’elle n’a rien d’alarmant ! Si votre fils courait vraiment quelques dangers, je ne vous retiendrais pas, madame… Mais vous seriez coupable de compromettre votre santé, quand rien ne vous y oblige. Anatole, tu connais ton père ; il n’a pas la moindre notion de médecine, et tu l’as vu mille fois s’inquiéter pour des bagatelles ; un rhume, un mal de tête, l’épouvantent ; il ne rêve que fluxions de poitrine et fièvres cérébrales. Vous pouvez m’en croire, votre enfant n’est sans doute plus malade au moment où je parle ; ce n’était qu’un léger mouvement de fièvre causé par la dentition ; mais, d’après cette lettre, je ne vois aucun symptôme grave. Toi, Anatole, pour tranquilliser ta femme, tu peux aller passer vingt-quatre heures à Fontainebleau ; encore, est-ce parfaitement inutile, car je te prédis que si tu veux patienter jusqu’à demain, tu recevras de ton père des nouvelles tout à fait rassurantes… Mais laisser partir madame de Ranval aujourd’hui, par un temps pareil, ce serait une folie impardonnable, et tu pourrais t’en repentir toute la nuit.

— Tu l’entends, Mathilde ? dit Anatole d’une voix presque suppliante, sois raisonnable ; reste ici. Je partirai seul.

— Non, je veux t’accompagner, Anatole, répondit-elle d’un accent ferme et doux à la fois. Ne fût-ce que pour embrasser mon enfant, et repartir à l’instant même !… Il souffre, il a besoin de moi… C’est un devoir de mère, et je le remplirai !…

— Mais si tu ne peux remplir ce devoir sans compromettre ta santé, Mathilde ?… reprit M. de Ranval

— Madame, vous êtes mère, dit le docteur d’un air morne et solennel ; vous vous devez à votre enfant ; mais vous devez quelque chose aussi à votre époux !… Je vous répète, madame, que vous ne pouvez partir… Au nom de l’amitié, madame, au nom de tout ce qui vous aime, restez !… oh ! restez !

— Docteur, vous m’avez séparée de mon enfant, dit madame de Ranval en secouant la tête avec tristesse ; vous ne m’avez pas permis de le nourrir… et comme si ce n’était pas encore assez de m’ôter mon fils, vous avez voulu qu’il fût placé bien loin de moi… à quinze lieues de sa pauvre mère qui ne peut pas même aller l’embrasser !… Mais c’en est trop ! je vous le déclare… dussé-je tomber malade en arrivant !… dussé-je mourir, je veux presser aujourd’hui mon enfant sur mon cœur !…

Puis se tournant vers Mariane :

— Viens, Mariane, continua-t-elle avec une étrange émotion, suis-moi dans ma chambre : je vais faire mes préparatifs.

Elle salua froidement le docteur, et sortit du salon.


V.


Le docteur Gilbert demeura quelque temps comme étourdi : il connaissait fort bien le caractère mâle et décidé de Mathilde, mais il ne l’avait jamais vue aussi ferme dans une résolution ; et c’était la première fois qu’elle se montrait rebelle a l’autorité du médecin.

— Patience ! patience ! pensait Gilbert en regardant la porte qui venait de se refermer ; elle n’est pas encore partie !

— Sois tranquille, Gilbert, dit Anatole en lui prenant une main qu’il serra affectueusement dans les siennes ; elle entendra raison tout à l’heure… Tu connais Mathilde, elle est très vive, mais elle se laisse facilement persuader. Je t’assure qu’elle restera.

— Je l’espère, Anatole ! répondit Gilbert d’un ton soucieux : maintenant que nous sommes seuls, je puis te parler sans réserve, sans périphrase, Je ne réponds plus de ta femme, si elle persiste à vouloir faire ce voyage !

Anatole devint pâle comme un mort :

— Grand Dieu ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que dis-tu, Gilbert ?… sa vie est donc toujours en danger ?

— Toujours, mon pauvre ami !… Je n’ai pas dit devant elle ce que je pense… mais je suis loin encore d’être sans inquiétudes !… Ta pauvre femme a la poitrine faible, bien faible… et son accouchement a pensé lui être fatal !… L’hiver est très vif, très humide ; et c’est du froid surtout qu’elle doit chercher à se garantir.

— Et tu crois Gilbert, qu’un aussi court voyage pourrait avoir de funestes conséquences pour Mathilde ?

— Il serait mortel ! répartit le médecin d’une voix sombre. Mais encore une fois, Anatole, il y lui est absolument inutile d’aller à Fontainebleau ; son enfant n’a qu’une légère indisposition. Je t’engage même à ne pas te déranger : le temps est effroyable, et c’est te fatiguer, te rendre malade, sans aucune nécessité ! D’ailleurs, Anatole, poursuivit-il d’un air mystérieux, je compte sur toi ce soir… je veux te mener quelque part… il faut absolument que tu m’accompagnes.

— Où donc, Gilbert ? demanda M. de Ranval qui frémit involontairement.

— Je vais te conter cela, mon cher, dit le médecin ; mais asseyons-nous un peu sur ce canapé : nous serons beaucoup plus à l’aise pour causer.

Quand ils furent assis l’un à côté de l’autre, Gilbert se pencha, en souriant, à l’oreille d’Anatole, dont la physionomie s’altéra visiblement.

— Non, Gilbert, non, répliqua celui-ci d’un accent profondément ému, je n’irai pas, tu sais que j’ai pour le bal une espèce d’antipathie… tous ces plaisirs-là ne sont pas de mon goût. J’aime le coin du feu, moi, les causeries de famille, le calme et le silence… Toutes ces folles joies me fatiguent, m’attristent…

— Mais je te répète que c’est chez une femme charmante, continua le docteur, chez une femme plus belle, plus élégante et voluptueuse que Cléopâtre ! Toi qui n’as jamais vu de bal masqué, l’occasion est excellente ! celui-ci n’aura pas son pareil en magnificence. Toutes les notabilités artistiques et littéraires de l’époque, tout ce qu’il y a de plus fameux à Paris, peintres, actrices, musiciens, se trouveront réunis comme par enchantement sous la baguette d’une adorable magicienne que je puis te nommer…

— Non, Gilbert, interrompit Anatole avec feu, ne me la nomme pas !… c’est inutile… je ne veux pas aller à ce bal !

— Que diable ! Anatole, tu es comme un sauvage de l’Amérique du sud… on a toutes les peines du monde à te faire sortir de ta hutte !… Il te faut cependant, par-ci par-là, quelques distractions ! depuis trois ans que tu es marié, mon pauvre garçon, tu es enterré tout vif dans ton ménage, et je voudrais t’arracher du sépulcre, pendant que ton cœur n’a pas encore entièrement cessé de battre ! Tu sens bien qu’on ne peut pas toujours rester au coin du feu, en tête-à-tête avec sa femme, fût-elle plus jolie que Vénus. Un homme, un poète surtout, a besoin de connaître le monde, et pour le connaître il faut le voir. Tu as du génie, je le veux bien ; j’admire autant que personne tes vers et ta prose : tout ce qui sort de ta plume est brûlant et passionné ; mais je suis obligé d’avouer avec la critique, mon cher Anatole, qu’il y a dans tes ouvrages une ignorance complète de la société.

— La société, Gilbert ?… eh ! qu’ai-je besoin de la connaître ? le peu que j’en ai vu m’a dégoûté ; c’est un ignoble chaos de préjugés mesquins et de vices ridicules qui font hausser les épaules à tout homme qui pense ! Qu’ai-je besoin, dis-moi, d’aller étudier le monde dans les salons ?… Et d’ailleurs est-ce là qu’on peut le connaître ? on n’en voit que l’épiderme ! Là tout est faux ! tous les sourires, tous les regards sont composés !… Crois-moi, Gilbert, il connaîtrait bien peu le monde, celui qui ne l’aurait appris que dans les bals ; il jugerait du visage par le masque, de l’acteur par le rôle !… Le monde, comme tu l’entends, n’est qu’un théâtre subalterne où d’insipides comédiens, plus ou moins mal déguisés, viennent mentir un instant et jouer leurs personnages !… Mais, théâtre pour théâtre, j’aime mieux les autres… Ils sont moins faux, moins ennuyeux, moins uniformes. Va, ce n’est pas dans les bals, dans les cercles frivoles que je veux étudier le cœur humain ; c’est dans la vie commune, c’est dans l’intimité !…

— Je suis parfaitement de ton avis, Anatole ; mais pour arriver à cette intimité, il faut d’abord se produire dans les salons, montrer qu’on existe, prendre enfin dans le monde une espèce d’extrait de naissance. Moi, mon cher, qui, Dieu merci ! connais à fond le cœur humain, voilà pourtant comme j’ai commencé toutes mes intrigues, toutes mes liaisons avec les femmes les plus inexpugnables de la capitale !… et voilà comme je voudrais te faire débuter… d’abord par ces conversations vagues et presque insignifiantes qu’on engage avec les femmes pour les étudier, pour faire sur elles quelques expériences préliminaires ; et petit à petit les idées prennent une forme plus nette, plus intelligible… On risque adroitement quelques mots… Enfin les yeux parlent… on est compris, et bientôt la divinité vous admet dans son sanctuaire, loin des profanes… en secret, et…

— Mais tu sais qu’une vie d’intrigues et de débauches me répugne ! interrompit Anatole avec vivacité. Je ne suis point de ces jeunes gens qui se font un jeu de l’adultère !… Le mariage est une chose sainte que je respecte !… et je ne tromperai jamais personne… car si on me trompait !… Gilbert, qu’irais-je faire dans le monde ?… où trouverais-je une femme que je pourrais aimer autant que Mathilde ?

Gilbert regarda son ami avec un sourire inexplicable ; et se frottant les mains comme d’habitude, remuant la tête d’une étrange manière, il lui dit :

— Mon pauvre Anatole, il faut avouer que tu ressembles furieusement à un Parisien qui ne serait jamais sorti de son faubourg, et qui soutiendrait que Paris est la plus belle ville du monde. En conscience, mon garçon, tu me permettras de te dire que c’est parler un peu comme un aveugle des couleurs. Certes, tu as une femme ravissante, pleine d’esprit et de grâces !… Je conviendrai même avec toi que c’est une femme supérieure, d’une beauté peu commune ; mais enfin c’est ta femme, mon cher !… Il faut que jeunesse se passe, comme dit le plus sensé des proverbes : songe que tu n’as guères plus de vingt-six ans !… Qu’elle soit toujours ta meilleure amie, je l’approuve ! mais que diantre aussi, tu t’es marié trop jeune ; beaucoup trop jeune !… Tu ne connais pas le monde, mon pauvre Anatole, je te le répète pour la centième fois ; tu ne sais pas même ce que c’est qu’une femme !… Chose qu’un écolier de troisième doit savoir comme son Virgile… Non, non, tu as beau secouer la tête et hausser les épaules tu ne connais pas les femmes, ou, si tu aimes mieux, tu n’en connais qu’une seule !… ta femme, ta femme légitime !… Et comme tu sais, tout aussi bien que moi, le lit conjugal est le tombeau de l’amour !

— Moi, Gilbert, je ne partage pas ton horrible opinion !… elle est désespérante, et flétrit l’âme !… Dieu merci ! je ne suis pas encore désenchanté et vieux de cœur comme toi !… Pourquoi veux-tu détruire ce qui me reste encore de consolantes illusions ?… Mathilde m’est chère comme au premier jour… Elle me paraît plus belle, plus adorable encore peut-être… Je l’aime, et je me sens capable de l’aimer jusque mon dernier soupir !

— Eh ! qui l’empêche de l’aimer, Anatole ? répliqua froidement le docteur ; seulement, il faut que ton amour change un peu de nature et se transforme en un sentiment plus doux et moins périssable… Je te l’ai déjà dit, Anatole, si tu aimes véritablement ta femme, et si tu veux la conserver, ajouta-t-il avec une inflexion de voix significative, elle ne doit plus être désormais pour toi qu’une amie, qu’une sœur !… Et pourtant, lorsqu’on a ton âge, Anatole, il faut quelque chose de plus a un cœur de feu comme celui qui bat dans ta poitrine !… Je te connais, tu as des passions brûlantes !… le sang qui bout dans tes veines n’a pas été appauvri comme le mien par l’excès des voluptés ; tu es un homme exubérant de jeunesse et de sève !… et je sais combien tu souffres quand une femme élégante et belle te regarde, et quels frissons étranges parcourent tes os quand sa robe t’effleure en passant !… Anatole, c’est dans ton intérêt que je parle… c’est uniquement par amitié… car, dis-moi, qu’est-ce qu’il m’en reviendrait, je te prie, quand tu aurais une maîtresse… Mais tu souffres et j’ai pitié de toi !… Franchement, tu me fais de la peine !… Beau, jeune, aimé, recherché partout, quand tu pourrais avoir de si glorieux succès dans le monde, parmi les plus délicieuses femmes de Paris, n’est-ce pas une honte de t’ensevelir, comme un vieillard, dans ton ménage, et de laisser faner misérablement ton cœur, ta jeunesse et ta poésie ?…

— Oh ! laisse-moi, laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se levant, tout hors de lui, du canapé où le médecin voulait le retenir ; laisse-moi ! tu n’as déjà que trop abusé de ma faiblesse !… Je n’aurais jamais dû suivre tes pernicieux conseils !… mais, grâce à Dieu, je ne sais pas encore !… il est toujours temps de ne pas commettre un crime !… Pauvre Mathilde elle doute à présent de mon amour… elle ne sait pas à quoi attribuer ma froideur !… Elle ne sait pas que tu m’as défendu de l’aimer !

— Je ne t’ai rien défendu, Anatole !… je t’ai parlé en ami, en médecin. Je n’ai pas cru devoir te cacher la vérité, quoiqu’elle fût triste ! Je t’ai dit que si Mathilde devenait une seconde fois mère, sa nature faible et souffrante ne pourrait jamais supporter les fatigues et les douleurs de l’enfantement. Ta femme est d’une complexion très délicate : son âme seule est forte et disproportionnée avec une enveloppe aussi frêle, aussi débile… L’esprit chez elle tue le corps ! — Voilà tout ce que je t’ai dit, Anatole ; et, je le répète… la moindre imprudence ; le moindre écart du régime, et c’est une femme perdue ! Réponds, que devais-je faire ?… ai-je eu tort de t’ouvrir les yeux sur les dangers qui menaçaient Mathilde ?… Devais-je donc la laisser mourir ?…

— Non, cher ami, non, je suis injuste ! répondit Anatole avec un profond soupir, en serrant Gilbert contre la poitrine ; tu as fait ce que tu devais faire… tu as rempli dignement ta double mission de médecin et d’ami !… Mais, je l’en conjure, permets-moi de tout dire à Mathilde !… qu’elle sache au moins que je l’aime toujours, que je l’ai jamais plus aimée !… et que cette froideur, cette indifférence affectée qu’elle me reproche, n’est qu’un dévoûment, un effort sublime de tendresse et d’amour !…

— Eh ! mon cher Anatole, interrompit le docteur avec une exclamation d’impatience, es-tu fou ?… où diable as-tu la tête ?… Quoi ! tu voudrais faire une pareille confidence à ta femme, quand au contraire son genre de maladie, qui est tout nerveux, exige la plus grande tranquillité d’esprit. Tu sais comme la moindre chose fait travailler son imagination ! elle se croirait tout de suite perdue sans ressource, poitrinaire, atteinte d’un anévrisme au cœur !… et que sais-je ?… peut-être alors, mon pauvre ami, l’inquiétude et la préoccupation développeraient en elle une maladie grave… dont elle a le germe, et que je parviendrai, j’espère, à détruire… Alors, Anatole, continua-t-il d’un air morne, il n’y aurait plus de guérison possible !

— Eh bien ! j’y consens, Gilbert !… elle ignorera tout !… Puisqu’il y va de sa vie peut-être, j’aime mieux qu’elle me croie ingrat, infidèle… j’aurai pour moi ma conscience !… Oui, Gilbert, au lieu de trahir Mathilde, je vais redoubler au contraire de soins, d’affection, de tendresse pour cette divine créature !… Mon amour dépouillera tout ce qu’il peut avoir encore de terrestre ! Ce ne sera plus qu’une flamme subtile et pure, émanée de l’âme ; un feu céleste, immatériel comme l’amour des anges !…

Et le regard d’Anatole rayonnait d’une étrange lumière ; une expression de joie ineffable éclairait doucement son visage ; et son front large et haut, dont ses cheveux noirs faisaient mieux ressortir l’éclatante blancheur, était plein de religion, d’innocence et de poésie. Mais Anatole fut soudain interrompu dans son extase par un éclat de rire sardonique et forcé.

— Hé ! Hé ! mon cher poète, dit le médecin en lui frappant sur l’épaule, tout cela est bel et bon dans tes odes, mais, en réalité, c’est tout autre chose !… Que diable me parles-tu de l’amour des anges ?… Rien n’est plus fade !… et toi qui as lu Thomas Mobre, je ne te conçois pas, de vouloir aimer de cette manière-là. Crois-moi, cher Anatole, tu n’es pas un ange, et je t’en fais mon compliment ! Si tu n’étais qu’une substance éthérée, impalpable, ne mangeant pas, ne buvant pas, de la nature enfin des brouillards ou de la fumée, je concevrais parfaitement qu’un amour angélique pût te suffire ! mais tu es un homme, Anatole, un homme de génie, j’en conviens, mais pétri du même limon que nous ; ta nature ne diffère pas de la nôtre !… l’âme n’est pas tout chez toi… il ne faut pas oublier le corps. Et comment feras-tu pour étouffer sans cesse cette voix de la chair et du sang, ce vautour qui a faim et qu’il faut apaiser ?… Crois-tu donc qu’à ton âge on puisse vivre sans amour ?… sans répandre au dehors cette luxuriance de jeunesse et d’âme qui s’amasse et fermente en nous ? Non, tu livreras inutilement de longs et cruels combats à tes passions, et tu finiras toujours par être vaincu !… tu ne réussiras, malheureux jeune homme, après tant de luttes, qu’à étouffer ton génie, glacer ta verve, décolorer ton imagination, et devenir peut-être un Boileau Despréaux ! Crois-moi, j’ai de l’expérience. Anatole… l’abstinence et la mortification sont mortelles au poète ! Racine doit la moitié de son génie à la Champmeslé. Et tu parles de renoncer à l’amour, toi jeune homme au tempérament volcanique !… Au moins, si tu allais t’enfermer dans cloître, à la Trappe, les austérités du jeûne et la glace du nénuphar attiédiraient un peu le sang qui brûle dans tes veines ! mais dans le monde, à Paris, tu ne peux faire un pas, tu ne peux lever les yeux sans voir partout la volupté qui t’appelle, sans voir sourire un visage de femme qui porte le trouble et le délire dans tes sens vierges !…

— Tu as raison, Gilbert, dit Anatole avec force ; aussi je veux quitter Paris !… il faut pour mes yeux des images plus douces, moins enivrantes !… J’ai résolu d’aller vivre à Fontainebleau avec Mathilde, auprès de mon père et de mon enfant.

— À Fontainebleau ?… répartit Gilbert avec un ricanement plein d’amertume et de sarcasme ; ah ! ah ! ah ! beau projet, ma foi ! je t’en fais mon compliment !… c’est ta femme qui t’a donné cette admirable idée-là ?… Eh ! que diantre iras-tu faire en province, mon ami !… la province et toi, vous êtes les deux antipodes !… Mon pauvre Anatole, je ne te donne pas deux mois pour être un homme mort et enterré ! Mais, au nom du ciel ! parlons un peu raison… Tu connais parfaitement ton père : c’est le plus excellent des mortels, la crème du genre humain… il a toutes sortes de qualités que j’estime singulièrement… mais nous pouvons avouer que la société d’un homme de son âge n’est pas trop récréative ; il ne voit absolument que M.  le curé et une vielle dévote, qui viennent tous les soirs faire sa partie de piquet !… Dis, Anatole, où trouveras-tu des idées neuves à Fontainebleau ?… à quoi te servira d’avoir du génie et d’être poète ?… tu sécheras sur pied, comme ces pauvres fleurs qui ne voient pas le soleil !…

— Au contraire ! interrompit Anatole avec exaltation ; je verrai le soleil dans toute sa magnificence, la nature dans toute sa grandeur et sa beauté ! Dieu rayonnera sans voile autour de moi !… et j’entendrai plus distinctement la voix de mon âme, quand le roulis de cette ville immense et discordante ne t’étouffera plus !

— À merveille, dit gravement le docteur ; mais, mon cher, un poète n’a pas toujours à décrire des levers et des couchers de soleil, des arbres, des paysages !… tout cela était bon sous le règne de l’abbé Delille. Mais aujourd’hui, il faut peindre, avant tout, le cœur humain, qui n’est pas moins riche en nuances que le monde extérieur, et qui a ses effets de lumière et d’ombre comme les forêts, les montagnes et les nuages. Et ce qu’il faut mettre sur le premier rang du tableau, c’est la femme !… la femme, ce mot délicieux qui résume toutes les voluptés !… cette perle de la création ! ce chef-d’œuvre où le grand ouvrir s’est surpassé lui-même ! Mais la femme comme je l’entends, Anatole, n’existe que dans les grandes villes : en province, la nature humaine est effroyablement rabougrie au physique et au moral. Toi, surtout, qui as le sentiment des formes, de l’élégance et de la beauté artistiques, tu n’auras devant les yeux, à Fontainebleau, que des femmes laides, communes, disgracieuses, qui te sembleront des caricatures, lorsque tu les compareras dans ta pensée à cette Victorine…

— Arrête ! arrête ! s’écrie impétueusement Anatole, qui frissonnait de tout son corps. Au nom de Dieu, ne me parle pas d’elle !… Je veux l’oublier !… je veux la fuir !…

— Et pourquoi donc, Anatole ?… N’est-ce pas une femme attrayante ? Où trouver de plus beaux yeux, de plus belles dents, une taille plus fine et plus voluptueuse ? C’est une sylphide pour la grâce et l’élégance ! il y a dans tous ses mouvemens, dans toutes ses poses, dans toutes ses manières, un charme, une poésie indéfinissables !… La délicieuse créature ! Voilà une femme comme les aimait lord Bryon, une beauté chaude et méridionale !… un magnifique sujet d’étude !…

— Par pitié, par pitié ! Gilbert, tais-toi… Ah ! pourquoi l’ai-je vue !… son image à présent me poursuit partout !… son regard de feu brûle encore mon sang !… le jour, elle occupe mes pensées, la nuit, mes rêves !… Ah ! Gilbert, tu n’es pas mon véritable ami !… Pourquoi es-tu venu troubler ma vie tranquille et pure ?… pourquoi as-tu glissé dans mon cœur cette exécrable idée qu’on pouvait sans crime aimer autre que sa femme ?… Ah ! Gilbert ! pourquoi m’as-tu fait voir cette belle et dangereuse créature ?…

— Ne t’en défends plus, Anatole ! dit le docteur en le serrant dans ses bras affectueusement : tu aimes Victorine… et tu n’oses pas m’ouvrir ton âme, à moi, ton plus ancien, ton plus fidèle ami !…

Anatole, épuisé d’émotion, se laissa tomber sur un fauteuil ; il demeura quelques momens taciturne et rêveur, puis, tendant la main à Gilbert avec tendresse, il lui dit d’une voix émue :

— Oui, tu as droit à ma confiance !… tu es mon meilleur ami, et je vais le parler franchement. J’ai peur que cette femme ne me devienne fatale !…

— Ainsi tu l’aimes ?… demanda le docteur avec un éclair de joie dans le regard.

— Ce n’est pas encore de l’amour peut-être, Gilbert !… mais il faut que je m’éloigne !… il faut, si tu es vraiment mon ami, que tu ne prononces jamais son nom devant moi !

— Soit, mon cher, répartit le médecin d’un air indifférent ; mais tu me permettras au moins de te dire, en qualité de vieil ami, que tu es un original, un vrai sauvage, et que tu n’es pas un modèle de galanterie avec les femmes qui veulent bien te montrer quelques préférences. Comment ! après avoir été si bien reçu par Victorine Dubreuil, après lui avoir fait la cour, ou, si tu aimes mieux, un cours de morale, qu’elle écoutait, l’adorable femme, avec une patience angélique, voilà que tout à coup sans raison, sans prétexte, tu disparais de chez elle pour ne plus revenir. Passe encore, si tu avais été dans la situation critique de Joseph chez madame Putiphar ; mais tu n’avais rien à craindre de pareil… Victorine n’aime que les gens de bonne volonté. Mais parlons sérieusement, Anatole, Victorine est une femme pleine de noblesse et d’élévation dans les sentimens, malgré sa conduite un peu légère ; et ton brusque abandon l’a bien douloureusement affectée. Elle méritait plus d’égards, Anatole ! Quoi ! depuis trois mois tu n’as pas été la voir ? pas la moindre visite, pas une carte, rien ! Que veux-tu qu’elle pense de toi ?… elle ne peut comprendre un si étrange procédé. La pauvre Victorine, si tu savais comme elle est à plaindre, tu aurais certainement pitié d’elle… À chaque instant elle parle de toi ; elle est d’une tristesse à fendre le cœur, Anatole !… car enfin tu lui plaisais ! c’est une âme si impressionnable, si aimante !… elle t’avait pris en affection. Oh ! c’est mal, c’est mal ! Puisque tu voulais cesser de la voir, tu devrais au moins lui dire adieu, colorer ta fuite d’une excuse… enfin, tu lui devais une dernière visite de convenance, de politesse.

— Ah ! que dis-tu, Gilbert ? toi qui me connais, peux-tu croire qu’il me soit possible de rester calme et froid, cérémonieux, à côté d’une femme aussi belle, aussi pleine de séductions ?… Rien que de la voir, sais-tu qu’un nuage passe sur mes yeux, que mon corps tremble, que mes genoux plient ?… et si par hasard je viens à toucher sa robe, sais-tu que mon cœur bondit à briser mes côtes ?… Gilbert, n’est-ce point là un commencement d’amour ? et quand peut-être il en est encore temps, ne dois-je pas fuir ?… Elle au moins ne m’aime pas !… Je ne suis à ses yeux qu’un étranger, une personne indifférente… elle ne sait pas seulement mon nom.

— Elle le sait, Anatole.

— Quoi ! Gilbert tu lui aurais appris…

— Tout ! continua le docteur d’un air calme et grave. Ne m’en veuille pas, Anatole : longtemps j’ai gardé ton secret ; j’ai résisté long-temps à toutes ses questions, j’ai déjoué toutes ses ruses de femme ; il y a trois semaines encore, elle ignorait ton véritable nom. Mais enfin ne le voyant plus revenir, sûre d’être abandonnée, elle m’a fait de sanglans reproches ; elle m’a dit avec amertume que je t’avais sans doute écarté de chez elle par jalousie !… Et puis elle a voulu savoir absolument ta demeure, disant qu’elle allait t’écrire, te rappeler… Alors seulement elle a vu que je la trompais et qu’elle ne connaissait pas même ton nom !… Pauvre femme ! elle est tombée dans mes bras ; toute pâle et sans mouvement… j’ai cru un instant qu’elle était morte !… Et quand elle eut repris connaissance, ah ! si tu avais pu voir ses larmes, son désespoir, sa colère, son amour…

— Son amour ! interrompit Anatole avec une joie sombre.

— Elle t’aime ! poursuivit Gilbert à demi-voix.

— Qui te l’a dit ?

— Ses yeux, son cœur, ses lèvres, Anatole !… Je n’en puis plus douter. Et quand elle a su ton nom, son amour est devenu de la frénésie. — Quoi ! c’est lui que j’aimais sans le savoir, s’est-elle écriée radieuse, Anatole de Ranval !… Lui ! Mon poète !… l’auteur que j’idolâtre ! — Enfin, mon cher, elle était comme folle ; elle voulait courir chez toi immédiatement ; et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que je suis parvenu à l’en dissuader. Je lui ai dit qu’une pareille démarche de sa part te compromettrait, que tu étais marié… Aussitôt elle s’est mise à fondre en pleurs, à sangloter, à pousser des cris lamentables. Il est marié !… Ah je suis perdue ! il ne voudra pas m’aimer ! Puis, croirais-tu qu’elle s’est jetée à mes genoux, me suppliant d’avoir pitié de son amour, et de te ramener ? Tu conçois que je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu ; je ne pouvais pas faire autrement : et depuis une quinzaine de jours, chaque fois que je parle d’elle, tu te bouches les oreilles, tu me fuis comme un pestiféré. Mais j’espère enfin que tu seras moins farouche et plus traitable aujourd’hui. Allons, réfléchis un peu, Anatole : vois ce que tu dois faire, j’en appelle à la délicatesse. Après avoir allumé dans le cœur de cette malheureuse femme un amour dévorant, inextinguible, n’auras-tu donc pour elle aucune pitié ? Seras-tu donc toujours inexorable et froid comme le superbe Hippolyte ?… Franchement, c’est un rôle qui ne te convient pas ! Anatole, je te parle en ami : sur mon honneur, tu ne peux, sans te couvrir d’un ridicule ineffaçable, laisser échapper une occasion qui ne se représentera peut-être jamais dans ta vie. Tout autre à ta place serait le plus heureux des hommes ! Être aimé de Victorine !… Oh ! je donnerais dix ans d’existence pour une seule nuit de volupté dans ses bras !… Anatole, il faut te décider !… Elle t’aime, mais elle est fière… si tu hésites plus long-temps, elle est perdue pour toi.

Anatole marchait d’un air agité dans le salon ; des mois inarticulés s’élançaient de ses lèvres, sa poitrine était soulevée par les battemens de son cœur, et le sang bourdonnait dans ses tempes avec une violence extraordinaire.

— Allons, viens, dit Gilbert en lui prenant le bras, je vais te mener chez Victorine.

— Non, murmure Anatole en faisant un pas en arrière, je ne serai pas un infâme ! je saurai bien étouffer cet amour adultère qui brûle mes sens !… Non, lâche-moi, je ne veux pas te suivre !…

— Il faut que tu viennes, Anatole !

— Fuis, fuis ! ne me tente pas ! Jamais, jamais je ne retournerai dans cette maison, où pour mon malheur tu m’as conduit !

— Aussi n’est-ce point là que je veux te conduire, Anatole, dit Gilbert en remuant la tête avec un mélange de flegme et d’ironie : sois tranquille, tu n’auras absolument que la cour à traverser : Victorine demeure ici… dans la même maison que toi.

Anatole jeta un cri.

— Se pourrait-il ?… Quoi ! Victorine…

— Occupe depuis quelques jours l’appartement qui est en face de celui-ci. Sa chambre à coucher se trouve justement vis-à-vis ton cabinet.

— Plus de doute ! interrompit Anatole d’une voix sourde ; ah ! c’est elle que j’ai vue tout à l’heure !

— Dans l’appartement de M. de Ronzoff ?

— Oui !…

— C’est elle-même, répondit le médecin. Vois un peu ce que l’amour est capable de faire : son joli boudoir, ses jolis meubles, elle a tout sacrifié pour se rapprocher de toi. Elle a loué un appartement magnifique, d’un prix exorbitant, rien que pour te voir quelquefois par hasard à une fenêtre !… Ingrat, et tu ne cours pas à l’instant lui demander pardon, te jeter à ses genoux et la remercier de tout ce qu’elle a fait pour toi !… Mais tu ne bouges pas ?… tu ne dis rien ?… quand tu devrais bondir de joie !… quand les cris d’amour devraient jaillir de ton âme ! Quoi ! tu n’es pas fier d’un pareil triomphe ? Une femme si brillante, si courtisée, qui ne peut faire un pas sans être environnée d’hommages, sans désespérer toutes les femmes, sans traîner après elle mille adorateurs !

— Elle a changé de nom, ce me semble ?… dit Anatole d’un accent voilé, en regardant fixement le docteur.

— Ah ! oui… balbutia Gilbert avec un certain embarras ; j’oubliais de te le dire ; au surplus, ce n’est pas la première fois que ça lui arrive, c’est une espèce de manie. Elle s’appelle maintenant madame Villemont. Mais tout cela t’est parfaitement égal, n’est-ce pas ?… le nom ne fait rien à l’affaire. Eh ! que t’importe, dis-moi, qu’elle change de nom toutes les semaines, pourvu qu’elle te soit fidèle et ne change pas d’amour ?

Et tout en parlant, Gilbert attirait doucement vers la porte Anatole qui se laissait machinalement conduire.

— Anatole, reprit le médecin en baissant la voix d’un air mystérieux, je t’ai parlé tout à l’heure d’un grand bal masqué où je veux te mener ce soir… Eh bien ! c’est chez Victorine…

Anatole sentit ses jambes fléchir.

— Toutes les plus jolies femmes de Paris seront là ce soir en costumes magnifiques, poursuivit le docteur avec emphase ; oh ! ce sera, je te jure, un éblouissant coup d’œil ! Et toi, poète, tu serais un profane, un sacrilége, de manquer un pareil spectacle !

— Je n’irai pas, je n’irai pas ! dit Anatole dont les yeux flamboyaient.

— Mais tu sais bien que c’est exprès pour toi qu’elle donne ce bal, Anatole ? Vraiment, tu ne peux te dispenser de venir, sans impolitesse, sans cruauté.

Puis, tirant de sa poche une lettre, il la remit à Anatole, et lui dit :

— Tiens, voici ton billet d’invitation qu’elle m’a prié de t’apporter moi-même, de peur qu’il ne tombât entre les mains de ta femme, qui est un peu jalouse, comme tu sais… qui se travaille la tête pour une bagatelle.

Anatole ouvrit la lettre qu’il parcourut des yeux avec un frémissement involontaire.

Il parut hésiter un moment, et regarda Gilbert avec un mélange d’incertitude et d’anxiété.

— Ainsi, tu viendras, Anatole ? demanda le médecin.

— Non, décidément je ne puis, Gilbert… balbutia M.  de Ranval en lui rendant la lettre ; moi, qui ai la réputation d’homme grave et studieux, me siérait-il de paraître, comme un jeune homme affamé de plaisirs, au milieu de ces folles joies ?

— Mais qui pourra te reconnaître ? répliqua le médecin ; tu seras déguisé, masqué, si bon te semble. Non, tu ne peux refuser cela à une pauvre femme qui t’aime !… Il faut que tu viennes.

— Gilbert, cesse de me presser, je t’en supplie !… il m’est impossible de t’accompagner, tu le sais bien ; je pars aujourd’hui pour Fontainebleau. Tous mes préparatifs sont faits, mon père m’attend…

— Eh ! de grâce, Anatole, interrompit Gilbert d’un ton de mauvaise humeur, si tu ne veux pas venir à ce bal, cherche au moins une excuse plus honnête, plus raisonnable !… Je t’ai déjà dit que ta présence à Fontainebleau est parfaitement inutile : que tu m’accompagnes ou non ce soir chez Victorine, je t’engage en ami à t’épargner une fatigue sans but, sans résultat… Écoute, mon cher Anatole, voilà ce que je ferais si j’étais à ta place, c’est la chose la plus simple du monde : d’abord je défendrais tout net à ma femme de se mettre en route par un aussi mauvais temps ; je lui laisserais croire que je vais à Fontainebleau, et je passerais la nuit au bal sans qu’elle en sût rien.

— Laisse-moi ! laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se précipitant vers la porte ; je fuis pour me dérober à tes funestes conseils !… Je ne veux consulter que la voix de ma conscience !… Non, je ne descendrai jamais au mensonge, à l’hypocrisie, pour satisfaire de mauvaises passions !… Je ne veux plus voir cette femme… je ne veux plus la voir !

Et sans que Gilbert pût le retenir, Anatole s’échappa du salon.

— Il a beau faire, pensa le médecin, il l’aime !… Que je parvienne seulement à le conduire chez Victorine, ne fût-ce qu’un instant, et je réponds du reste… Suivons-le.

Il eut bientôt rejoint Anatole.

VI.

Quatre heures venaient de sonner, et l’obscurité commençait à se répandre ; il tombait une pluie fine et continue qui assombrissait encore l’atmosphère : le temps devenait de plus en plus horrible.

Depuis une heure environ il se faisait beaucoup de bruit dans la cour, et des lumières passaient et repassaient aux fenêtres de l’appartement situé en face de celui d’Anatole. On apportait à chaque instant des paniers de vins de toute espèce, des provisions de bouche, des plats succulens et variés, sortis des souterrains gastronomiques de Chevet. L’escalier qui menait à l’appartement de madame Villemont était plein de domestiques allant et venant ; les marches de pierres disparaissaient sous un élégant tapis ; des caisses d’orangers, des vases de fleurs décoraient le vestibule inondé de parfums.

L’appartement de madame Villemont se composait de plusieurs vastes pièces à la suite les unes des autres, et magnifiquement ornées, où quelques ouvriers travaillaient encore à poser des glaces et des candélabres. Autour du salon, dessiné en ovale, étaient rangées des banquettes en velours cramoisi à franges d’or ; et, d’espace en espace, s’élevaient de légers piédestaux surmontés de statues et de fleurs.

— Allons, allons, mes amis ! disait madame Villemont aux ouvriers qui semblaient rivaliser de zèle et d’empressement ; dépêchons-nous… vite… songez qu’il est quatre heures passées !… Nous n’en finirons jamais !… Allons, dix francs de plus à chacun de vous, si, dans une heure, la besogne est terminée.

Et les yeux des travailleurs pétillèrent ; les coups des marteaux semblèrent redoubler d’énergie, et Victorine ne cessait de répéter : — Allons, allons, mes braves gens ! du courage ! du courage !

Madame Villemont était une femme de vingt-cinq ans ; mais elle paraissait en avoir un peu davantage, à cause de son embonpoint, qui n’altérait pourtant pas en elle la grâce et l’harmonie des proportions. Sa taille haute et cambrée, ses prunelles noires et pleines de feu, son profil romain, lui donnaient quelque chose de fier et d’impérial ; mais, par momens, sa physionomie sévère devenait douce et calme ; sa voix naturellement un peu métallique prenait des inflexions caressantes, et sa figure mobile une expression de langueur et de volupté, qui troublait l’âme et faisait bondir le cœur dans toute jeune poitrine.

Victorine était belle et régulière comme une statue antique ; et sa manière de se coiffer à la fois simple et coquette, sa mise pleine d’élégance et brillante sans mauvais goût, sa démarche noble et gracieuse, tout, jusqu’aux mouvemens arrondis et moelleux de ses bras, aux ondulations de sa tête, tout révélait en elle ou l’artiste ou la courtisane.

Enfin, après avoir traversé bien des fois toute la longueur de son appartement, faisant des reproches à l’un, des complimens à l’autre, et donnant partout des ordres, elle se laissa tomber sur un sopha en soupirant comme une personne accablée de fatigue ; puis, déployant un éventail, elle l’agita en fermant les yeux.

— Madame, vous êtes servie, dit une jeune fille en entrant dans le salon.

— Je n’ai pas faim, Maria, répondit Victorine avec un léger bâillement qui laissa voir des dents éblouissantes ; je suis d’une lassitude horrible !

— Je le crois bien, madame ; depuis trois ou quatre jours vous ne dormez plus, vous êtes toujours en mouvement !… ce bal vous a coûté bien de la peine ! Quand on pense que la semaine dernière vous ne songiez encore à rien,

— Oui, n’est-ce pas ? dit Victorine avec un sourire de satisfaction, je suis une femme expéditive ; et quand une fois j’ai un projet dans la tête, je ne dors pas qu’il ne soit exécuté.

Et sa jolie bouche s’entr’ouvrit une seconde fois pour bâiller ; ses yeux s’appesantirent et se fermèrent un instant.

— Vous tombez de sommeil et de lassitude, madame, reprit la femme de chambre, et, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de dormir une heure ou deux sur ce canapé ; vous avez encore le temps ; les ouvriers ont presque fini, et vous ne serez pas dérangée.

— Non, Maria, non, je dormirai un autre jour, répondit Victorine en s’efforçant de tenir ses yeux ouverts ; je suis un peu fatiguée, mais la valse et le galop me remettront. Tu sais bien que je resterais une semaine de suite au bal sans éprouver le besoin du sommeil… Néanmoins, comme je ne danse pas encore maintenant, et que j’ai les yeux un peu lourds, viens t’asseoir à côté de moi et bavarder, pour m’empêcher de m’endormir ; car, vois-tu, j’attends quelqu’un.

Maria, qui trouvait la proposition fort de son goût, se hâta d’obéir ; die prit une chaise et s’assit en face de sa maîtresse.

Les ouvriers venaient de quitter la chambre où se trouvait madame Villemont : elle était seule avec Maria.

— Eh bien ! qu’en dis-tu, Maria ? dit madame Villemont avec une expression de joie et d’orgueil dans le regard, trouves-tu mon appartement bien décoré ?

— Admirable ! madame, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau ! c’est au point que je suis tout éblouie. Mais je suis effrayée, quand je pense à tout l’argent que vous allez dépenser ce soir.

— Eh ! que m’importe, répondit Victorine avec indifférence, M. Villemont n’a-t-il pas le moyen de payer tout cela ?

— Oh ! sans doute, madame, c’est un véritable Crésus ! mais vous savez que les plus riches ne sont pas toujours les plus généreux… et ce pauvre M. Dubreuil, qui est pauvre maintenant comme Job…

— Bon, bon, bon, interrompit Victorine avec un geste d’impatience, ne me parle plus de lui ; son nom me bourdonne sans cesse à l’oreille comme une mouche taquine !… tâche de ne plus le prononcer. Que veux-tu que j’y fasse, il est ruiné, et je ne peux pas vivre de l’air du temps !

— C’est la vérité pure, madame ; aussi je ne vous blâme pas, répartit la jeune fille en soupirant ; je sais très bien qu’il faut qu’un homme soit riche !… Mais avouez que c’est dommage ; car ce pauvre monsieur était si doux !… si joli homme !…

— Bah ! je ne l’ai jamais aimé ! répondit Victorine en agitant son éventail autour de sa tête… D’ailleurs, il n’avait pas le moyen de me rendre heureuse ; j’étais toujours aux expédiens avec lui, et mon petit appartement de la rue du Helder me faisait honte. Avoue que messieurs mes créanciers m’ont rendu un grand service en me débarrassant d’un mauvais mobilier d’acajou que j’aurais eu la peine de vendre moi-même, ce qui m’a toujours paru ignoble. Au moins je suis logée maintenant et meublée d’une manière assez décente ; et, jusqu’à présent, M. Villemont fait convenablement les choses.

— Oui, madame ; mais j’ai remarqué, moi, qu’il commence à parler d’économie : je le soupçonne d’être un vieil avare et, qui plus est, un vieux jaloux.

— C’est un receveur-général, dit Victorine, voilà tout ce que je sais ; et pourvu qu’il ne laisse jamais protester mes billets, et qu’il ne vienne pas trop souvent à Paris, je me sens capable de lui passer beaucoup de choses… Je suis très indulgente de ma nature.

— En revanche, il ne l’est guère, madame ; et je suis bien sûre que, s’il avait pu se douter que vous donniez un bal en son absence, il aurait pris la poste, et serait déjà ici à vous quereller.

— C’est possible, répondit Victorine ; mais comme il n’en sait rien, je suis parfaitement tranquille, et je m’embarrasse fort peu qu’il apprenne dans huit ou quinze jours que j’ai donné un bal masqué. Alors, qu’il fulmine, qu’il s’emporte, je n’y ferai pas attention, ou je me fâcherai plus fort que lui ! Je le connais, c’est le moyen de l’apaiser.

— Mais croyez-vous, madame… pardon, si je vous adresse une question qui peut vous paraître indiscrète…

— Va, va, dis toujours, répartit Victorine avec un air de franchise et de bonté ; j’aime qu’on me dise tout ce qu’on pense.

— Eh bien ! madame, reprit la femme de chambre avec un reste d’hésitation, je vous demande si vous ne craignez pas que M. Villemont ne se mette en colère, lorsqu’il saura que vous porte son nom depuis quelques jours, et…

— Au fait, interrompit Victorine dont la physionomie devint sérieuse, je ne sais pas trop de quelle manière il prendra la chose… mais qu’il la prenne au surplus comme il voudra !… M. Dubreuil trouvait cela tout naturel, que je partageasse son nom.

M. Dubreuil, oui, madame ; mais un receveur-général…

— J’ai bien porté pendant six mois le nom d’un pair de France ! interrompit Victorine en souriant ; je ne ferai pas tort, je crois, à la noblesse d’un financier. Mais, pour te parler franchement ; ma chère Maria, je suis lasse de forger des noms ; et comme différens motifs, qu’il est inutile de t’expliquer, m’empêchent de conserver mon nom de famille, je trouve beaucoup plus simple d’emprunter celui d’un homme qui, à la rigueur, peut très bien passer pour un mari… Mais quelle est donc l’heure qui sonne ? demanda-t-elle avec agitation en regardant à la pendule. Ah ! mon Dieu ! déjà cinq heures !… et il ne vient pas !…

— Qui donc, madame ? ajouta vivement la femme de chambre, étonnée du changement subit qui venait de s’opérer dans la physionomie et la voix de sa maîtresse.

Victorine s’était levée avec précipitation du canapé : et, courant à une fenêtre, elle écarta le rideau, mais la cour était plongée dans une obscurité profonde.

— Personne ! murmura-t-elle d’une voix étouffée. Il me dédaigne !… il ne veut pas de moi !… Aussi, je l’ai trop supplié !… il a trop vu que je l’aimais !… Et ce Gilbert qui ne vient pas !…

Au même instant un coup de sonnette se fit entendre, Victorine se retourna en tressaillant, et presque aussitôt la porte s’ouvrit et le docteur Gilbert entra.

Il marchait sur la pointe du pied et caressait le poil de son chapeau avec sa manche ; son œil étincelait encore plus qu’à l’ordinaire, et le sourire qui relevait les coins de sa bouche exprimait une joie maligne. Il s’approcha de Victorine en se dandinant, et lui prit une main qu’il porta galamment à ses lèvres.

— Eh bien ? demanda Victorine en pâlissant.

— Tout va le mieux du monde, répondit le médecin à voix basse ; mais dites à cette fille de s’en aller.

Victorine fit signe à Maria de sortir ; et, quand elle fut seule avec Gilbert, ils s’assirent l’un et l’autre sur le canapé.

— Il viendra ?… dit Victorine, dont la voix haletante et saccadée trahissait de violentes palpitations.

— Il viendra, répondit le docteur en se frottant les mains.

— Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Vous avez donc obtenu de lui qu’il n’irait pas à Fontainebleau ? continua Victorine, dont la figure devint rayonnante.

— Non, pas tout à fait, ma chère amie ; au contraire, il est plus que jamais décidé à partir, et dans une heure il monte en voiture.

— Ah ! mon Dieu ! il ne viendra pas à mon bal ! s’écria Victorine avec l’accent du désespoir. Que me disiez-vous donc tout à l’heure ?

— Que diantre ! aussi, ma belle, vous ne me laissez pas achever, reprit le docteur en lui baisant de nouveau la main. En effet, c’est un original ; il ne veut pas entendre raison, et veut à toute force partir !… Mais, ma chère Victorine, il n’est pas encore parti… il fait maintenant ses adieux à sa femme, et, dans un quart d’heure, il va monter ici pour vous faire ses excuses de ne pouvoir se rendre à votre bal… C’est à vous de le retenir !… Vous êtes jolie, spirituelle… et vous devez employer dans cette occasion toutes les ressources de votre esprit et de vos charmes !… Une femme qui veut, peut tout, tout, ma chère, tout absolument !… Je ne connais que le bon Dieu qui puisse davantage !…

— Mais que faire pour l’empêcher de partir ?… dit Victorine d’une voix pleine d’angoisse.

— Eh ! ma chère, est-ce à moi à vous apprendre votre rôle !… songez donc que vous êtes cent fois plus habile que moi, et qu’auprès de vous je ne suis qu’un écolier. Depuis ce matin, j’épuise inutilement toute ma logique, toute mon éloquence auprès d’un homme plus entiché de ses devoirs conjugaux qu’une nouvelle mariée. Il est vrai que je ne suis pas une jolie femme, et qu’avec un regard, un soupir, mesdames, vous opérez plus vite que nous avec les meilleures raisons du monde. Enfin, ma charmante, vous ferez ce que vous jugerez à propos : tâchez seulement de le retenir jusqu’à six heures ; et, ne trouvant plus de voiture pour partir, il sera bien forcé de rester. Je vais toujours régler votre pendule à ma façon : Anatole, comme vous savez, est fort distrait, et ne songera pas à consulter sa montre.

Le docteur ôta le verre qui recouvrait le cadran de la pendule, et fit tourner avec un doigt l’aiguille, qui recula d’une demi-heure ; puis il revint s’asseoir auprès de Victorine, dont la figure soucieuse annonçait le trouble et l’anxiété.

— Eh bien ! mon ange, qu’est-ce que vous avez donc ? demanda le docteur d’un ton mielleux. Comme vous semblez pensive !… Pourquoi cette jolie tête qui penche ?… ce front rêveur ?… cette poitrine toute gonflée de soupirs ?… Quoi ! des larmes ?… vous pleurez ?… Oh ! Victorine, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je songe que je suis une misérable ! murmura Victorine d’une voix entrecoupée de sanglots ; je me fais honte à moi-même !… et si vous pouviez lire dans le fond de ma pensée, vous auriez pour moi le plus profond mépris !…

— Moi, du mépris pour vous ! répondit chaleureusement Gilbert en entourant d’un bras la taille élégante de Victorine, et lui couvrant les mains de baisers. Au contraire, je vous aime, je vous estime ! Vous avez du cœur, des sens… une nature riche et forte, des passions vives… et je ne méprise que les femmes dont le corps et l’âme sont glacés, et que le monde a l’ineptie de nommer vertueuses !

— Oh ! reprit Victorine avec amertume, ces femmes-là, je les hais ! elles ne valent peut-être pas mieux que nous dans le fond de leur cœur !… peut-être sont-elles plus corrompues… mais elles se cachent… et l’hypocrisie leur tient lieu de vertu !… Mais que veut dire ce mot vertu ?… rien, absolument rien !… Quoi ! parce qu’une femme est dépourvue de passion… parce que le sang qui coule dans ses veines est pauvre et sans chaleur… parce que cette fièvre d’amour et de désirs qui nous brûle n’a jamais enflammé son cerveau et fait battre plus fort ses artères… quoi ! parce qu’une femme est si misérablement organisée, on l’appellera vertueuse… Et quand je passerai auprès d’elle, cette femme détournera la tête et craindra de toucher mes vêtemens !… Pour elle, estime, bonheur, considération !… pour mot, opprobre et misère !… Ah ! peut-être à ma place serait-elle descendue encore plus bas, si, toute jeune, on l’avait empoisonnée de mauvais conseils, si elle avait toujours eu devant les yeux la dépravation d’une mère !… Le beau mérite d’être vertueuse, quand on est mariée à l’homme qu’on aime… lorsqu’on n’est pas environnée de pièges et de séductions !…

— De qui veut-elle parler ? pensa Gilbert qui cherchait à comprendre les paroles mystérieuses de Victorine, et la regardait avec étonnement.

— Ah ! Gilbert… Gilbert… continua Victorine, il y a une femme que je déteste.

— Eh ! ma chère Victorine, ne vous donnez pas la peine de haïr… c’est une folie !… La haine est un poison mortel pour la beauté des femmes ; elle leur jaunit le teint, leur creuse dans le front des rides prématurées, et dessèche le sourire sur leurs lèvres. Franchement, vous auriez grand tort d’accorder à la haine une place dans votre cœur ; l’amour doit le remplir tout entier. Allons, de grâce, ma chère belle, essuyez ces larmes qui ne servent qu’à ternir l’éclat de ces beaux yeux… Souriez !… et tâchez de paraître aux regards d’Anatole dans toute votre splendeur !… Songez qu’il va venir d’un moment à l’autre.

— Eh ! qu’importe !… il ne m’aime pas !…

— Il ne vous aime pas !… répliqua vivement Gilbert, que dites-vous ? mais il vous adore !… La nuit et le jour, il n’est occupé que de vous ; votre image le poursuit jusque dans ses rêves !… Je vous l’ai déjà dit ce matin, et je vous le répète : — jamais vous n’avez allumé dans un cœur une plus dévorante passion !…

— Oh ! s’il était vrai ! dit Victorine dont les grands yeux noirs étincelaient d’une joie sombre.

— Vous l’aimez donc bien, Victorine ?

— Oh ! oui ! répondit-elle.

— Au fait, c’est une âme brûlante et neuve qui doit contenir des trésors d’amour.

— Et madame de Ranval sera bien malheureuse, n’est-ce pas, poursuivit-elle avec un âcre sourire, bien malheureuse, quand elle saura qu’elle n’est plus aimée ?…

— Hum ! fit Gilbert en attachant sur Victorine un regard vif et perçant où se confondaient la surprise et la curiosité. Vous en voulez donc bien à madame de Ranval ?…

— Je la hais !

— Est-ce parce qu’elle est la femme de l’homme que vous aimez ?

— Oui, d’abord !… ajouta sourdement Victorine ; mais il est une autre cause à ma haine !…

— Que vous a donc fait madame de Ranval ? demanda le médecin.

— Vous ne savez rien encore, Gilbert ! Je ne vous ai pas dit mon secret… L’amour n’est pas la seule passion qui bouillonne dans mon cœur… une autre, plus forte et plus ardente, me possède… la vengeance ! …

— Quoi ! dit Gilbert en tressaillant, vous n’aimez donc pas Anatole ?

— Je hais Mathilde !… murmura Victorine en secouant la tête.

— Et pourquoi ?… reprit le médecin d’un ton confidentiel.

— Parce qu’elle me méprise…

— Mais elle ne vous connaît pas, dit Gilbert.

— Elle me connaît, répliqua Victorine, et ce n’est pas d’aujourd’hui !… Vous allez tout savoir, Gilbert !… Nous avons été élevées l’une et l’autre dans la même pension… Une amitié de sœur nous unissait, et pendant dix années rien n’altéra notre innocente et mutuelle affection… Nous avions les mêmes goûts, les mêmes répugnances… Quand elle souffrait, je souffrais aussi, et nos larmes se mêlaient toujours. L’une enfin ne pouvait pas vivre sans l’autre, et nous jurâmes, en nous embrassant, que nous serions deux amies inséparables !… Cependant nous sortîmes de pension, et chacune de nous rentra dans sa famille… elle auprès d’un père sage et vertueux qui l’environnait de sa tendresse vigilante et de sa vieille expérience… moi, près d’une mère avide de plaisirs, et qui jeta sa malheureuse fille, sans conseils et sans guide, au milieu d’une société perfide et corrompue !… Que pouvais-je faire ?… Il fallait succomber ! l’exemple d’une mère est si puissant !… Je fus bientôt ce qu’on appelle une femme perdue… Eh bien ! plus tard, il me vint comme un repentir… J’eus horreur de ma vie passée, et je sentis dans mon âme une grande soif de bonnes et indulgentes paroles. J’osai donc me présenter chez Mathilde : c’était la première fois depuis ma sortie de pension. Elle venait de se marier… Quand je parus devant elle, je compris tout de suite, à sa réception froide et cérémonieuse, à son air dédaigneux et sévère… je compris qu’elle savait tout, et qu’elle ne voyait plus en moi qu’une femme déshonorée !… La voix de Victorine allait toujours s’affaiblissant ; sa poitrine était haletante, oppressée. Enfin elle fut contrainte de s’arrêter un moment ; elle suffoquait de sanglots.

Le docteur Gilbert se frottait les mains. Il avait comme un éclair dans les yeux, et sa bouche contractée gardait l’empreinte immobile d’un sourire.

— En vérité, dit-il, je n’aurais jamais cru cela de madame de Ranval !… recevoir aussi mal une ancienne amie !… Mais en réfléchissant un peu, je suis moins étonné ; car, en fait de morale et de religion, c’est la plus intolérante des femmes.

— Oh ! quelle humiliation ! reprit Victorine avec une inflexion déchirante. Comme je sentis alors toute ma honte !… comme je me trouvais misérable et vile, dégradée, en face de cette femme orgueilleuse de sa vertu, qui détourna la tête quand je courus à elle pour l’embrasser !… Moi, j’étais pâle et tremblante comme un coupable devant son juge ! Elle, sa physionomie n’était pas même altérée… sa voix était ferme… Elle semblait jouir de ma confusion, de ma douleur, de mon abaissement !… Depuis ce jour je ne la revis plus… Mais elle m’écrivit… et chacune de ses lettres fut pour moi un coup de poignard… La cruelle ! si vous saviez, elle m’accablait, m’outrageait de son bonheur ; et pour me faire mieux sentir encore toute la profondeur de ma misère, elle me disait qu’elle était heureuse, et qu’on ne pouvait l’être que dans l’innocence et la vertu… Puis elle me reprochait de n’avoir pas fait comme elle, et d’avoir préféré les infâmes plaisirs du monde aux délices pures et calmes du ménage… comme si j’avais pu choisir !… Elle me répétait dans toutes ses lettres que sa vie s’écoulait paisible et fortunée près d’un époux chéri… et que je ne serais véritablement heureuse que dans le mariage et l’accomplissement de mes devoirs !… De semblables conseils à moi !… n’était-ce pas autant de railleries amères, autant d’affreuses blessures qui pénétraient bien avant dans ce cœur ulcéré ?… moi que la société repousse ! moi qui n’aurai jamais de famille, et qui jamais ne connaîtrai les douceurs d’une vertueuse union !… Mais je troublerai la sienne… poursuivit-elle d’une voix menaçante. Ce mari, dont elle est si fière, je l’arracherai d’entre ses bras, je la priverai de son amour… et je lui rendrai, à cette femme hautaine, je lui rendrai avec usure tous les tourmens qu’elle m’a fait souffrir !…

— Très bien, Victorine ! admirablement bien ! répondit Gilbert, qui lui serra la main en signe d’approbation. Voilà comme une femme doit se venger !… C’est de bonne guerre ! Mais à mon tour maintenant à vous faire une confidence… un secret en vaut un autre ! Victorine, je veux être de moitié dans votre vengeance… je veux contribuer à la rendre encore plus éclatante ! Agissons de concert, mon amie ! aidons-nous mutuellement, et je vous jure qu’avant peu de jours, avant demain peut-être, l’orgueil de Mathilde sera humilié.

— Que voulez-vous dire, Gilbert ? répartit Victorine, les yeux brûlans d’un feu sinistre ; expliquez-vous.

— J’ai mon projet, Victorine.

— Quel est-il ?

— Dès aujourd’hui peut-être, si vous me secondez, Mathilde sera ma maîtresse.

— Ah ! s’il était vrai, s’écria Victorine en levant les mains au ciel. Vous l’aimez donc ?

— Oui, je l’aime, Victorine !… Je l’aime depuis trois ans… depuis qu’elle est la femme d’Anatole !… Et c’est une passion fiévreuse et dévorante, inextinguible, qui circule avec mon sang dans mes veines, qui brûle et tenaille mon cerveau, qui me dessèche… Oh ! Victorine, c’est un amour comme je n’en ai jamais ressenti !… C’est un amour qui bouleversera ma raison, si je ne parviens pas à étancher dans les bras de Mathilde cette ardente soif de bonheur, que toutes les jouissances de la terre ne sauraient apaiser !…

Victorine écoutait d’une oreille avide ; il était facile de voir à l’agitation de sa poitrine, au tressaillement des muscles de son visage, à l’animation de ses joues brûlantes, que cette confidence produisait sur elle une impression vive et profonde.

— Et vous ne lui avez donc pas dit que vous l’aimiez ?… demanda-t-elle,

— Je n’ai jamais osé ! reprit le docteur ; et pourtant je ne suis pas à mon début. Vous savez que je ne suis pas un écolier trembleur et timide auprès d’une femme que je désire, et que le courage ne m’a jamais manqué. Mais cette Mathilde n’est pas une femme, je crois !… Quand je suis près d’elle, j’ai le frisson, je suis muet !… et c’est à peine si j’ose faire parler mes yeux !… Vingt fois j’ai été sur le point de tomber à ses genoux, de lui révéler mon amour, d’employer les prières, les larmes, les menaces, au besoin même la violence !… mais je n’en ai jamais eu la force : quand j’ai voulu parler, ma langue s’est collée à mon palais, j’ai perdu la mémoire des mots !… quand j’ai voulu me jeter à ses pieds, je n’ai pu me détacher du fauteuil où j’étais assis !… Cependant plusieurs fois elle a vu mon trouble, elle a dû me comprendre !… Un jour même il m’a semblé qu’une rougeur de honte et d’indignation enflammait son visage, toujours tranquille et pâle… que ses yeux brillaient de colère !… mais ce ne fut qu’un instant. Elle m’adressa quelques paroles froides et insignifiantes, et sa physionomie, un moment irritée, redevînt bientôt sérieuse et douce…

— Oh ! Gilbert !… mon ami… s’écria Victorine dans un transport indéfinissable, je vous en conjure… ne vous découragez pas !… redoublez d’amour et d’opiniâtreté !… Ruses, artifices, mettez tout en usage pour la séduire !… Vous à qui si peu de femmes ont résisté !… Qu’elle vous aime ou non, tâchez de la vaincre !… Tout moyen sera bon, pourvu qu’elle vous cède !… Oh ! comme je serai joyeuse alors de la voir à son tour humiliée, flétrie, courbant la tête !…

— Parlez moins haut, Victorine ! dit le médecin en montrant la porte, on pourrait vous entendre. Le succès dépend de vous entièrement… Si vous avez de l’adresse, je vous jure que Mathilde est à moi ce soir !… Mais je vous répète qu’il faut pour cela que vous reteniez chez vous Anatole… car si vous le laissez partir, c’en est fait… mon entreprise échoue… Écoutez, Victorine, c’est un projet hardi !… Mais je me sens capable de l’exécuter… Je ne veux pas en calculer les dangereuses conséquences… J’aime, et pour un seul baiser de Mathilde, je suis prêt à sacrifier mon sang, ma vie !… C’est une fièvre, cet amour !… c’est un délire !… une rage ! Oui, je suis fou d’exhaler d’inutiles soupirs aux genoux d’une orgueilleuse qui ne m’aime pas… et qui, certes, est moins belle que tant d’autres femmes dont je n’ai pas voulu !… Mais enfin c’est un caprice auquel j’ai attaché mon existence, et, pour le satisfaire, j’emploierai, s’il le faut… On sonne !… C’est probablement Anatole… Victorine, qu’il ne se doute de rien !… tout à l’heure je vous laisserai seuls… et, plus tard, je trouverai bien un moment, Victorine, pour vous dire ce que vous avez à faire…

Il parlait encore, lorsqu’un domestique annonça M. Anatole.


VII.


Lorsque Anatole entra dans le salon, toute sa physionomie exprimait le trouble et l’embarras ; il pâlissait et rougissait tour à tour, et quand il s’avança vers madame Villemont pour la saluer, il sentit ses genoux se dérober sous lui, et tout son corps frémir involontairement.

Victorine elle-même semblait interdite : ses joues devinrent pourpres et son regard, naturellement hardi, se baissa comme intimidé devant celui d’Anatole. Elle se leva un instant du canapé sur lequel elle était assise, et répondit au salut d’Anatole par une inclination de tête aimable et gracieuse.

Enfin le docteur Gilbert s’approcha de M. de Ranval en souriant, lui donna une poignée de main, et voyant qu’ils ne se hâtaient ni l’un ni l’autre de rompre le silence, il crut devoir engager lui-même la conversation.

— Enfin, mon ami, dit-il en poussant un long soupir tant soit peu ironique, te voilà !… c’est, ma foi, bien heureux !… pourtant mieux vaut tard que jamais !… Madame et moi, nous commencions à désespérer de ta visite… Oui, nous te croyions parti.

— Oh !… je n’aurais pas voulu monter en voiture, répondit Anatole avec un peu d’hésitation dans la voix, sans venir témoigner moi-même à madame tous mes regrets de ne pouvoir me rendre à son obligeante invitation…

— Quoi ! monsieur, dit Victorine d’un accent très altéré, décidément, je n’aurai donc pas l’honneur de vous recevoir à mon bal ?… Ah ! monsieur, moi qui comptais sur votre présence pour l’embellir !… Il me semblera triste et vide, si vous n’êtes pas là !…

— Oh !… madame ! répondit Anatole qui sentit redoubler les battemens de son cœur ; je suis vraiment désolé de ne pouvoir… mais le docteur Gilbert vous a déjà fait sans doute mes excuses, madame… il a dû vous dire que je suis obligé de partir ce soir même pour Fontainebleau, que mon fils est malade…

— Mais ce n’est qu’une légère indisposition, monsieur, interrompit Victorine d’une voix pleine de douceur ; M. Gilbert dit que vous avez tort de vous alarmer…

— Certainement, ajouta le médecin ; mais puisque Anatole est décidé à partir, tout ce que je dirais maintenant pour l’en empêcher serait inutile ; ainsi donc n’en parlons plus. Néanmoins, je te félicite, mon cher ami, d’avoir obtenu de ta femme qu’elle ne t’accompagnerait pas : je suis convaincu qu’elle aurait gagné en route une fluxion de poitrine ou quelque chose d’équivalent.

M. de Ranval était assis près de Gilbert, en face du canapé où se trouvait Victorine, et tenait toujours à la main son chapeau, comme s’il n’eût voulu demeurer qu’un instant.

Enfin, après un assez long silence, Victorine lui dit avec un air de reproche tendre :

— Mais il y a des siècles qu’on ne vous a vu, monsieur !… Tous les jours je demandais à votre excellent ami, M. Gilbert, la cause d’une aussi longue absence… En vérité, je craignais d’avoir à mon insu quelque tort envers vous…

— Madame !… reprit Anatole avec un geste de vive dénégation, avez-vous pu avoir une pareille idée !…

— Vous ne m’en voulez donc pas, monsieur Anatole ?… continua Victorine en laissant tomber sur lui un regard doux et brûlant.

— Moi, vous en vouloir, madame !… Permettez-moi de vous remercier au contraire… Vous m’avez toujours fait l’accueil le plus gracieux… et j’ai honte, vraiment, de ne vous en avoir pas encore témoigné ma reconnaissance… mais depuis quelque temps je vais fort peu dans le monde… Des travaux importans me retiennent chez moi.

— Et vous font négliger vos connaissances, vos amis… monsieur Anatole, interrompit Victorine avec un sourire affectueux et triste. Mais je sais que vos momens sont précieux pour l’art… et je vous pardonnerai votre abandon, votre oubli, monsieur, si nous leur devons un nouveau chef-d’œuvre !

— Très bien, très bien ! se dit tout bas le docteur avec son frottement de mains habituel, voilà des œillades qui brûlent !… et j’entends battre le cœur d’Anatole !…

Puis, à haute voix, il ajouta :

— Il faudra que tu lises quelque jour un fragment de ton poème à madame Villemont ; elle est avide de beaux vers, et tu n’as pas, je te jure, de plus chaud partisan, d’admirateur plus idolâtre, plus fanatique !… Croirais-tu, mon cher, qu’elle sait par cœur les trois quarts de tes odes ?…

— Oh ! monsieur, que votre poésie est belle ! s’écria Victorine avec chaleur, quelle sensibilité douce et profonde !… quelle élévation de style et de pensée !… Comme votre âme énergique et tendre se reflète admirablement dans vos ouvrages !…

— Madame, balbutia dans son trouble Anatole en baissant les yeux, les éloges d’une bouche comme la vôtre sont pour le poète une bien flatteuse récompense !… je regrette seulement de ne pas mieux les mériter…

— À merveille ! pensa le docteur, qui depuis le commencement de la conversation observait la physionomie changeante d’Anatole ; il mord à l’hameçon.

Ah ! monsieur, reprit Victorine d’un ton mélancolique, pourquoi m’avoir si long-temps laissée dans l’erreur ?… pourquoi m’avoir caché votre beau nom ?… L’an dernier, monsieur, quand vous m’honoriez quelquefois d’une visite, j’ignorais ma gloire et mon bonheur !… Ah ! si j’avais pu savoir que le plus sublime de nos poètes, qu’Anatole de Ranval était près de moi !… Mais comment ne vous ai-je pas reconnu tout de suite à cet air noble et pensif, à ce large front d’inspiré, à cet œil grave, puissant et lumineux, qui révèle le génie ?…

— De grâce, madame !… interrompit Anatole qui, plus modeste que la plupart des poètes, n’aimait guère les louanges à bout portant, vous me rendez confus !…

— Cependant je ne vous dis pas encore tout ce que je pense, monsieur, ajouta Victorine, de peur d’offenser votre modestie…

Le docteur Gilbert se leva, prit son chapeau, et saluant Victorine avec une familiarité galante, il lui dit :

— Veuillez, m’excuser, madame : j’ai un malade à visiter dans le voisinage ; je suis attendu, et je vous demande la permission de vous quitter pour un instant. Je vous laisse en tête-à-tête avec Anatole, et vous ne vous apercevrez pas de mon absence. Je reviens dans quelques minutes, Anatole.

— M. de Ranval jeta sur la pendule un coup d’œil à la dérobée.

— Il est temps que je prenne aussi congé de madame, dit-il en se levant.

— Quoi ! déjà, monsieur ? répartit Victorine d’un air chagrin. Mais vous ne faites que d’entrer !

— L’heure me presse, madame, répondit Anatole, et vous savez que la malle-poste n’attend pas les voyageurs… Je serais désolé de ne pouvoir partir aujourd’hui.

— Bah ! dit Le docteur Gilbert en consultant sa montre, tu as encore une bonne demi-heure devant toi, et la voiture n’est qu’à deux pas d’ici.

— Ma pendule avance horriblement, ajouta Victorine ; ne vous réglez pas sur elle, monsieur Anatole.

Et déjà le médecin était parti.


VIII.


Lorsque Anatole se trouva seul avec Victorine, une espèce de crainte indéfinissable s’empara de lui : un frisson parcourut tout son corps, et de plus fortes palpitations soulevèrent sa poitrine. Il n’osait tourner les yeux vers madame Villemont, qui semblait elle-même interdite et tâchait de se donner une contenance. Elle penchait languissamment sa tête sur une épaule, et ses grandes prunelles noires, qui se dirigeaient avec amour vers Anatole, se voilaient par moment de leurs cils longs et soyeux, comme pour se soustraire au regard.

— Oh ! que cette femme est belle ! pensait Anatole dans une contemplation muette : que de grâces et d’enchantement ! que de poésie dans toute sa personne !… Pourquoi cette charmante créature n’est-elle pas vertueuse !

Et Victorine, silencieuse comme Anatole, se disait :

— Qu’il y a de noblesse dans son visage !… comme il est beau !…

Tout à coup le front d’Anatole devint soucieux, mélancolique, et se creusa d’une ride profonde, qui apparaissait chaque fois qu’une idée grave et triste venait l’assaillir. Il promenait douloureusement sa vue autour de lui sur les riches tentures de soie qui tombaient à larges plis des croisées, sur les glaces magnifiques, sur le fastueux ameublement du salon ; et mille pensées cruelles se pressaient tumultueusement dans son esprit.

— Quel luxe ! se disait-il, que de richesses !… Ah ! tout cela, peut-être, c’est le prix de sa honte !

— Cet homme m’impose, pensait Victorine qui ne savait de quelle manière engager la conversation ; je ne trouve rien à lui dire !

Enfin, après avoir hésité quelque temps encore, elle dit d’une voix tremblante d’émotion.

— Il faut convenir, monsieur, que le hasard nous sert quelquefois étrangement… Je ne savais pas que vous demeuriez dans cette maison, quand j’y suis venue prendre un appartement… Certes, je ne pouvais mieux choisir !

— En effet, madame… balbutia Anatole, vous avez un appartement superbe… beaucoup plus vaste que l’autre… Je ne puis qu’applaudir à votre bon goût, madame… Ce salon est magnifiquement décoré… les meubles, les draperies sont admirables !…

— Oui… répondit Victorine, ils ne sont pas trop mal… À vrai dire, ce n’est pas moi qui les ai choisis, monsieur… mais ils m’ont plu au premier coup d’œil. Cet appartement, comme vous le savez, je présume, était occupé par un M. de Ronsoff, qui, se trouvant obligé de partir brusquement pour la Russie, m’a vendu ce mobilier.

— Tout cela, madame, a dû vous coûter fort cher… poursuivit Anatole en regardant Victorine avec tristesse.

— Mais… assez cher… dit-elle en changeant d’altitude pour dissimuler son trouble ; néanmoins, comme l’appartement m’a tout de suite convenu, le prix ne m’a pas arrêtée… Celui que j’avais rue du Helder était vraiment par trop mesquin…

— Il me semblait fort joli, madame, reprit Anatole ; puis, avec hésitation, il ajouta : — Voyez-vous toujours quelquefois M. Dubreuil, madame ?…

— Non, monsieur, répliqua-t-elle d’une voix ferme, j’ai définitivement rompu avec lui… Depuis long-temps je voulais sortir de la position fausse où je me trouvais, et me réhabiliter aux yeux du monde !… Je l’ai fait, monsieur… et j’ose dire que c’est à vos conseils que je dois cet heureux changement… Allez, j’ai beaucoup réfléchi depuis trois mois… et dernièrement enfin mes yeux se sont ouverts… Oui, monsieur Anatole, il y a trois semaines environ, j’ai pris tout à coup la résolution sérieuse de vivre honorablement ; et, ne consultant que ma conscience, j’ai déclaré à M. Dubreuil que je ne pouvais plus désormais le voir ni rien accepter de lui !… Ses prières, ses larmes n’ont pu m’ébranler !… j’ai résisté aux plus magnifiques promesses, aux offres les plus brillantes !… J’avais la misère et la faim en perspective… et je n’ai pas hésité… Est-ce que le docteur Gilbert ne vous avait pas dit cela, monsieur ?…

— Il me l’avait dit, madame !… répondit Anatole d’une voix lente et grave.

— Et vous ne l’avez pas cru ! ajouta Victorine avec une exclamation douloureuse : avouez que vous ne l’avez pas cru !…

Anatole demeura immobile et ne fit aucune réponse.

— Vous n’avez pas cru, monsieur, qu’une pauvre jeune femme égarée pût avoir des remords et qu’elle fût capable de préférer la misère à la honte !… Cela est pourtant vrai, monsieur, je ne vous en impose pas !… Du sein de la fortune et des jouissances, je me suis vue tout à coup précipitée dans un état de gêne et de privations bien cruel pour moi, monsieur !…

— Mais je vois avec plaisir que ce cruel état de gêne n’a pas duré long-temps, madame… reprit Anatole en tournant la tête comme pour examiner les objets fastueux qui l’environnaient ; grâce à Dieu ! la fortune vous sourit de nouveau…

— Oui ! le ciel, je crois, m’a récompensée de mon courage ! dit Victorine ; je me suis réconciliée presque aussitôt avec un de mes oncles qui est fort riche et qui a toujours eu pour moi beaucoup de tendresse : touché de mon repentir, et craignant que mes habitudes de luxe et de folles dépenses ne me fissent retomber dans les désordres de ma première jeunesse, il a voulu m’assurer une existence heureuse et indépendante, au moyen d’une rente annuelle assez considérable qu’il me paie lui-même… Mais, en changeant de vie, il fallait aussi changer de nom… car le mien, je dois vous le dire, ma mère avant moi l’avait déshonoré, monsieur !… Et, sur le point de recommencer une vie nouvelle, je voulais perdre jusqu’au souvenir du passé !

— S’il était vrai ! pensa Anatole qui sentit venir des larmes au bord de ses paupières.

— Ah ! monsieur Anatole ! s’écria Victorine en lui pressant une main dans les siennes, que ne vous dois-je pas ?… c’est vous qui avez fait ce miracle !… c’est vous qui m’avez remise dans la bonne voie !… vous qui m’avez rendu l’estime du monde et l’estime de moi-même !… Oh ! comment vous exprimer avec des paroles tout ce qu’il y a pour vous, dans mon cœur, d’affection et de reconnaissance !… C’est maintenant, monsieur, que je vois combien j’étais coupable, et combien le vice est affreux !… Je sens que j’étais née pour une vie simple et calme, pour être une bonne mère de famille !… Mais, hélas ! vous savez ce que c’est que l’empire des mauvais exemples sur une pauvre jeune fille, crédule et sans expérience !… À ma place peut-être bien des femmes, qui sont bonnes et vertueuses, auraient succombé comme moi… Allez, monsieur Anatole, je n’ai jamais aimé le vice et les plaisirs coupables d’une vie mondaine et dissipée… bien souvent j’ai versé des larmes amères en voyant l’abjection profonde où j’étais descendue !… Mais je me croyais trop avant plongée dans le gouffre, pour en pouvoir jamais sortir !… je désespérais de moi !… et vous ne m’avez pas abandonnée, vous êtes venu a mon secours… vous m’avez tendu la main !

— Pauvre et chère Victorine !… interrompit Anatole avec attendrissement, que je suis heureux de vous entendre parler ainsi… Oh ! non, jamais je n’ai désespéré de vous !… car vous avez l’âme belle comme le visage !… c’est un pur diamant que le souffle empesté du monde n’a jamais pu ternir !… J’ai compris que vous étiez égarée, mais que votre cœur n’était pas corrompu !… Hélas ! c’est votre mère, plutôt que vous, qui me semblait coupable. Éblouissante de beauté, de grâces et de charmes… environnée partout de perfides adorateurs qui vous prodiguaient la flatterie et le mensonge, qui vous empoisonnaient de leurs fétides conseils, de leurs épouvantables maximes, il aurait fallu, pauvre femme, être plus qu’un ange pour ne pas succomber !… Les anges eux-mêmes ne sont pas toujours restés purs ! Mais, dites-moi, Victorine, à peine échappée au torrent, pourquoi l’affronter encore ?… pourquoi marcher sur une pente glissante et rapide qui peut vous entraîner ?… Dites, au lieu de fuir ce monde cruel et pervers, qui a si lâchement abusé de vous, crédule jeune fille… pourquoi le rechercher au contraire, et l’attirer dans vos salons ?… Est-ce que vous ne craignez pas de redevenir sa proie ?…

— Non, répliqua Victorine, avec un sourire amer et dédaigneux, ce monde ne me fait plus peur, car je le méprise !… et je hais tous les hommes, tous !… excepté peut-être un seul !…

Et cette exclamation fut accompagnée d’un regard tendre et brûlant qui fit soudain bondir le cœur d’Anatole, dont les joues se colorèrent d’une vive rougeur.

— Mais je dois vous parler franchement, continua Victorine avec une inflexion de voix passionnée, c’est à cause de vous que je donne ce bal, monsieur Anatole… Il me fallait bien un prétexte pour vous ramener chez moi !…

— Se peut-il ?… murmura confusément Anatole avec une joie mêlée de terreur.

— Je n’avais que ce moyen-là, monsieur Anatole !… car je ne pouvais pas me résoudre à ne plus vous voir !… Mais dites, poursuivit-elle chaleureusement, pourquoi donc m’avez-vous abandonnée ?… Moi qui vous aimais comme une sœur !… ah ! cent fois plus encore !… Oui, vous êtes mon seul ami !… le seul véritable !… le seul homme en qui j’aie confiance, et qui ne me donne pas de conseils intéressés !…

— Moi, Victorine !… avoir d’autres pensées que votre bonheur !… s’écria Anatole en la serrant contre sa poitrine avec une profonde émotion.

Tout à coup la sonnette retentit bruyamment. Anatole éprouve un frisson involontaire, et ses bras, qui pressaient la jeune femme, retombent comme paralysés.

— C’est le docteur Gilbert qui revient, dit Victorine d’une voix molle et caressante ; mais soudain elle tressaille… une pâleur mortelle se répand sur ses joues…

— C’est lui ! murmure-t-elle.

Cependant elle doute encore ; elle prête l’oreille avec une attention pleine d’épouvante : un grand bruit se fait entendre dans un salon voisin, puis une voix forte et menaçante, une voix qu’elle ne peut méconnaître…

— Grand Dieu ! madame, comme vous pâlissez ! dit Anatole en la soutenant dans ses bras ; qu’avez-vous ?…

— Oh ! monsieur, je vous en supplie, dit Victorine frappée de terreur, ne vous montrez pas !… cachez-vous dans ce cabinet !…

— Pourquoi, madame ?

— Si l’on vous voit, je suis perdue ! reprit Victorine en joignant les mains, je ne m’explique pas !… Vous saurez tout plus tard !…

Aussitôt le bruit redouble, et la voix crie d’un accent terrible, en s’approchant :

— Que diantre ! qu’est-ce que tout cela signifie ?… Les apprêts d’un bal ?… Ah ! ah ! ah ! c’est, pardieu ! ce que nous allons voir !

— Permettez-moi de me retirer, madame, dit Anatole en saluant Victorine et en faisant quelques pas vers la porte.

— Non, il vous verrait sortir… Un moment… je vous en conjure !… Donnez-moi le temps de le congédier !

Et courant à lui, pâle et tremblante, elle le ramène vers le cabinet dont elle ouvre la porte, et la referme brusquement sur Anatole, étourdi, stupéfié.


IX.


Victorine sentit son courage l’abandonner quand la porte du salon s’ouvrit et qu’elle vit paraître M. Villemont tout rouge de colère, et les yeux sortant de la tête. Néanmoins, elle affecta un air de calme et d’indifférence que démentaient la pâleur de son visage et le mouvement de sa poitrine agitée.

M. Villemont était un homme d’une soixantaine d’années, gros, court, haut en couleur ; il avait un ventre qui s’avançait d’une prodigieuse manière, et sa perruque fauve lui cachait presque entièrement le front. Son habit bleu, à boutons de métal, et dont les pans garnis d’énormes poches lui descendaient presque aux talons, était d’une ampleur extraordinaire et lui flottait sur les épaules comme un manteau : M. Villemont n’aimait pas à être serré dans ses vêtemens. Il était receveur général, et par conséquent fort riche ; aussi, bien qu’il ne fût pas un Adonis, trouvait-il peu de cruelles parmi toutes ces Vénus de médiocre vertu, dont l’espèce est si nombreuse à Paris, et qui vivent plus ou moins somptueusement du revenu de leur beauté.

M. Villemont, depuis une vingtaine d’année qu’il était veuf et receveur général, avait toujours eu des maîtresses qui l’adoraient à tant par mois ; et l’âge, au lieu déteindre en ses veines la fièvre des passions amoureuses, n’avait fait que l’irriter davantage au contraire, et rendre son appétit plus dévorant.

M. Villemont fit deux ou trois pas dans le salon d’un air tragique, et s’approchant de Victorine, il dit en frappant de sa canne contre le parquet :

— Eh bien ! qu’est-ce que tout cela signifie, mada…

Mais il fut interrompu dans sa question par un triple éternuement qui lui coupa la parole ; et tirant de sa poche un vaste mouchoir de couleur, il se moucha bruyamment, tout en secouant la tête d’une manière menaçante.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, madame ?… reprit-il en se bourrant les narines d’une large prise de tabac ; il paraît que vous donnez ce soir un bal ?…

— Oui, monsieur, répondit froidement Victorine, sans jeter les yeux sur M. Villemont.

— Ah ! ah !… et sans ma permission, madame ?…

— Vous n’étiez pas à Paris, monsieur : pouvais-je vous la demander ?…

— Et la poste, madame ?… à quoi sert-elle, s’il vous plaît ? ajouta M. Villemont d’une voix étouffée par la colère. Ah ! vous donnez un bal, madame !… C’est très bien, parfaitement bien ! Vous savez pourtant que je n’aime pas tout cela !… Quoi ! madame, il n’y a pas huit jours que vous occupez cet appartement, et vous y donnez déjà bal masqué !… Pas mal ! pas mal ! pas mal !…

— C’est un plaisir très innocent, monsieur, dit Victorine avec insouciance, et je ne conçois vraiment pas que cela puisse vous déplaire.

— Oui, oui, j’ai tort de me fâcher, n’est-ce pas ? reprit M. Villemont en tournant la tête à droite et à gauche pour examiner les nouveaux ornemens du salon. Pardieu ! il faut avouer que vous ne vous gênez pas, madame de Saint-Borry ! partout des glaces, des vases de fleurs, des candélabres !… Vous n’épargnez pas la dépense ! — Tout à l’heure, je viens de voir dans votre salle à manger de magnifiques buffets, tout chargés de mets succulens, comme un étalage de marchand de comestibles !… votre escalier est plein de marmitons qui vont et viennent… et j’ai rencontré M. Chevet dans votre antichambre ! Qui diantre paiera tout ceci, madame ?…

— Moi, monsieur, répondit Victorine avec hauteur.

— C’est-à-dire moi, madame… répliqua M. Villemont, en faisant retentir plus fortement sa canne sur le parquet ; mais vous avez compté sans votre hôte, je vous en avertis… Je suis d’une autre pâte que M. Dubreuil, moi… et je ne me laisserai pas sottement ruiner.

— Parlez moins haut, monsieur, dit Victorine, qui, malgré son apparence calme et froide, était comme sur des charbons ardens. Je vous en conjure, pas de scène, pas de scandale !… Il est inutile que mes domestiques vous entendent… allons dans une autre pièce, où nous pourrons mieux nous expliquer…

Et, tout en parlant de la sorte, Victorine avait saisi le bras de M. Villemont, et cherchait à l’attirer dans une chambre voisine ; mais celui-ci s’écria d’une voix de tonnerre :

— Non, madame, je ne bouge pas d’ici… je reste !… Ah ! vous croyez que je suis d’humeur à payer les violons que vous faites venir en mon absence ?

— Je ne vous demande rien, monsieur, répliqua Victorine d’un ton offensé.

— Je ne paierai rien, madame.

— Je paierai sans vous, monsieur.

— Avec quoi, s’il vous plaît ? répartit M. Villemont en se croisant les bras, et faisant le gros comme un chat courroucé ; avec quoi ?… probablement comme vous avez payé plusieurs fois vos dettes ?… en laissant vendre vos meubles par autorité de justice…

— De grâce, monsieur, élevez moins la voix, interrompit Victorine d’un air inquiet et suppliant ; mes domestiques peuvent vous entendre… Ne me compromettez pas !… Au nom du ciel ! ayez pour moi quelques égards !

— Des égards !… En avez vous pour moi, madame de Saint-Borry ?

— Monsieur, je vous en prie, parlez moins haut, ou venez autre part !…

— Avouez, madame, continua M. Villemont, en secouant la tête avec un air de satisfaction menaçante, avouez que je ne suis pas si bête que vous l’avez pu croire… et qu’un receveur général n’est par une vache à lait qu’on peut traire aussi facilement que les femmes de votre sorte se l’imaginent !… Ah ! ah ! vous ne m’attendiez pas, ma chère !… et moi je me doutais de quelque chose !… voilà pourquoi j’ai pris la poste.

— Monsieur, dit Victorine à demi suffoquée par la colère qui s’amassait depuis long-temps en elle, et qui ne demandait qu’à s’échapper, sans doute je vous ai de grandes obligations… mais enfin je ne suis point votre esclave !… je ne vous dois pas compte de mes faits et gestes !

— Si, madame ! vociféra M. Villemont d’un accent plus furieux ; vous figurez-vous par hasard que je vous ai loué dans cette maison un appartement de six mille francs pour y donner des bals et des mascarades… pour y recevoir tout Paris, tous ces petits faquins d’artistes à moustaches qui viendront vous conter fleurettes ?… Non, non, non, madame !

— Monsieur… vous m’outragez ! dit Victorine dont les yeux étincelaient.

— Allez ! allez, ma belle, poursuivit le financier en accompagnant chaque mot d’un violent coup de canne au parquet, vous n’êtes pas la première qui ait voulu me tromper !… mais, quoique receveur général, je suis plus fin que vous toutes, mesdames !

Un domestique, qui sans doute écoutait à la porte depuis le commencement de la scène, charmé d’avoir une occasion d’humilier sa maîtresse sans courir le moindre risque, entra dans le salon avec un paquet de lettres qu’il remit à Victorine. — Voici pour madame, dit-il avec une salutation profonde.

— Qui vous a permis d’entrer ? répondit-elle brusquement, en toisant le domestique d’un regard irrité.

— Madame… je croyais… bégaya celui-ci, d’un air confus.

— Est-ce que je vous ai sonné ?… reprit Victorine en lui montrant la porte d’un geste impérieux. Sortez !

M. Villemont tira de sa poche une paire de lunettes vertes qu’il se posa sur le nez, et, ramassant une lettre que le domestique avait fait tomber, il jeta les yeux sur la suscription.

Aussitôt ses grosses joues pendantes devinrent pourpres comme celles d’un homme frappé d’apoplexie.

Madame Villemont ! s’écria-t-il avec une intonation foudroyante. Quoi ! vous avez l’audace de prendre ainsi mon nom, et de tous faire passer peut-être pour ma femme !…

Victorine changea de couleur, et baissa la tête sans répondre.

— Vous ne vous gênez pas, madame de Saint-Borry, ajouta M. Villemont avec un rire amer et dédaigneux. Ah ! ah ! comme vous y allez !… Je veux bien de temps à autre vous conduire au spectacle dans une loge grillée, vous entretenir de robes et de chapeaux… mais voilà tout !… et je vous défends expressément de toucher à mon nom !… de le salir !…

— Le salir, monsieur !… répliqua Victorine d’une voix sourde et concentrée. Ne dirait-on pas que vous êtes un Montmorency !…

— Je suis un receveur général, madame, répondit majestueusement le financier, et je dois garder les bienséances, le décorum !… Songez à l’importance de ma position, et n’allez pas, je vous prie, me confondre avec ce niais que vous appelez monsieur Dubreuil, et qui s’est laissé escamoter son nom, aussi bêtement que sa bourse…

Enfin Victorine ne se contint plus.

— Monsieur… trêve d’impertinences !… dit-elle en se levant du canapé où jusque alors elle était restée assise. Je vous préviens que je ne souffrirai pas vos insultés. Vous êtes ici chez moi !

— Chez vous, madame… quelle insolence !… Ne savez-vous donc pas que tout ce qui est ici m’appartient, madame !… ces rideaux, ces meubles, cet appartement !… et je puis vous chasser comme une mendiante !…

— C’est moi qui vous chasserai comme un valet ! s’écria Victorine, hors d’elle-même. Cessez vos injures, monsieur !… ou je vais sonner mes gens qui vous mettront dehors par les épaules !… Ici, rien n’est à vous, monsieur !… Cet appartement est loué en mon nom… j’ai le bail dans mon secrétaire !… ces meubles m’appartiennent !… ils sont chez moi !…

— Ah ! ils vous appartiennent !… reprit le financier dans une exaspération impossible à décrire ; Et prenant sa canne par le bout, il la fit tournoyer autour de sa tête, et brisa en mille morceaux la pendule et les vases qui décoraient la cheminée.

Victorine pousse un cri terrible et secoue de toute sa force le ruban de la sonnette.

Deux domestiques accourent.

— Jetez-moi cet homme à la porte !… dit-elle, pâle de fureur, en désignant M. Villemont d’une main tremblante.

Les domestiques s’approchèrent de M. Villemont avec une répugnance visible ; mais ils n’osèrent pas mettre la main sur lui.

— Quoi, misérables !… dit le financier en levant sa canne d’un air formidable, auriez-vous l’audace ?… Ne me touchez pas !… ou je casse La tête au premier qui avance !

Les domestiques firent plusieurs pas en arrière.

— Victorine, infâme créature ! continue M. Villemont, je t’abandonne !… et j’espère que je te verrai mourir sur la paille !…

— Encore une fois, jetez-le dehors, dit Victorine, ou je vous chasse !…

— Allons, monsieur, dit le plus effrayé des domestiques, je vous en prie, allez-vous-en de bonne volonté… puisque madame le veut.

— Oui, monsieur, ajouta l’autre d’un ton patelin, ne nous forcez pas d’en venir à de fâcheuses extrémités.

Et comme M. Villemont ne bougeait pas d’une ligne et que Victorine, la main étendue vers la porte, les pressait avec un geste impératif d’exécuter son ordre, ils se précipitèrent sur le financier, le désarmèrent, et l’empoignant, l’un par la tête, l’autre par les jambes, ils l’emportèrent malgré ses cris, ses imprécations et ses ruades.

— Gredins ! hurla M. Villemont d’une voix enrouée, savez-vous bien que je suis receveur général !…

— Quand vous seriez le pape, ça m’est égal ! répliqua gravement l’un des porteurs. Je ne connais que mon devoir.

Et les derniers blasphèmes du receveur général ne s’entendirent plus qu’à travers les battans fermés de la porte.


X.


Victorine, épuisée de colère et d’émotions, se laissa tomber dans un fauteuil, et demeura quelque temps comme anéantie.

Puis tout à coup elle s’écria, fondant en larmes ;

— Ah ! je suis perdue !… où me cacher ?… Anatole vient d’être témoin de ma honte !…

Et sa tête, qu’elle penchait douloureusement sur sa poitrine, était secouée par des sanglots ; elle se couvrait la figure avec ses mains tout inondées de pleurs. Soudain elle entend marcher auprès d’elle, et saisie d’un frisson, elle lève les yeux…

Anatole venait de sortir du cabinet ; pâle et les traits bouleversés, il passa près de Victorine en détournant la tête, prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Je vous en conjure, monsieur ! dit Victorine en courant à lui, ne m’abandonnez pas !

Et sa voix était suppliante. Elle joignit les mains.

— Adieu, madame !… répondit froidement Anatole, c’est pour jamais !…

Et il pose la main sur le bouton de la porte.

Mais Victorine le retient ; et se précipitant à ses genoux :

— Pitié !… pitié !… monsieur… ne me fuyez pas !… Oui, je suis bien coupable ! je vous ai trompé !… et c’est maintenant que je sens combien je suis vile et misérable, puisque vous me refusez même votre compassion !… Mais vous auriez pitié de moi, monsieur, j’en suis sûre, si vous pouviez lire dans le fond de mon cœur !… Dieu m’est témoin que je venais de prendre la ferme résolution de changer de vie, et de rompre à tout jamais avec cet homme… lorsqu’il a paru devant moi tout à coup !… Hélas ! et je n’ai pu vous dérober cette criminelle et flétrissante liaison !… Mais des aujourd’hui, je vous le jure sur ma vie, sur mon âme ! je rentre dans la bonne route, pour n’en plus sortir !… Et je veux, à force de larmes, de repentir et de vertu, trouver un jour grâce à vos yeux, et vous faire oublier mes longs désordres !…

— Je vous plains, madame, voilà tout ce que je puis faire !… répondit Anatole, ému jusqu’aux entrailles ; mais je n’ai plus de conseils à vous donner… Vous n’avez pas voulu me croire !… Tout ce que je vous ai dit avec la tendresse d’un frère a glissé inutilement sur votre âme, sans y laisser d’empreinte… Adieu, madame… puissiez-vous êtes heureuse !…

— Et comment pourrais-je l’être sans vous ! s’écria Victorine avec une inflexion de voix déchirante. Oh ! restez ! restez !… Ne me privez pas de vos douces et consolantes paroles… J’ai tant besoin d’un ami, d’un frère !… Oh ! ne me laissez pas seule avec le désespoir… avec la honte !… Je me tuerais peut-être… Mais je ne vous demande que quelques jours… et vous verrez le changement qui va s’opérer dans ma conduite !… Oui, s’il le faut, je me condamnerai à la misère, à la faim !… Pitié ! Demain je quitterai ce fastueux appartement, où tout montre à mes yeux mon déshonneur !… Je renonce pour jamais à cette molle et coupable existence, ou je n’ai goûté jusqu’ici que des plaisirs inquiets et pleins de remords au sein de la paresse et de la honte !… Oui, je travaillerai pour vivre… et je veux que tout le reste de mes jours serve d’expiation aux erreurs de ma jeunesse !… Mais vous avez dû voir tout à l’heure que je n’ai rien fait pour retenir cet homme… Je le pouvais… car il m’aime… Eh bien ! je l’ai laissé partir !… Je n’ai pas hésité un moment… Me voilà retombée dans la misère !… Je ne regrette pas tout ce que je viens de sacrifier volontairement… mais vous, Anatole, oh ! soyez mon ami !… Ne m’abandonnez pas !

— Mon amitié vous serait bien stérile, madame, répondit Anatole d’un ton grave et sévère. Elle ne pourrait pas vous indemniser du luxe et des plaisirs auxquels vous croyez avoir la force de renoncer !… Vous dites que vous n’avez jamais été heureuse au milieu d’une opulence coupable… mais vous seriez bien plus à plaindre encore peut-être, si vous étiez pauvre !… Vous ne savez pas ce que c’est que le travail !… Il vous faut, à vous, les enivremens du bal et des spectacles, les riches toilettes… et mieux vaudrait pour vous la mort que la misère !…

— Ah ! que vous me jugez mal ! dit Victorine avec un lamentable soupir ; allez, j’ai du courage, et je sens que mon cœur n’est pas entièrement flétri !… Ah ! que ne vous ai-je connu plus tôt !… quand j’étais pure encore… et vous libre !… Je vous aurais aimé, moi !… et peut-être… Mais pour rendre à mon âme sa première pureté, il ne faut qu’un rayon de véritable amour !…

Anatole frémissait.

— Oui, continua Victorine en pressant contre elle Anatole, en lui mouillant les mains de larmes et de baisers, oui, nous serions unis, peut-être !… Luxe, plaisirs, richesses, à quoi bon tout cela, mon cher Anatole… quand on aime et qu’on est aimé !… Ah ! dans la plus pauvre cabane, je serais heureuse près de vous !…

— Adieu ! madame, adieu ! interrompit Anatole dans un grand trouble et s’arrachant des bras de Victorine. Vous êtes belle… il y a de la noblesse dans votre âme… et vous méritiez d’être vertueuse !… Mais il n’est jamais trop tard pour se repentir !… soyez heureuse !… Adieu !

— Vous partez ! s’écrie Victorine avec des sanglots. Cruel !…

— Adieu !… répète Anatole d’une voix sourde et profonde. Puis, saluant Victorine, il sortit.

Victorine demeure immobile au milieu de la chambre, et comme foudroyée. Pâle, interdite, elle écoute : elle espère un instant qu’il va revenir, et ses yeux restent fixés sur la porte, qui ne se rouvre pas.

Alors, donnant un libre cours à son désespoir, elle marche à grands pas, avec des gestes et des mouvemens convulsifs, elle s’écrie :

— C’en est fait !… il m’échappe !… il a horreur de moi !… plus d’espoir de vengeance !… Mais j’ai beau vouloir me le cacher, j’aime ! oui, j’aime cet homme !… et plus il est dédaigneux et froid, plus je brûle, insensée !…

Elle venait de se jeter dans un fauteuil, et, le front dans ses mains, elle pleurait, quand le docteur Gilbert rentra.

— Eh bien ! dit-il avec étonnement, en promenant ses regards de tous côtés, où est donc Anatole ?

— Parti !… murmura douloureusement, Victorine.

— Quoi !… vous l’avez laissé partir ? reprit le médecin d’une voix altérée.

— Je n’ai pu le retenir !…

— Oh ! pardieu ! vous êtes folle ! répliqua Gilbert en frappant du pied. Je ne vous croyais pas si novice !… Que diable ! il fallait plutôt fermer toutes les portes à double tour, et jeter les clés par la fenêtre.

— Si vous saviez, Gilbert ! dit Victorine en secouant la tête. M. Villemont est tombé ici comme la foudre !… À peine ai-je eu le temps de faire cacher Anatole dans cette chambre… et le misérable Villemont, quand il a su que je donnais un bal, s’est emporté contre moi d’une manière atroce !… Voyez, continua-t-elle en montrant au médecin les débris des vases et de la pendule qui jonchaient le parquet, voyez les marques de sa brutalité !… Peu s’en faut qu’il ne m’ait frappé, l’infâme !… Et cette effroyable scène, Anatole en était presque le témoin !… De cette chambre, il a pu entendre les grossières et lâches injures de ce Villemont, que j’ai fait chasser par mes domestiques !… Mais Anatole a découvert ma honte… il a compris ce qu’était ce Villemont… et, l’ingrat… il m’a dit un éternel adieu !…

— Pauvre innocente ! répondit Gilbert avec un sourire plein d’âcreté, l’occasion était pourtant belle !… Vous n’aviez qu’un tour de clé à donner !… Il fallait, vous dis-je, l’enfermer dans ce cabinet… Mais depuis combien de temps est-il parti ?

— Il part à l’instant même, Gilbert… et je suis surprise que vous ne l’ayez pas rencontré sur l’escalier.

— Eh bien ! ma chère, il ne faut pas encore désespérer, dit Gilbert en se frottant les mains d’une manière convulsive. Je parie qu’il s’obstine à partir aujourd’hui pour Fontainebleau ; mais il est trop tard ; depuis une grande demi-heure au moins la malle-poste et les diligences roulent… Soyez tranquille, je cours après lui et je vous Le ramène !…

— Ah si vous le pouviez ! s’écria Victorine avec un éclat de joie dans les yeux.

— Ne craignez rien, dit Gilbert avec une extrême volubilité ; je fais de lui ce que je veux… D’ailleurs, je vous répète qu’il vous aime !… Dans une heure, je vous en donne ma parole, il sera chez vous, enveloppé d’un domino, masqué !… Et quand je pourrai vous dire, à vous, deux ou trois mots en particulier, au sujet de madame de Ranval, vous ne douterez pas du succès de mon plan. J’ai conçu quelque chose d’admirable… si elle m’échappe, je vous jure qu’elle sera plus habile que moi !… Adieu !…

Et déjà le docteur était hors du salon.


XI.


C’était dans la cour un bruit continuel de voitures qui arrivaient pleines de masques ; et déjà les salons de Victorine Darbois resplendissaient de jolies femmes et de riches costumes : là se trouvaient confondus tous les rangs, toutes les conditions, toute la littérature, depuis le plus grand des poètes modernes jusqu’au plus imperceptible, au plus inconnu des vaudevillistes. Une seule chose manquait à ce bal, les femmes honnêtes mais, en revanche, toutes ces voluptueuses et charmantes créatures qui parent nos théâtres, et que le monde aristocrate ou bourgeois repousse orgueilleusement, dansaient, galopaient, valsaient, éblouissantes de grâces, d’élégance et de faux diamans.

Madame de Ranval, assise auprès du feu dans sa chambre à coucher, écoutait rêveusement les sons joyeux de l’orchestre, qui parvenaient vagues et confus à son oreille, à travers les sifflemens de la bise et le claquement monotone de la grêle qui fouettait les vitres. Il n’était guère plus de neuf heures.

Mariane travaillait à côté de sa maîtresse, et par intervalle elle interrompait son ouvrage pour entretenir le feu et relever les tisons qui roulaient au bord de la cheminée.

Mathilde avait un livre ouvert devant elle sur une table, mais elle ne lisait pas, et semblait absorbée dans ses propres réflexions.

Soudain le vent redoubla de violence, et la grêle frappa les vitres avec plus de fracas et d’impétuosité ; on entendit quelques ardoises tomber dans la cour et se briser sur le pavé,

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel abominable temps ! dit Mariane, on croirait par momens que la maison va s’écrouler ! Comme vous avez bien fait de ne point partir, madame… je plains de tout mon cœur ce pauvre M. Anatole qui est en route !

— Et moi, Mariane, répondit Mathilde avec une étrange expression de tristesse, je voudrais être maintenant auprès d’Anatole. Va, Mariane, si je ne l’ai pas accompagné, ce ne sont point toutes les menaces du docteur Gilbert qui m’ont retenue… mais je n’ai pu résister aux prières d’Anatole, qui me conjurait avec formes de ne pas entreprendre ce voyage. Il m’aurait crue morte, si j’avais bravé la défense de M. Gilbert.

— C’est qu’il vous aime, madame ; et malgré la joie extrême que j’aurais d’embrasser notre cher enfant, et de voir mon vieux et vénérable maître, je préfère me priver de ce bonheur, et n’avoir pas à craindre au moins pour votre santé.

— Mariane, comme le temps va me paraître long pendant l’absence d’Anatole !

— Mais demain soir peut-être vous le reverrez, madame.

— Lorsqu’il m’a dit adieu, reprit Mathilde avec un soupir, j’ai senti mon cœur se déchirer !… Et lui-même, j’en suis sûre, il partageait ma douloureuse émotion ; car, en m’embrassant, il m’a serrée contre sa poitrine avec une tendresse indéfinissable, et qui ressemblait presque au désespoir… il m’a baignée de larmes ! C’est que, vois-tu, Mariane, une séparation, quand on s’aime, est toujours bien cruelle ! On a beau se dire qu’elle ne sera pas longue, et qu’elle est sans dangers, on craint toujours malgré soi de ne plus se revoir, et l’on ne peut s’empêcher de pleurer !…

— Hélas ! vivre un seul jour sans Anatole, c’est pour moi comme un siècle d’inquiétude et de souffrance !… Ma chère Mariane, je voudrais déjà être à la belle saison, avoir quitté Paris. Comme je serai heureuse à la campagne, auprès d’Anatole et de mon enfant !

— Ah ! madame, quel bonheur aussi pour moi ! dit Mariane, dont toute la physionomie devint radieuse. Encore trois mois d’hiver à passer dans ce vilain Paris !… cela va nous paraître bien long… mais bah ! nous en verrons la fin ! Pourvu qu’Anatole persiste dans sa résolution de quitter Paris !…

— Sois tranquille, Mariane, il tiendra sa promesse. D’ailleurs, il me l’a bien dit, ce n’est pas un sacrifice qu’il me fait. Maintenant Paris lui est insupportable. C’est lui-même qui m’a proposé de nous établir à la campagne. En effet, Mariane, un poète peut-il trouver des inspirations dans cette ville noire et prosaïque ? Pour avoir un peu de calme et de silence, Anatole est forcé la plupart du temps de travailler la nuit ; voilà ce qui ruine sa santé, et le rend triste et morose. Le jour, après une longue nuit de veille et d’études, il est accablé de fatigue, distrait, rêveur ; il m’adresse à peine la parole, et ce que je prends souvent pour de l’indifférence et de la froideur, n’est autre chose qu’une grande lassitude d’esprit et de corps. Et la nuit, Mariane, c’est tout au plus s’il peut travailler paisiblement : cette maison est si bruyante ! toujours des bals et des fêtes !… Tiens, Mariane, entends-tu ce roulement continuel de voitures dans la cour, ces cris, ces disputes ?…

— Oui, madame répondit Mariane : c’est, depuis une demi-heure, un vacarme épouvantable d’équipages, de cabriolets, de fiacres, remplis d’hommes et de femmes déguisés. À vous parler franchement, madame, je n’ai pas fort bonne opinion de notre nouvelle voisine, de cette madame Villemont qui demeure en face de nous !… C’est une femme, à ce qu’il paraît, d’une conduite un peu suspecte, qui ne songe absolument qu’au plaisir. Oui, madame, poursuivit-elle en baissant la voix d’une manière significative, on va même jusqu’à dire que c’est une femme entretenue !

— Oh !… c’est peut-être une calomnie, Mariane ! répliqua vivement madame du Ranval.

— Je le souhaite, madame, poursuivit Mariane en secouant la tête d’un air qui exprimait le doute.

— Dire qu’il y a de pareilles femmes ! murmura douloureusement Mathilde. Je suis bien forcée de le croire maintenant… Ah ! quelle honte pour notre sexe !… Comme ces femmes doivent être malheureuses… elles n’ont jamais aimé !… Pauvre Victorine !…

— Oh ! oui, madame, ajouta la vieille bonne d’une voix émue, quoiqu’elle soit bien coupable, je ne puis m’empêcher de la plaindre.

— Elle ! mon amie d’enfance, poursuivit Mathilde, qui sentit descendre une larme le long de ses joues. Elle, si éclatante d’esprit et de beauté ! Elle qui aurait fait l’ornement du monde et l’orgueil d’un époux !… En être venue là !…

— Je ne l’ai vue qu’une seule fois, cette pauvre malheureuse ! dit Mariane qui partageait l’attendrissement de sa maîtresse : il y a de cela près de trois ans, madame ; je ne me rappelle que vaguement ses traits, mais je me souviens que sa beauté me frappa… Depuis ce temps, madame, savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Non, Mariane ; et par momens, je pense à elle avec une émotion profonde… Peut-être son âme n’était-elle pas encore entièrement corrompue… peut-être y avait-il encore quelque ressource !… Pauvre fille ! j’ai comme un remords de l’avoir abandonnée ; je me reproche amèrement de n’avoir pas fait plus d’efforts pour la ramener au bien…

Vous n’avez rien à vous reprocher, madame… je sais que vous lui donnâtes alors les conseils d’une mère… Elle n’a pas voulu les suivre… Que pouviez-vous de plus ?

— Hélas ! reprit Mathilde en soupirant, je l’aime toujours, malgré ses fautes, malgré la haine injuste et cruelle qu’elle m’a jurée… et si je pouvais la servir… On sonne, je crois, Mariane ?… oui. Qui peut venir à cette heure ? Si c’est une visite, je ne suis pas en état de recevoir. Dis que je suis un peu souffrante.

— Oui, madame, répondit Mariane en sortant de la chambre.

Mathilde demeura un moment silencieuse et pensive ; puis elle murmure confusément ces mots :

— Je ne sais pourquoi… mais je ne puis bannir la tristesse qui m’accable. Pourtant je n’ai aucun motif de chagrin… Je suis persuadée maintenant que la maladie de mon fils n’a rien de grave… Je devrais au contraire me trouver bien heureuse, à présent que je ne doute plus de l’amour d’Anatole… Pauvre ami, comme j’étais injuste à son égard !… Jamais peut-être il ne m’a plus aimée !…

— Madame, c’est le docteur Gilbert, dit Mariane en rouvrant la porte.

Mathilde fut au moment de dire : — Qu’il n’entre pas ! — Mais un trouble indéfinissable l’empêcha d’articuler une seule parole.

Le docteur entra. Il était en costume de bal.


XII.


Mathilde ne put retenir un léger mouvement d’impatience que le médecin remarqua.

— Pardon, madame, si je vous dérange, dit-il en s’inclinant profondément. Il est peut-être un peu tard pour venir m’informer de votre santé ; mais j’obéis au désir d’Anatole. Oui, madame, au moment de monter en voiture, il m’a fait promettre que je ne me coucherais pas sans savoir comment vous vous portiez.

— Vraiment, monsieur, répondit Mathilde d’un ton froidement poli, Anatole se préoccupe trop de ma santé… et vous êtes trop bon pour moi : je vous suis très obligée.

— Et vous sentez-vous mieux que ce matin, madame ? reprit le docteur avec une inflexion doucereuse qui n’était pas naturelle à sa voix.

— Beaucoup mieux, je vous remercie, répliqua Mathilde, qui, voyant que Mariane se disposait à quitter la chambre, fut sur le point de lui dire de reste ; mais elle n’osa point, et laissa Mariane sortir.

— En effet, madame, poursuivit Gilbert, vous avez bien meilleur visage que tantôt : vous êtes en voie de guérison, et j’espère qu’avec un peu de ménagement et de soumission au régime et que je vous ai prescrit, vous serez bientôt hors d’affaire, et peut-être mieux portante et plus belle que jamais.

Vous voyez, monsieur, avec quelle déférence je me suis conformée à vos ordres. Malgré tout mon désir d’accompagner Anatole, je suis restée…

— Et je vous en remercie du fond de mon cœur, madame, répondit chaleureusement Gilbert. Si vous n’aviez pas suivi les conseils de mon expérience et de mon amitié, madame, je me serais jeté à vos genoux, j’aurais supplié Anatole de vous retenir de force, oui, de force, madame !… plutôt que vous laisser commettre une aussi grande imprudence ! Le temps est épouvantable, et vous auriez cruellement souffert cette nuit. Votre place est au coin du feu, madame…

— Et la vôtre aussi, je présume, docteur, interrompit Mathilde avec un sourire où Gilbert crut démêler une légère intention d’ironie. Par un si mauvais temps, on est mieux chez soi que partout ailleurs ; et, franchement, j’admire votre courage, d’avoir bravé le vent et la grêle pour une malade… aussi bien portante que moi. Je suis au désespoir, monsieur, d’être cause que vous vous soyez dérangé.

— Ah ! madame, répartit Gilbert d’un ton de galanterie moitié sérieux, moitié badin, pour vous voir, ne fût-ce qu’une seconde, je traverserais à la nage le détroit de Léandre !… Vous avouerez donc que je n’ai pas fait un sacrifice bien méritoire à vos yeux, d’affronter les ruisseaux de la capitale dans une bonne voiture qui me ramènera chez moi. D’ailleurs, il faut tout vous dire, madame, je vais ce soir au bal dans cette maison, chez votre nouvelle voisine.

— Chez madame Villemont ? reprit Mathilde avec intérêt.

— Justement, madame, répondit Gilbert d’un air d’indifférence. Je n’avais pas grande envie d’aller à cette fête, qui sera pourtant magnifique, à ce qu’on dit… Je suis tellement fatigué de bals, que j’évite comme le feu toutes les invitations ; mais on m’a tant prié de venir, que je n’aurais pu refuser sans impolitesse.

— Vous connaissez beaucoup cette dame, monsieur ? demanda Mathilde, qui ne put se défendre d’un certain mouvement de curiosité au sujet de cette femme mystérieuse dont elle avait plusieurs fois dans la journée entendu prononcer le nom.

— Je la connais assez intimement, madame, depuis trois ou quatre ans que je suis son médecin : c’est une femme très à la mode, éblouissante d’esprit, de charmes et de séductions. Mais, par malheur, sa conduite n’est pas irréprochable.

— Mais c’est une femme mariée, je crois ? dit Mathilde avec une espèce d’hésitation.

— Oh ! mariée, si l’on veut… répliqua le docteur en souriant d’une manière significative.

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— C’est-à-dire, ajouta Gilbert, que pour convoler en secondes noces elle n’aura pas besoin d’attendre la mort de son mari, ni d’avoir recours au divorce qu’on parle de rétablir. Son mari, madame… vous me pardonnerez l’expression que j’emprunte à la finance, n’est autre chose que son caissier.

— Ah ! je crois vous comprendre, monsieur… répondit Mathilde dont les joues, d’une éclatante blancheur, prirent une légère nuance d’incarnat. J’avais déjà entendu dire quelque chose d’à peu près semblable… mais j’hésitais à le croire,

— Je conçois, madame, une pareille hésitation de votre part. Votre âme est si belle et si pure que vous ne pouvez croire qu’il y ait des femmes assez viles, assez malheureusement nées, assez ignobles, pour faire de leur beauté un objet de spéculation, et vendre ce qu’il y a de plus saint et sacré : — l’amour ! — Et pourtant, madame, à bien réfléchir, le mariage n’est pas toujours exempt d’un pareil trafic.

La dernière phrase du docteur parut faire sur Mathilde une impression désagréable. Elle tressaillit, et ses lèvres se contractèrent un instant.

— Monsieur, dit-elle en affectant de l’indifférence, je ne comprends pas qu’un homme d’esprit et de jugement comme vous ose comparer deux choses qui n’ont pas la moindre analogie. J’aime à croire que vous ne dites pas ce que vous pensez.

— Pardonnez-moi, madame ; je vous parle avec la franchise d’un ami, sans restriction, sans détours. Vous savez que je ne suis pas très partisan du mariage… cela n’entre pas dans mes idées.

— Eh bien ! de grâce, monsieur, n’en parlons plus, interrompit Mathilde avec douceur. Pourquoi ramener toujours la conversation sur un sujet que nous envisageons tous les deux si différemment ?… Je sais que vous n’aimez pas le mariage ; en ce cas, ne vous mariez point, mais n’empêchez pas les autres de se marier !… Un peu de tolérance, docteur.

— Qu’on se marie quand on s’aime, passe encore, poursuivit Gilbert qui ne voulait pas laisser tomber la discussion ; mais vous conviendrez, madame, que tout mariage qui n’est pas un mariage d’amour est pour la femme une espèce de prostitution… Non, je ne connais rien de plus odieux que ces unions de convenance où la femme est marchandée comme une chose !… On ne s’informe si elle est jeune et jolie, si elle vous aime, mais quelle est sa dot !… Ou bien c’est la femme qui est pauvre et qui, pour avoir de belles robes, de beaux chapeaux, une loge aux Bouffes, se jette sans amour entre les bras d’un homme riche, souvent d’un vieillard qu’elle déteste, et dont elle souhaitera bientôt la mort ! Franchement, une femme pareille, qui fait du mariage une affaire de commerce, vaut-elle beaucoup mieux qu’une autre femme qui vend son âme et son corps, sans en demander la permission au maire de l’arrondissement ?

— Encore une fois, monsieur, vous avez une manière de voir qui ne s’accorde nullement avec la mienne. Pour moi, je pense qu’il n’y a de bonheur et de considération pour une femme que dans le mariage ; et vouloir se dérober à ce joug nécessaire, imposé par la nature et Dieu, c’est méconnaître son devoir et ne point remplir sa mission ici-bas.

Et la voix de Mathilde devenait plus forte et plus accentuée ; ses joues s’animaient ; une ardeur inconcevable brillait dans ses yeux.

— Quant à moi, reprit le docteur qui s’efforçait par tous les moyens d’attiser la controverse, je crois, madame, que notre seule et véritable mission ici-bas est d’aimer, et que si Dieu nous a mis dans le cœur cette flamme céleste qu’on appelle amour, c’est pour l’entretenir comme le feu sacré sur l’autel, et ne pas le laisser mourir faute d’aliment !… Dites, madame, une liaison vous paraît-elle moins respectable et moins sainte, parce qu’elle n’a pas été consignée sur les registres de l’état civil, et n’a reçu de consécration que celle de l’amour ?… En vérité, madame, je trouve le mariage au moins très inutile, pour ne pas dire absurde, immoral ! À quoi bon se marier, si l’on s’aime ?… et si l’on ne s’aime pas, quelle monstruosité ! Non, rien de plus infâme que de se livrer en esclave, en odalisque, aux plaisirs d’un homme que l’on n’aime pas !… Et je pourrais vous citer une foule de personnes que vous avez dû voir dans le monde, lesquelles, sans le mariage, auraient continué toujours de s’aimer, et dont l’amour n’a guère duré plus de cinq ou six mois après le sacrement. Quoi de plus ridicule, en effet, que de jurer à un homme qu’on l’aimera toujours ?… comme si l’on pouvait fixer l’éternelle inconstance du cœur humain !… empêcher la poussière, les feuilles et l’eau de remuer au souffle imprévu de la brise ! Non, rien n’est immobile dans la nature, et personne au monde ne peut répondre de son cœur !… Vous-même, madame, vous si pure, si noble et si vertueuse, êtes-vous bien sûre du vôtre ?… et l’homme que vous avez choisi pour être l’éternel compagnon de votre existence, êtes-vous sûre de l’aimer éternellement ?…

— En douteriez-vous, monsieur ? dit Mathilde.

— Pardon, madame, balbutia le docteur un peu troublé, je vois bien que je vous offense ; mais il ne faut pas prendre mes paroles absolument à la lettre : ce que je dis là n’est qu’une simple supposition, une hypothèse… rien de plus… une question que j’adresse à toutes les femmes en général… Je veux bien croire, madame, que votre cœur n’a pas changé depuis que vous êtes unie à M. de Ranval, car il y a dans l’âme de certaines femmes tant de suave délicatesse et de passion véritable et profonde, qu’elles aiment long-temps encore après qu’elles ne sont plus aimées !… Mais vous devez savoir, madame, continua-t-il d’un air grave et triste, vous devez savoir que la constance est une vertu beaucoup moins naturelle à notre sexe, et que le cœur de l’homme mobile, capricieux, fantasque !… Je sais que votre mariage avec Anatole est un mariage d’amour, et que vous êtes belle, madame, pleine de qualités solides et brillantes, bien digne enfin de fixer pour jamais l’amour d’un homme… qui saurait vous apprécier ! Mais vous n’ignorez pas non plus que l’habitude amène presque toujours la satiété, le blasement… et que l’on finit presque toujours par devenir insensible à la douceur d’un bien qu’on possède tranquillement, sans partage, et sans la frayeur de le perdre !… Dites, croyez-vous, madame, ceci est encore une supposition, croyez-vous qu’Anatole soit capable de vous aimer toujours autant, jusqu’à son dernier soupir ?

La voix de Gilbert était faible et tremblante.

— Dites !… le croyez-vous, madame ? reprit-il en baissant les yeux devant le regard noble et sévère de Mathilde.

— Je le crois, monsieur, répondit-elle avec une étrange émotion ; oui, je crois qu’Anatole m’aimera toujours !… et j’espère que vous ne me ferez pas l’outrage d’en douter.

— Je vous répète, madame, que c’est une simple supposition, ajouta le docteur d’un accent mielleux, et vous auriez tort de vous en formaliser. Certes, vous êtes assez belle, assez rayonnante pour allumer dans un cœur une flamme éternelle et vive, un amour solide et profond !… et comme vous êtes un ange entre toutes les femmes, l’homme auquel vous appartenez, madame, serait bien aveugle et bien fou d’aller chercher ailleurs que dans vos bras une félicité que tant d’autres voudraient payer de leur sang, de leur âme…

Et tout en parlant, Gilbert se frappait la poitrine ; ses mains crispées s’agitaient dans l’air comme s’il eût voulu saisir quelque chose : tout son corps frissonnait d’un mouvement convulsif ; il y avait une lumière étrange dans ses prunelles, pleines de langueur et de passion ; l’ironique sourire qui n’abandonnait presque jamais ses lèvres, s’était comme effacé, et sa voix, naturellement âcre et mordante, avait pris un timbre efféminé, doux, suppliant.

— Vous dites qu’Anatole vous aime, poursuivit-il en se rapprochant de Mathilde… Eh bien ! madame, je vous l’avoue, par momens, je ne puis m’empêcher de croire qu’Anatole ne vous aime pas comme vous le méritez… il me paraît froid, presque indifférent…

— De grâce, monsieur !… interrompit vivement Mathilde, je ne vous ai pas donné le droit de me parler ainsi !… Vous ne m’avez jamais entendue me plaindre de la froideur ou de l’indifférence d’Anatole !

— Je ne dis pas cela, madame… bégaya Gilbert embarrassé ; vous m’avez mal compris, madame… ou plutôt je me suis mal exprimé. Je voulais dire seulement que je crois avoir remarqué dans les manières d’Anatole à votre égard un peu de refroidissement… Pardonnez-moi, madame… c’est un mot qui vous blesse… mais je ne trouve pas d’autre expression qui rende aussi bien ma pensée… D’ailleurs, je veux et je dois vous parler avec franchise, madame… mon amitié pour Anatole vous est si bien connue, qu’en disant la vérité je ne crains pas de me rendre suspect à vos yeux, ni d’être soupçonné d’aucune intention malveillante. Ce que je vous dis là, madame, je l’ai dit mainte et mainte fois à Anatole, qui est mon meilleur ami, et pour lequel je n’ai jamais eu rien de caché ; mais l’amitié ne met pas un bandeau sur les yeux, madame, qu’il est trop sûr de votre amour… et qu’il n’apprécie par dignement l’inestimable trésor qu’il possède en vous.

Le docteur Gilbert était si près de Mathilde que leurs vêtements se touchaient, et qu’elle pouvait sentir contre sa joue la respiration brûlante et courte du médecin. Elle recula son fauteuil.

— Je vous en prie, monsieur, dit Mathilde d’une voix un peu altérée, ne vous inquiétez pas de mes intérêts plus que moi-même. Surtout, épargnez-moi ces compliments flatteurs que je ne mérite pas, et qui sonnent désagréablement à mes oreilles… je vous le dis tout de bon, monsieur, sans hypocrite et fausse modestie. En vérité, vos insinuations étranges à l’égard d’Anatole ne sont pas fort charitables : on devrait parler d’un ami, ce me semble, avec un peu moins de franchise et plus de bienveillance… Depuis trois ans que je suis la femme d’Anatole, monsieur, il n’a jamais cessé d’être pour moi tout plein de bonté, d’indulgence, de tendresse et de dévoûment… jamais son cœur ne s’est démenti un seul jour ! Mais quand bien même, monsieur, vous auriez en effet remarqué dans l’amour d’Anatole un changement fatal, il me semble qu’en ami vous devriez faire tous vos efforts pour m’entretenir dans une consolante erreur, plutôt que de m’ouvrir aussi cruellement les yeux.

— Je sais, madame, répondit le médecin d’un air morné et pénétré, je sais que dans le monde on est généralement fort mal reçu des gens que l’on désaveugle ; et vous avez raison de me dire que vos affaires ne me regardent pas. Mais comment se taire, madame, quand avec une parole on peut vous sauver !… Ma profession m’a donné l’habitude de la franchise ; et je ne cache jamais la vérité aux malades, quand de sa connaissance dépens leur salut… Alors, madame, je croirais trahir mon devoir, si je ne disais pas tout ce que je pense… et dût ma sincérité déplaire et me rendre odieux, je n’hésiterais pas !… Depuis plusieurs mois, madame, votre santé s’est considérablement affaiblie… D’abord, je craignais que vous ne fussiez atteinte d’une maladie grave et dangereuse, d’une affection organique contre laquelle la médecine est presque toujours impuissante… mais, grâce à Dieu, il n’en est rien ; j’étais dans l’erreur… votre organisation est bonne, quoiqu’un peu délicate… et je n’en doute plus, madame, chez vous c’est l’âme qui souffre… et non le corps…

— Qui vous dit, monsieur ?… interrompit Mathilde avec un geste de surprise ; mais elle balbutiait, et Gilbert ne lui donna pas le temps de s’expliquer.

— Oui, continua-t-il avec chaleur, je n’en doute plus, madame !… Le chagrin qui vous mine depuis un an, cette mélancolie sombre qui vous accable, et que rien ne peut dissiper, ce n’est pas l’effet de la maladie… c’en est plutôt la cause !… et je crois avoir découvert d’où vient cette noire et profonde tristesse, madame… Votre mari…

— Eh bien ! monsieur ?… demanda Mathilde en regardant fixement le docteur.

— Pardon, madame, je vous irrite… je vois déjà vos yeux qui s’enflamment… Mais, dussiez-vous me haïr, me chasse loin de vous avec colère, je parlerai !… Il y va, madame, de votre bonheur, de votre vie !…

Et Gilbert saisit avec transport une main de madame de Ranval, que celle-ci retira froidement.

— Tout ce que vous me dites, monsieur, répliqua Mathilde avec une inflexion de voix un peu dédaigneuse, est incompréhensible pour moi. Vous qui parlez toujours si clairement, on dirait qu’aujourd’hui vous avez peur d’être intelligible… toutes vos paroles sont d’un vague, d’un mysticisme qui m’étonne en vous. Je ne sais pas si j’interprète mal le sens de vos discours, et si je dénature votre pensée ; mais il me semble que vous cherchez, à force de périphrases et de circonlocutions, à me faire entendre que mon mari ne m’aime plus.

— Qu’il ne vous aime plus, madame !… Oh ! ce n’est point cela précisément que je veux dire… Pour ne pas aimer une créature aussi belle, aussi bonne, aussi adorable, il faudrait qu’un homme fût de marbre !… mais je dis qu’il ne vous aime pas comme il le devrait… d’un amour infini, sans bornes, sans partage !

— Sans partage, monsieur ! reprit Mathilde en pâlissant. Mais songez à ce que vous dites !… À vous en croire, je n’ai pas toute la tendresse d’Anatole !… expliquez-vous !

— Écoutez, madame, répondit gravement Gilbert, ce n’est pas moi qu’on trompe… Les médecins ordinaires sont clairvoyans dans ces sortes de choses !… Voilà près d’un an qu’Anatole n’est plus votre mari, madame.

— Monsieur !… s’écria Mathilde avec une exclamation déchirante.

— Je sais tout, madame, poursuivit Gilbert d’un ton ferme et solennel ; je vous répète que ce n’est pas moi qu’on trompe. C’est aujourd’hui seulement que je vous en parle ; mais soyez sûre que je n’ai pas attendu si tard pour m’expliquer franchement avec Anatole. Il n’a rien pu me cacher, je savais tout… Alors, je lui ai fait tous les reproches, je lui ai donné tous les conseils que l’amitié la plus vive, le dévoûment le plus sincère me dictaient !… J’ai mis devant ses yeux vos larmes, votre généreux et muet désespoir, votre inaltérable douceur !… Je lui ai dit que son indifférence coupable vous tuerait… qu’il serait cause de votre mort !… Je l’ai supplié presque à genoux d’étouffer une indigne et folle passion… de vous rendre un cœur dont seule vous être digne, et qu’il vous doit tout entier !…

— Quoi ! il me trahirait ? s’écria Mathilde avec force.

— Ah ! madame, que ne vous ai-je connue plus tôt !… continua le docteur, quand vous n’étiez pas encore mariée !… Je vous aurais parlé comme un ami, comme un frère ! Hélas ! en épousant Anatole, vous avez perdu votre existence !

— Mais ce que vous me dites là est horrible, monsieur !… répondit Mathilde en sanglotant. Quoi ! votre ami d’enfance !… Anatole !… En parler ainsi devant moi !…

— Je l’aime toujours autant, madame… mais je vous aime encore plus que lui peut-être… Anatole, je le sais, est un homme d’honneur !… Il ne se dissimule pas que vous êtes malheureuse, et plusieurs fois il m’a fait part de ses remords !… Mais l’amour est une chose indépendante de nous, madame !… Anatole, comme tous les poètes, est rêveur, inconstant, mobile !… Ou plutôt, je dois vous le dire, car c’est la véritable raison… il s’est marié trop jeune, sans connaître le monde… inexpérimenté comme un enfant !… Il vous aimait sans doute, madame, mais d’un amour instinctif et banal, comme il eût aimé loin de vous toute autre femme jolie !… N’étant jamais sorti de ses livres, n’ayant jamais comparé une femme avec une autre, il était vraiment incapable de vous apprécier !… Pardonnez-moi, madame, je sais qu’un sujet pareil est délicat, et je ne l’effleure qu’en tremblant… Mais avouez que, dans son amour, il y avait pour le moins autant de hasard et d’habitude que de véritable passion !… Moins belle, moins ravissante, il vous aurait prise de même, au hasard et sans choix !… Ah ! le mariage, le mariage ! c’est la profanation de l’amour !

— Mais il ne suffit pas, monsieur, de parler ainsi d’Anatole ! poursuivit Mathilde avec une voix entrecoupée de sanglots qu’elle s’efforçait en vain d’étouffer. Qui vous dit qu’il ne m’aime plus ?… Je veux des preuves !… J’en veux sur-le-champ… Autrement, monsieur, je croirais que vous êtes un calomniateur !

— Des preuves, madame ?… Ah ! je pourrais vous en fournir sans doute… et d’irrécusables ! Mais à quoi bon ?… Pourquoi vous jeter la mort dans l’âme ?… Anatole est jeune… capricieux… Il se lassera vite… et tôt ou tard, madame, il peut revenir à vous…

— Il en aime donc une autre ? interrompit Mathilde d’une voix sourde.

— Vous avez beau dire, madame, reprit Gilbert impétueusement, non, vous n’êtes pas heureuse !… À votre âge, quand on a dans le cœur une âme ardente et passionnée comme la vôtre, on ne se contente pas d’un amour aussi froid, aussi mort que celui d’Anatole… ou bien cette âme se dévore elle-même, faute d’aliment… Ah ! si vous saviez, madame, combien je souffre quand je vois Anatole auprès de vous, impassible ou distrait !… C’est à peine s’il vous regarde !… Vos questions attentives et caressantes, vos yeux brûlans et pleins d’une tendre inquiétude semblent l’importuner… Ah ! s’il connaissait un peu le monde… s’il avait comme moi éparpillé sa première jeunesse en de folles amours, en expériences du cœur des femmes, il vous apprécierait mieux… En dépit du mariage, il serait encore aujourd’hui votre amant !… Sa vie s’écoulerait dans un torrent d’ineffables voluptés !… Il la passerait tout entière à vos genoux !… Il s’enivrerait délicieusement de votre haleine et de vos regards !… Vous seriez son ange, sa poésie, sa maîtresse !…

Et les yeux de Gilbert étaient flamboyans. Il prit une seconde fois la main de Mathilde, et la pressa dans les siennes avec passion.

— Vous êtes bien cruel, monsieur, soupira Mathilde, les joues ruisselantes de pleurs, vous êtes bien cruel de me dire qu’Anatole ne m’aime plus !… Mais… c’est impossible !… je sens à mon amour qu’il doit m’aimer.

— Pauvre femme ! dit le médecin avec un air de compassion, quelle erreur est la vôtre… Ah ! si vous saviez !… Voilà comme les cœurs sont toujours mal assortis par ce joug féroce et stupide que l’on nomme mariage !… Et quelle intolérable servitude que la fidélité conjugale, lorsqu’elle n’est pas réciproque… Oh ! l’impitoyable préjugé qui faire de la plupart des femmes autant de victimes !… Quoi ! parce qu’elle est mariée à un homme qui ne l’aime pas, une femme serait obligée d’éteindre à jamais dans son cœur cette flamme pure et vivace qui est un souffle de Dieu, — l’amour ! — Elle n’aurait plus ni désirs, ni sens, ni âme !… Elle deviendrait un froid cadavre ! Et cette beauté, frêle et précieux trésor, pour lequel tant d’hommes seraient fiers et jaloux de sacrifier leur vie, eh bien ! elle se fanerait misérablement comme une pauvre fleur que personne ne cueille, et dont les couleurs éblouissantes et les délicieux parfums s’évaporent au vent… Quoi ! madame, jeune et belle comme vous êtes, toute pleine de sensibilité et d’amour, vous seriez éternellement condamnée au veuvage, à la solitude, parce qu’Anatole est votre mari… parce qu’il s’est laissé prendre d’une folle passion pour une autre femme… qui ne serait pas digne de baiser vos pieds !…

— Vous la connaissez donc ?… s’écria Mathilde hors d’elle-même. Ah ! parlez !… Malheur à lui ! malheur s’il est infidèle !…

— Il l’est !… je vous le jure. Mathilde poussa un cri déchirant, et, toute pâle, toute frissonnante, elle ajouta d’une voix concentrée.

— Quelle est sa maîtresse ?… Oh ! dites ! que je la tue… que je la poignarde… Nommez-la-moi !…

— Calmez-vous, madame, je vous en prie, dit Gilbert, dont le cœur bondissait de joie et d’espoir. À quoi bon faire un éclat !… Contenez-vous… Vous ne ramèneriez pas Anatole par la violence ; une fois éteint, l’amour ne se rallume plus !… Mais dites, madame, quand bien même il reviendrait à vous, l’ingrat !… après ce qu’il a fait, est-ce que vos bras lui seraient encore ouverts ?… est-ce que vos lèvres iraient chercher ses lèvres chaudes encore des baisers d’une autre ?

— Jamais ! jamais !… Qu’il vienne et je le repousserai loin de moi… Oh ! mes bras lui seront fermés jusqu’à la mort !

— Bien ! bien ! madame…, c’est la seule vengeance raisonnable à laquelle puisse recourir une femme outragée… Gardez le silence !… un peu de sang-froid ! ne laissez rien paraître !… Et, puisque Anatole n’est plus digne de vous, portez ailleurs votre amour !… Ah ! que ne suis-je à la place d’Anatole, madame !… continua-t-il en posant une main sur son cœur ; je n’aurais qu’une pensée, qu’un vœu, qu’un désir !… Vous, toujours vous !… Chacun de mes instans serait compté par un bonheur !… et près de vous, rayonnante et divine créature, toutes les autres femmes ne seraient pour moi qu’une foule banale et insignifiante… Oh ! Comme je vous aimerais. Mathilde !… Comme nous serions heureux !…

Et s’emparant des mains de Mathilde, il y colla sa bouche frémissante.

— Que faites-vous, monsieur ?… dit vivement Mathilde d’une voix tremblante d’épouvante et de colère.

— Ah ! c’est un secret qui depuis trop long-temps me dévore et m’écrase ! reprit Gilbert avec plus d’exaltation. Il faut que je parle !… il le faut !… Si vous saviez, madame, ce que je souffre depuis un an !… Moi qui aurais donné ma vie, mon âme, l’éternité, pour un seul instant de votre amour ! Ah ! quelle affreuse torture de me dire que vous ne m’appartiendrez jamais !… que vous êtes la femme d’un homme qui ne vous aime pas… qui vous trahît !… Pitié ! pitié, chère et douce Mathilde, s’écria-t-il en tombant à genoux, je vous aime !… et je sens que je n’avais pas encore aimé !… C’est un amour profond et véritable ! tous les autres n’étaient rien que délires, accès de fièvre, caprices…

— Monsieur ! interrompit Mathilde avec une dignité froide où perçait l’indignation, vous êtes bien hardi de m’oser tenir un pareil langage !… moi, la femme de votre ami !… Vous êtes un lâche !… et c’est maintenant que je vois toute la noirceur de votre âme… Vous avez calomnié Anatole pour le rendre vil aux yeux de sa femme !… Sortez ! sortez !… Je vous dis que vous êtes un calomniateur !

— Ah ! c’en est trop ! répliqua douloureusement Gilbert, toujours aux pieds de Mathilde qui, d’un geste impérieux, lui signifiait de sortir ; vous m’accusez de calomnie, madame !… Eh bien ! toutes les preuves de son infidélité, de son crime, vous les aurez… Depuis longtemps déjà, madame, depuis un an, j’aurais pu vous les fournir… Mais j’hésitais, arrêté par des scrupules, par de froides convenances… Enfin la passion l’emporte, et l’amour est plus fort que l’amitié… C’est trop cruel aussi d’aimer avec toute son âme une céleste créature qui pourrait se donner à vous sans crime, et qui ne veut pas !… Il vous a trahie, vous dis-je !… Vous ne lui devez plus rien… Vous êtes libre… Oh ! je vous en conjure, Mathilde !… aimez-moi !… Aimez-moi !… ou je me tue à vos pieds…

— Sortez, monsieur, dit sourdement Mathilde en agitant le cordon de la sonnette, sortez !… ou j’appelle, et votre infamie sera divulguée… Alors, je ne pourrai plus rien cacher à Anatole !…

Le docteur se releva plein de rage et de confusion.

— Et cette lettre qui n’arrive pas ! murmura-t-il entre ses dents : je me suis trop hâté !… J’aurais dû l’attendre !

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Mariane entra.


XIII.


— Madame, voici une lettre qu’on vient d’apporter, dit Mariane ; on m’a priée de vous la remettre tout de suite.

— Enfin ! pensa le docteur dont toute la physionomie s’illumina d’une joie funèbre.

— Reste ici, Mariane, dit Mathilde en décachetant la lettre ; il y a peut-être une réponse.

— Non, madame, la personne n’a pas voulu attendre.

— N’importe ! j’ai besoin de toi, Mariane, reste.

Le docteur était debout, le dos appuyé contre la cheminée, et pour se donner une contenance et cacher son embarras, car il tremblait que Mathilde n’insistât pour le faire sortir, il se frottait les mains l’une contre l’autre, et se retournait à chaque instant comme pour voir l’heure à la pendule ; mais ce n’était pas l’heure qu’il regardait, et les yeux attachés sur la glace où se reflétait la figure de Mathilde, il étudiait l’expression changeante de ses traits, pendant qu’elle lisait la lettre.

Tout à coup Mathilde jette un cri ; ses joues se décomposent : elle est saisie d’un tremblement dans tous les membres.

— Ah ! l’infâme !… l’infâme !… murmura-t-elle.

— Mon Dieu ! madame, qu’avez-vous ? dit Mariane en courant à sa maîtresse, et la soutenant dans ses bras.

— Va, ma bonne Mariane, répondit Mathilde avec une apparence de calme qui n’était pas dans son cœur ; ce n’est rien. Laisse-nous.

Mariane se retira.

— Voici l’instant décisif ! pensa le docteur.

Mathilde rouvrit la lettre qu’elle avait froissée dans ses mains avec colère ; elle y reporta les yeux, et la voulut relire, mais elle ne vit qu’un nuage à travers ses larmes.

Gilbert demeurait immobile et dans une étrange anxiété.

— Comme elle est pâle ! se disait-il. Cette lettre a porté coup ! Mathilde parut un instant réfléchir… son visage était bouleversé ; — puis s’approchant du médecin, elle lui dit d’une voix éteinte :

— Monsieur !… vous dites que vous m’aimez ?…

— Oh ! ce n’est pas de l’amour !… c’est de l’adoration !… Hélas ! madame, je suis bien malheureux !… je vois que je vous fais horreur !… mais je vous aime ! et dussiez-vous me haïr encore plus, me chasser honteusement… c’est une fatalité… je vous aimerai toujours !… Oui, jusqu’au dernier souffle de mes lèvres, jusqu’au dernier battement de mon cœur !…

— Et vous dites qu’Anatole me trompe ?…

— J’aurais dû me taire, madame, répondit gravement le docteur, mais il n’est plus temps. Je vous ai dit la vérité !

— Une preuve, monsieur ? et je suis à vous !…

— Ah ! Mathilde ! Mathilde ! que j’entende une seule fois votre bouche me dire : je t’aime !… et que je meure après !… Oui !… Anatole vous trahit !

— Il me faut une preuve !…

— Vous l’aurez ce soir même, répliqua Gilbert. Vous verrez sa maîtresse.

— Quelle est-elle ?… son nom, monsieur ?…

Et la voix de Mathilde était si faible, si voilée, qu’on l’entendait à peine.

— Ah ! pauvre Mathilde, c’est une rivale indigne qu’il vous a donnée là !… C’est une de ces créatures qui n’ont jamais aimé qu’à prix d’or !… c’est… j’en rougis pour Anatole… c’est une femme entretenue !…

— Mais son nom, monsieur ?… ajouta Mathilde avec impatience et colère.

— Elle se fait appeler madame Villemont, dit Gilbert d’un ton calme, mais le véritable nom de cette femme est Victorine Darbois

— Ah ! s’écria Mathilde, comme foudroyée, plus de doute !… C’est elle !… Victorine Darbois !…

— Oui, cette femme qui demeure ici depuis quelques jours, c’est la maîtresse d’Anatole… Et vous croyez, pauvre femme simple et confiante, qu’il est maintenant sur la route de Fontainebleau ?…

— Eh bien ?…

— Écoutez ! poursuivit Gilbert en étendant la main du côté de la cour. Entendez-vous ce bruit d’orchestre et de danse ?

— Oui !…

— Eh bien ! il est là, reprit mystérieusement le médecin ; il est chez elle !… chez cette Victorine…

— Dieu ! !

— Venez avec moi, Mathilde !… je vous conduirai à ce bal. Vous serez masquée ; personne ne vous reconnaîtra… Et, dès qu’ils s’enfermeront ensemble… d’une chambre voisine où je vous mènerai, vous pourrez voir de vos propres yeux que je ne suis pas un imposteur… Aurez-vous le courage de me suivre ?…

— Je l’aurai ! dit Mathilde qui, sentant ses genoux fléchir, se laisse tomber dans un fauteuil.

— Mais vous me promettez de vous contenir, madame ?

— Je vous le promets.

— Ô Mathilde ! s’écria Gilbert avec ivresse, et vous m’aimerez, dites-vous ?… Mais, hélas ! quand je vous aurai tenu parole, me la tiendrez-vous aussi ?…

— Oui !… murmure-t-elle. Revenez me prendre dans une heure avec un domino et un masque… Vous frapperez à cette porte qui donne sur un escalier dérobé… Je vous ouvrirai. Personne ne me verra sortir… ma femme de chambre me croira couchée. Maintenant, retirez-vous…

Et, sans attendre la réponse du docteur, madame de Ranval agita le ruban de la sonnette.

— Oh ! madame, que je suis heureux ! dit Gilbert en serrant contre sa poitrine Mathilde, qui s’arracha vivement des bras du médecin.

— Mariane, dit Mathilde à la vieille bonne qui venait d’entrer, tu vas éclairer M. Gilbert.

Le docteur sortit de la chambre.


XIV.


— Ainsi donc tout est vrai ! soupira Mathilde en élevant ses mains tremblantes. Il me trompe… Ah ! quelle hypocrisie !… quelle atrocité !… Mais je lui rendrai larme pour larme, outrage pour outrage !

Et sa voix était pleine de sanglots ; son visage pâle ruisselait de larmes. Elle prit son mouchoir et les essuya.

— Pauvre maîtresse ! dit Mariane en rentrant, comme elle est triste !

Mathilde leva les yeux et vit sa femme de chambre qui la regardait douloureusement.

— Ma bonne Mariane, dit-elle en lui pressant la main avec affection, je te fais de la peine !… mais je n’ai rien, va… sois tranquille. C’est un peu de fatigue ; il n’y paraîtra plus demain.

— Oh ! je l’espère bien, madame.

— Mariane, il est déjà tard, continua Mathilde en dirigeant ses yeux vers la pendule. Tu dois avoir besoin de repos, va te mettre au lit. Moi, j’ai une lettre importante à écrire avant de me coucher,

— Eh bien ! je vous attendrai, madame.

— Non, ma bonne Mariane, je ne veux pas que tu m’attendes ; à ton âge, le sommeil est trop nécessaire. D’ailleurs, ne t’inquiète pas, je me déshabillerai bien toute seule… je n’ai pas de lacets à défaire… Va, va, je t’en prie… si tu m’attendais, je serais préoccupée, et je ne pourrais pas écrire ma lettre.

— Puisque vous le voulez, madame, je vous obéis, dit Mariane avec émotion.

— Allons, adieu, chère Mariane ! dit Mathilde en l’embrassant, passe une bonne nuit.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Mariane, comme vos mains sont froides, comme vous tremblez !…

— Ce n’est rien, Mariane, il fait un peu froid dans cette chambre. Avant de sortir, mets une bûche dans la cheminée, car le feu s’éteint… Allons, adieu, Mariane,

— Adieu, madame… répondit la vieille bonne d’une voix étouffée ; et, serrant encore une fois les mains de Mathilde avec affection, elle tourna sur elle un regard plein d’une amère et tendre sollicitude ; puis elle se retira.


XV.


Quelques minutes s’écoulèrent, sans que Mathilde rompît le silence. Elle était assise immobile et pale comme une statue de marbre ; on n’eût pas dit une créature vivante, si de faibles soupirs n’eussent de temps à autre soulevé sa poitrine, et si de grosses larmes qui descendaient lentement le long de ses joues ne fussent tombées une à une sur le châle qui l’enveloppait. Tout à coup elle se lève, et, marchant d’un air agité, elle dit avec amertume :

— Voilà donc le secret qu’il me cache depuis un an… Voilà donc pourquoi il me dédaigne… Oh ! Dieu ! quelle humiliation… Il n’est donc plus ni bonne foi, ni probité dans ce monde !… À qui se fier désormais ?… Tous les hommes sont donc les mêmes… faux, perfides, ingrats… Malheureuse ! et quelle femme il me préfère !… Victorine Darbois… une courtisane effrontée !… l’opprobre de notre sexe !… Oh ! comme elle triomphe !… Comme sa noire méchanceté respire dans chaque ligne de cette exécrable lettre !… Relisons-là.

« Mathilde, ne sois plus si fière… Tu croyais qu’on t’aimerait toujours ; et bien ! il ne t’aime plus, ce mari qui faisait ta joie et ton orgueil… il ne t’aime plus, te dis-je !… Que te sert d’être belle et vertueuse ?… Il en aime une autre… Et c’est moi !… »

— Ah ! l’infâme ! comme elle me raille en me poignardant, dit Mathilde avec l’accent d’une profonde douleur ; puis elle tomba dans un morne silence, et deux torrens de pleurs sillonnèrent ses joues.

— Mais elle ment peut-être ! s’écria-t-elle ; Anatole aimer cette indigne et vile créature !… Non, non… elle ment… Cette lettre n’est sans doute qu’une ignoble et lâche vengeance, une infernale machination… Elle aura su qu’Anatole est absent, que je suis seule aujourd’hui, — et, l’infâme ! elle en profite pour jeter dans mon cœur d’odieux soupçons, pour me faire passer une longue nuit d’angoisse et de désespoir !… Mais pourquoi est-elle venue habiter dans cette maison, quand la haine qu’elle me porte aurait dû au contraire l’éloigner de moi ?

Elle se tait, et marche absorbée dans ses réflexions.

— Oh ! reprend-elle avec un long soupir, ils se connaissent… Je me rappelle comme ce matin Anatole parlait de cette femme avec intérêt !… Mais, c’est impossible ! Il ne savait pas même son nom !… Ah ! c’était pour me donner le change, qu’il feignait de ne pas la connaître… Il interrogeait Mariane, mais il savait tout ! Et moi qui le plaignais de son air triste et fatigué, de sa cruelle insomnie, pauvre folle !… C’est que nuit et jour il songe à cette femme !… Il en rêve ! et ne peut dormir !… Ah ! l’infâme ! l’infâme !… comme ce matin encore il me pressait tendrement dans ses bras !… Que de larmes !… que de sermens d’amour !… Et tout cela n’était que mensonge, atroce calcul… C’était pour mieux m’assassiner ! Quoi ! supposer un voyage !… descendre, pour me trahir, au plus honteux subterfuge !… Et quand je le crois au chevet de mon pauvre enfant malade et près de son vieux père, il est dans les bras d’une courtisane… Oh ! non, ce n’est pas vrai !… C’est trop horrible : il faudrait qu’Anatole fût le dernier des hommes !… Mais cependant Gilbert ne m’en impose pas… son rapport s’accorde avec cette lettre !

Et d’une voix entremêlée de gémissemens elle se remit à lire :

« Mathilde, tu seras plus malheureuse que moi maintenant !… La pensée de ton bonheur évanoui te rendra plus amer l’abandon, le mépris d’Anatole !… Oui, femme orgueilleuse, ce mari qui n’aimait que toi seule au monde, ce cœur si pur, si vertueux, si chaste, il m’aime !… Il ne t’appartient plus !… Pleure, Mathilde ! pleure, on te méprise !… N’est-ce pas que c’est une chose affreuse que le mépris ?… mieux vaut la mort !… »

— Oui ! mieux vaut la mort ! s’écria Mathilde avec rage et désespoir ; mais avant de mourir, la vengeance !

Aussitôt deux légers coups se font entendre à la porte dérobée.

— C’est Gilbert, dit Mathilde qui ne peut s’empêcher de tressaillir.

On frappe encore.

Mathilde paraît hésiter un moment ; et comme entraînée par une résolution subite, elle court à la porte et l’ouvre.

Un homme enveloppé d’un domino sombre, et le visage masqué, entre dans la chambre, ses yeux brillent comme deux flammes à travers les trous d’un masque noir.

Mathilde, presque étrangère aux plaisirs du monde, n’avait jamais vu de bal déguisé à l’Opéra : aussi recula-t-elle avec un frisson d’épouvante en face de cette lugubre apparition, qu’elle s’était figurée sous un aspect moins sinistre.

— C’est moi, Mathilde ; n’ayez pas peur, dit à demi-voix Gilbert, en ôtant son masque, je viens vous chercher.

— C’est bien ! répondit-elle d’une voix sourde.

— Voici un costume pour vous, continua Gilbert ; c’est une espèce de robe large et flottante qui va vous envelopper tout entière, et sous laquelle je vous jure, on ne devinera pas la délicieuse Mathilde.

— Donnez, monsieur !… dit Mathilde en prenant des mains de Gilbert le domino et le masque. Puis elle entra dans son cabinet de toilette.

— Elle sera donc à moi ! se dit Gilbert dont la physionomie exprimait une joie sinistre. J’ai sa parole… Elle la tiendra !

Il s’assit, et le coude appuyé sur un bras du fauteuil, le front dans une main, il demeura quelques minutes immobile et muet, dans une rêveuse attitude.

Enfin ces mots sortirent confusément de sa bouche, vagues, indistincts, comme la voix d’un homme qui parle en rêvant :

— Elle ne peut plus m’échapper maintenant !… Dans quelques heures peut-être son cœur battra sur le mien, et j’aurai dans mes bras beauté, candeur, innocence et vertu !…

Un sourire indéfinissable contracta ses lèvres et rida ses joues blafardes, mais il ne fit qu’apparaître et s’effaça comme un pli sur l’eau.

— Pourtant, reprit-il, j’ai peine à me défendre d’un remords !… Anatole… mon ami !… Je voudrais que Mathilde fût la femme d’un autre !… Et ma conscience… Bah ! sottise ! préjugés !… En amour, il n’y a qu’une chose, — réussir ! — Pour cela, tout est bon !… Eh ! parbleu ! tous les amis du monde ne valent pas une femme comme Mathilde ! et l’amour passe avant l’amitié !

— Je suis prête, monsieur ! dit Mathilde en sortant du cabinet. Sa voix était basse et tremblante, ses pas chancelaient ; le masque noir qui couvrait son visage cachait sans doute une pâleur mortelle.

— N’ayez pas la moindre inquiétude, madame, répondit Gilbert en ouvrant la porte, personne, pas même votre mari, ne peut vous reconnaître sous un pareil déguisement.

Puis, lui offrant le bras :

— Venez, madame, continua-t-il, nous pourrions arriver trop tard.

— Je vais donc tout savoir ! pensa Mathilde.

Ils sortirent.


XVI.


Une heure après, Mathilde rentra brusquement dans sa chambre à coucher par la porte dérobée qu’elle avait ouverte au médecin. Elle était toujours enveloppée de son domino noir, mais sa figure était sans masque et pâle comme la face d’une morte.

On entendait encore le bruit de la grêle et du vent. Une bougie que Mathilde n’avait pas songé à éteindre, brûlait sur la cheminée et répandait une lueur terne et vacillante qui n’éclairait qu’à demi les objets,

— Je n’en puis plus douter ! s’écria Mathilde avec un sombre égarement, j’ai tout vu !… Ils étaient dans les bras l’un de l’autre !… Et j’ai eu la force de me contenir… d’étouffer mon désespoir et ma rage !… Ah !… par bonheur je me suis évanouie !… Pourquoi ne suis-je pas morte !… maintenant qu’ai-je besoin de vivre !… rien ne m’attache plus à l’existence !… au moins, ce matin encore, je pouvais douter !… Mais à présent c’est impossible !… Oh ! l’infâme, l’infâme ! moi qui l’aimais tant !…

Et sa voix s’éteignit dans un torrent de larmes.

Il faut mourir ! dit-elle ; oui, le plus tôt sera le mieux ! n’attendons pas que le chagrin me tue jour à jour, douleur à douleur… mourons tout de suite et d’un seul coup… Non, je ne conçois pas qu’il y ait des femmes assez lâches, assez viles, pour souffrir patiemment le plus grand des outrages. Abominable Victorine ! Ah ! je veux la tuer. Vivons encore jusqu’à demain pour lui plonger dans le cœur un poignard, et m’en frapper ensuite. Je ne veux pas qu’elle hérite encore de mes dépouilles, et me raille après m’avoir assassinée… Mais, hélas !… quand je la tuerais, à quoi bon ?… Sa mort ne me rendrait pas l’amour d’Anatole !… Et quand même il viendrait me demander pardon, est-ce que je lui pardonnerais… est-ce que j’aurais l’infamie d’ouvrir mes bras à un homme encore tout profané d’adultères caresses ! Non, non, jamais !…

Elle s’arrête et garde le silence ; mais ses lèvres remuent encore et laissent jaillir par moment quelques syllabes inarticulées et sourdes comme si elle se parlait à elle-même.

Tout à coup elle tressaille et marche à grands pas dans la chambre, puis elle ouvre un secrétaire et fouille dans le premier tiroir que rencontre sa main.

— Je puis mourir ! murmure-t-elle avec un sourire plein d’une joie lugubre. Je me rappelle qu’il y a dans ce tiroir une arme, un instrument de mort… Ah ! le voici !… Anatole au moins ne me l’a pas ôté !… Je lui rends grâces…

Puis s’emparant d’un pistolet contenu dans un petit coffre, elle s’assura qu’il était chargé, et l’appuyant contre sa poitrine, à l’endroit du cœur :

— Mourons, s’écrie-t-elle comme en démence. Que demain, quand il reviendra, il trouve un cadavre !

Déjà son doigt touche la détente : le coup va partir…

Soudain elle frissonne et sa main retombe comme paralysée.

— Mais, mon enfant ! soupire-t-elle avec une intonation plaintive, mon pauvre enfant !… que deviendra-t-il ?… Ai-je bien le droit de mourir ?… Il n’a déjà plus de père !… Et, quand je serai morte, qui prendra pitié du malheureux orphelin !… Non, je suis mère… il faut que je vive… Mais vivre !… moi, si jeune encore… traîner jusqu’au bout tout une longue existence de tortures, de honte et de larmes… Oh ! non ! non ! c’est au dessus de mes forces !… Oh ! Dieu ! pardonnez-moi, je suis trop malheureuse…

Alors elle appuie contre son front la bouche du pistolet, et, posant son doigt sur la détente, elle la presse et ferme les yeux. Mais son doigt se raidit en vain, la batterie demeure immobile et la détente ne remue pas.

Elle regarde et s’aperçoit que le pistolet n’est pas armé ; elle l’arme, et s’apprête une troisième fois à mourir.

— Non ! s’écrie-t-elle d’une voix concentrée, je ne puis… Cette arme me fait horreur… je ne sais pourquoi… On dit qu’on ne souffre pas cependant… que c’est une mort subite… Oui ; mais ce genre de mort est épouvantable ! Je ne puis, sans frémir jusqu’à la racine des cheveux, songer à cette affreuse balle de plomb qui va briser mon crâne, disperser ma cervelle sanglante, et faire de moi un objet hideux… J’aimerais mieux mourir autrement ; oui, dussé-je souffrir davantage… Je préférerais du poison… Mais je n’en ai pas ! Allons… un instant de courage, et tout sera fait… je n’ai qu’à plier le doigt, et tous mes tourmens seront finis !… N’importe, c’est horrible !… Pour me donner du courage, relisons les lettres de l’ingrat, ces lettres et ces vers tout pleins d’amour, qui ne sont plus maintenant qu’une atroce imposture, une atroce ironie !

Elle s’assied devant le secrétaire, ouvre un tiroir, prend au hasard quelques papiers et se met à lire.

— Ah ! quelles expressions de flamme !… que de sermens !… quelle passion brûlante et vraie !… Hélas ! je ne lui demandais pas tant d’amour… malgré sa cruelle indifférence, je ne me plaignais pas… Mais il m’a trahie !… Dieu ! voici les vers qu’il écrivait sur mon album quelques jours avant la naissance de notre enfant !… Je veux les lire !

Et d’une voix entrecoupée de sanglots douloureux, elle murmura :

Ange dont l’aile sainte enveloppe ma vie,
Oiseau mélodieux, que la main du Seigneur
Envoya, pour chanter sur ma tête ravie,
Comme un hymne éternel d’amour et de bonheur…

Ton âme harmonieuse est la sœur de mon âme
Toi seule en fis jaillir la poésie en feu !
Et mon cœur à toi seule appartient, noble femme,
Comme le ciel à Dieu !

— Et ce cœur qui m’appartenait, dit-elle avec désespoir, il l’a donné à une autre !… Voilà donc comme il a tenu sa promesse !… Ah ! détruisons toutes ces lettres menteuses et perfides !… tous ces vers accusateurs qui saliraient un jour la gloire d’Anatole, et lui reprocheraient jusqu’au tombeau sa lâche trahison !… Qu’ils meurent avec moi !… Ils sont indignes de vivre !…

Alors elle saisit à deux mains tous les papiers qui étaient dans le tiroir, lettres, album, feuilles volantes, et les jeta violemment dans la cheminée, où flambait encore un tison, qui les environna d’une grande flamme dont toute la chambre fut illuminée.

Le silence était profond. Soudain un bruit de pas se fait entendre dans une pièce voisine : Mathilde, étonnée, prête l’oreille, lorsque la porte s’ouvre, et Mariane se précipite dans la chambre, tout effarée.


XVII.


— Oh ! madame !… s’écrie Mariane.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ?… que veux-tu, ma pauvre fille ?

— Si vous saviez !… reprend Mariane qui pouvait à peine respirer, M. Anatole !…

— Eh bien ! Mariane ?…

— Il vient de rentrer tout à coup… Il est dans son cabinet !…

— Que dis-tu, Mariane ?… lui ! Anatole !…

— Je dormais profondément, continue Mariane, lorsque j’entends marcher dans l’escalier qui mène au cabinet de monsieur… Je me lève aussitôt, madame… et je vois… jugez de ma surprise, je vois Anatole… il était rentré par cette porte du corridor, dont il a toujours la clé… Ah ! madame, il était si troublé qu’il ne m’a pas aperçue !… Je tremble qu’il ne lui soit arrivé quelque chose… qu’il ne soit malade !… car il était d’une effrayante pâleur… Je ne l’ai jamais vu ainsi.

— Et moi, Mariane, ajouta Mathilde avec un sourire plein d’amertume et de tristesse, me trouves-tu pâle ?… regarde.

— Ah ! madame, qu’avez-vous, bon Dieu !… dit vivement Mariane épouvantée de la pâleur et du bouleversement des traits de Mathilde. Vous me cachez quelque chose… Mais que vois-je ?… pourquoi ce costume ?… je vous croyais endormie !…

— Endormie, Mariane !… si tu étais venue quelques momens plus tard, en effet, tu m’aurais trouvée endormie !…

— De quel air vous me dites cela, madame ! reprit Mariane avec un tressaillement. Mais, au nom du ciel ! chère et bonne maîtresse, qu’avez-vous donc ?… vous ne semblez pas émue de la nouvelle que je vous apporte !… Quoi ! le retour imprévu d’Anatole ne vous surprend pas ?…

— Je ne l’attendais pas si tôt, Mariane, répondit froidement Mathilde en secouant la tête avec une étrange expression dans le regard.

— Je vous en conjure, madame, poursuivit Mariane en serrant avec effusion dans ses mains tremblantes les mains glacées de Mathilde, montez avec moi pour savoir ce qui lui est arrivé… Il devrait être à Fontainebleau maintenant… Peut-être a-t-il versé en route, madame ?… Ah ! mon Dieu ! s’il était blessé…

— Mariane, dit sourdement Mathilde en essuyant deux grosses larmes qui roulaient sur ses joues. Anatole est un homme sans honneur !

— Que dites-vous, madame ?

— Il me trompait, Mariane !…

— Lui !…

— Je te le disais bien ! reprit Mathilde avec une émotion douloureuse et poignante… je te le disais bien !… et tu ne voulais pas me croire…

Mariane était comme pétrifiée.

— Eh bien ! continua Mathilde, il me trompait… Cette femme, dont ce matin il faisait semblant d’ignorer le nom… cette femme est sa maîtresse !…

— Se pourrait-il !… s’écria Mariane en frissonnant. Quoi ! madame Villemont !…

— Non !… mais Victorine Darbois, Mariane !… c’est elle-même !…

— Ciel !…

Et Mariane venait de tomber comme anéantie dans un fauteuil : elle avait la poitrine pleine de sanglots qui l’étouffaient.

— Oh ! non !… reprit-elle avec force, non ! c’est impossible !… Anatole est innocent !… On l’a calomnié !…

— On ne l’a pas calomnié, Mariane, répliqua Mathilde d’une voix grave et profonde.

— Mais qui vous a dit, madame ?…

— On ne m’a rien dit… j’ai vu, Mariane ! interrompit Mathilde avec un de ces longs soupirs qui brisent le cœur en s’échappant. Il sort des bras de l’infâme Victorine !… Ce voyage de Fontainebleau n’était qu’un prétexte… J’ai tout su Mariane !… et je me suis introduite, à la faveur de ce déguisement, chez sa maîtresse, chez cette prétendue madame Villemont !… Je les ai vus s’enfermer ensemble, Mariane !… Et, cachée dans un cabinet voisin, — une faible cloison, nous séparait, — j’ai entendu leurs paroles d’amour !… oui, Mariane, j’ai entendu leurs atroces baisers… Après cela, Mariane, tu sens bien que je ne peux plus vivre désormais avec Anatole !… Dès demain je pars !… je l’abandonne à cette malheureuse !…

Et dans les larmes de Mathilde, il y avait presque autant de rage que de douleur. Elle, toujours si résignée, si patiente, et dont le visage avait jusque alors conservé, malgré la maladie et le chagrin, son expression d’angélique douceur… ce n’était plus la même femme… ses yeux d’un bleu tendre comme le ciel au matin, et toujours baignés d’une mélancolie rêveuse et charmante, ses yeux lançaient un feu sombre à travers d’épaisses larmes ; sa figure était livide et contractée ; un mouvement convulsif et nerveux secouait sa tête. Elle faisait mal à voir.

— Madame, ah ! par pitié !… dit Mariane en prenant les mains de sa maîtresse et les inondant de pleurs et de baisers ; je vous en supplie, madame ! pas d’éclat !… Pardonnez-lui… c’est votre époux !… c’est le père de votre enfant !

— Ah ! l’infâme !… l’infâme !…

— Pardonnez-lui, madame ! continua Mariane d’une voix déchirante, en se précipitant aux genoux de Mathilde, qu’elle arrosait de ses larmes. Songez que vous avez un fils… Ah ! que le père et la mère ne soient pas désunis… Que deviendrait la pauvre créature ?… Oh ! pardonnez ! pardonnez !… au nom du ciel !… au nom de votre enfant !…

— Je ne lui pardonnerai jamais ! dit Mathilde avec une inflexion tremblante et solennelle. Tout ce que je puis faire pour lui, c’est de mourir… Il sera libre… heureux… et je souhaite que son bonheur ne soit pas mêlé de remords !

Mariane poussait des gémissemens plaintifs.

— Écoute, ma bonne fille, ajouta Mathilde dont la voix et le regard s’attendrirent tout à coup ; ô toi ! le seul être au monde qui m’ait toujours aimée d’un amour véritable et profond, il faut que tu me promettes une chose… Quand je serai morte, tu serviras de mère à mon pauvre enfant… n’est-ce pas, Mariane ?… tu me le promets ?

Mariane, suffoquée par les sanglots, serra plus ardemment contre son cœur les mains froides de Mathilde.

— Je compte sur toi, Mariane !… au moins je pourrai mourir tranquille et sans remords… la pensée de mon fils ne troublera pas mes derniers momens !

— Que parlez-vous de mourir, ô chère maîtresse… du courage plutôt !… ne vous laissez pas abattre par le désespoir !… Soyez généreuse… et pardonnez !… Dieu pardonne bien, madame !… Anatole se repentira tôt ou tard… il détestera sa faute… car il est noble et bon !… il vous aime !… et son cœur est à vous sans partage…

— Son cœur ! je n’en veux plus… qu’il le garde tout entier pour sa maîtresse… Anatole n’est plus rien pour moi maintenant… je le méprise !… je le hais !…

— Non, vous ne le haïssez pas, madame ! c’est impossible… Hélas ! je le connais… il est faible et confiant… on l’a sans doute égaré avec de funestes conseils… mais il se repent déjà, le malheureux… oui, j’en suis sûre, il pleure maintenant son crime… il se frappe la poitrine, et s’accuse amèrement devant Dieu !… Ah ! soyez généreuse, et ne lui dites pas que vous savez tout… car il se tuerait, madame !…

Un grand bruit qui se fit entendre dans le salon interrompit Mariane.

— Madame !… madame !… s’écria-t-elle avec effroi ; c’est lui !… le voici qui vient !… Par pitié !… taisez-vous !

Elle parlait encore, lorsque Anatole parut dans la chambre, pâle et défait, comme un spectre échappé du linceul.


XVIII.


— Je ne veux pas le voir !… je ne veux pas le voir !… s’écria Mathilde en détournant la tête.

— Calmez-vous, madame ! dit Mariane d’une voix basse et tremblante.

Anatole s’élança vers sa femme, en lui tendant les bras.

— Mathilde !… oh ! viens ! que je te presse encore une fois sur mon cœur.

Mathilde le repoussa avec un geste d’horreur, et d’une voix pleine d’amertume :

— Quoi ! dit-elle, déjà de retour, monsieur ?…

— Tu ne m’attendais pas !… Je le sais, Mathilde !…

Anatole baissait les yeux, et tout son corps était agité d’un tressaillement convulsif.

— Et mon enfant, monsieur ?… demanda Mathilde avec une inflexion douloureusement vibrante.

Anatole releva son regard morne et désespéré vers Mathilde, et, d’une voix triste et grave, il lui dit :

— Tu vas tout savoir, Mathilde !… C’est un affreux secret !…

Puis il fit signe à Mariane de se retirer.

Alors Mathilde s’approcha d’Anatole, et lui dit en secouant la tête :

— Je sais tout, monsieur !… Vous n’avez plus rien à m’apprendre !… vous êtes un infâme !

M. de Ranval poussa un cri ; et son visage pâle sembla pâlir encore.

— Oh ! comme tu as pris de lâches détours pour me tromper, Anatole !… poursuivit-elle avec l’accent du mépris.

Anatole venait de se laisser tomber dans un fauteuil ; il demeurait immobile.

— Oui, va, baisse les yeux… pâlis… meurs de honte !… car ce que tu as fait est vil, indigne, atroce !…

En parlant ainsi elle sanglotait.

— Mathilde ! murmura faiblement Anatole, dont la tête lourde et penchée sur une épaule était comme un poids qu’il ne pouvait soutenir ; tu as raison, je suis un misérable !… et ma conscience m’en dit plus encore que tu ne m’en pourrais dire… Mais, pitié ! ne m’accable pas !… je suis bien malheureux !…

Et, prenant la main de Mathilde, il voulut y coller ses lèvres.

— Recule ! s’écria Mathilde en retirant avec horreur et dégoût ses mains qu’il arrosait de larmes brûlantes, ne m’approche pas !… retourne auprès de ta maîtresse !…

Anatole fit un cri terrible ; et se précipitant à genoux, la face aux pieds de Mathilde :

— Oui, je suis un monstre ! J’ai trahi lâchement tout ce qu’il y a de saint et de sacré sur la terre ; l’honneur, la confiance, les sermens !… J’ai profané l’amour et la foi conjugale !… Je t’ai récompensée, ô chaste et noble femme, par la plus noire ingratitude. Hélas ! j’avais si long-temps résisté !… Ce matin encore j’étais pur et digne de ton amour !… mais le démon qui s’acharnait après moi nuit et jour, m’a entraîné de force, m’a poussé dans le piège infernal qu’il m’avait tendu.

Et ses larmes coulaient toujours abondamment sur les pieds de Mathilde.

— Va, c’est une belle gloire de m’avoir trompée ! dit-elle avec un accent de profonde affliction ; moi, pauvre femme crédule et aveugle, qui t’aimais avec toute mon âme… Cruel ! cet amour était ma vie !… Aurais-je pu croire que tu n’aimais pas, toi !… et que tu me trahissais… Ah ! malgré tout ce qu’on pourrait me dire, je ne le croirais pas encore, je ne voudrais pas le croire, si mes yeux, mes propres yeux… Exécration !… Et quelle femme m’as-tu préférée, ingrat !… une malheureuse toute pleine de vices et d’infamie !… qui n’est même pas belle !

— Elle me fait horreur maintenant, dit Anatole. Hélas ! j’avais comme un nuage sur les yeux… il s’est dissipé tout à coup… et j’ai vu clair, j’ai vu la réalité, Mathilde, et j’ai frémi… Elle m’est apparue, cette femme, dans toute la laideur du vice et de la débauche ! C’est alors que j’ai compris, ô Mathilde, combien la vertu est belle et combien tu es pure !… et je me suis trouvé bien vil, bien misérable d’avoir sacrifié l’ange au démon… Mais, je te le répète, douce et tendre victime, longtemps, bien longtemps, j’ai su résister… Ah ! si tu savais toutes les ruses, toutes les manœuvres, toutes les embûches employées pour me perdre, je te ferais moins horreur que pitié…

— Horreur et pitié tout ensemble, Anatole !… Oh ! tu m’as blessée au cœur !… Et je ne te pardonnerai jamais… Non, quand je vivrais un siècle, je ne te pardonnerais pas…

Et, d’une voix attendrie :

— Ingrat ! moi qui t’aimais tant ! moi qui aurais donné ma vie pour épargner à ton cœur un chagrin, à tes yeux quelques larmes… Ah ! c’est une abominable trahison… Fuis ! fuis ! va-t-en ! ta vue est pour moi plus affreuse que la mort.

Anatole demeurait toujours aux pieds de Mathilde, pâle, frissonnant, les mains jointes ; soudain il laisse échapper un lamentable soupir, et son front résonne contre le parquet ; puis, d’une voix faible et saccadée, il dit :

— Ma vue te fait souffrir, pauvre Mathilde !… mais prends courage… tu ne me verras plus long-temps… De grâce, ne me repousse pas… Laisse-moi à tes pieds quelques momens encore… ce n’est pas une grande faveur… Tu vas être vengée… au delà de tes vœux peut-être… Je vais mourir !…

Et ce dernier mot fut suivi d’un gémissement lugubre qui fit tressaillir Mathilde. Glacée tout à coup d’un pressentiment terrible, elle se penche vers Anatole et le regarde fixement…

Une sueur froide coulait à grosses gouttes du front d’Anatole ; les muscles de son visage étaient violemment contractés, un cercle bleuâtre environnait ses yeux ternes et languissans ; ses lèvres étaient violettes et pleines d’écume.

— Anatole ! Anatole !… s’écrie-t-elle avec épouvante, qu’as-tu fait ?…

— Je me suis puni ! murmura Anatole,

Et sa voix ressemblait à un râle.

— Malheureux !… comme ta figure se décompose !… Dieu ! qu’est-ce donc ?

— C’est la mort ! répond Anatole couché par terre et sans mouvement.

— Ah !

Et déjà Mathilde a saisi dans ses bras Anatole, et tâche de le soulever : mais elle n’en a pas la force ; elle tombe avec lui sur le parquet.

— Anatole !… au nom du ciel !… relève-toi !

— Écoute, Mathilde !… je n’ai plus qu’une minute à vivre peut-être… J’ai bu du poison !

— Malheureux !

— C’est un poison qui ne pardonne pas, Mathilde ! reprit Anatole en essayant, mais en vain, de se soutenir sur un coude ; rien ne peut me sauver maintenant, il est trop tard. Écoute, je sens déjà le froid de la mort dans mes veines… les battemens de mon cœur se ralentissent… — Oui, je me suis puni… À peine ai-je eu fait le crime, que j’ai songé tout de suite au châtiment… Je ne voulais paraître devant toi, Mathilde, que pour embrasser tes pieds et mourir… Ah ! ah ! voici la mort qui vient…

Ses yeux roulaient affreusement dans leur orbite et devenaient blancs ; ses mains se tordaient, ses bras convulsivement crispés trahissaient d’horribles souffrances.

Mathilde le regardait d’un œil effaré, stupide ; elle pleurait, criait, sanglotait, aussi pâle, aussi froide que le moribond. Elle était comme folle. — Dieu ! Dieu ! l’insensé… qu’a-t-il fait ? disait-elle en levant les mains et courant par toute la chambre ; mais peut-être y a-t-il encore du remède… Mariane !… Mariane !…

— Non ! non ! n’appelle pas… c’est inutile, murmura Anatole ; il n’y a pas de remède, te dis-je… Et puis, je veux mourir… Je suis trop coupable !…

— Mariane ! Mariane !…continuait Mathilde en agitant la sonnette de toute sa force.

Mariane accourut.


XIX.


— Me voici, madame.

— Mariane, vite un médecin… mon mari se meurt.

Mariane poussa un grand cri.

— Il est empoisonné ! dit Mathilde. Va ! va !… chez madame Villemont… Le docteur Gilbert y est encore… qu’il vienne.

— Non ! qu’il ne vienne pas, le misérable ! s’écrie Anatole dont les yeux presque éteints lancèrent comme un éclair de fureur. Qu’il me laisse mourir tranquille…

Mariane était près d’Anatole, agenouillée et toute ruisselante de larmes ; elle lui baisait les mains et l’inondait de pleurs et de caresses.

— Oh ! pauvre cher enfant… toi que j’ai vu naître… faut-il que je te voie mourir !…

— Cours, Mariane, cours ! dit Mathilde en l’arrachant du corps d’Anatole. Sa vie dépend d’une minute !

— Non, je ne veux pas voir Gilbert ! dit vivement Anatole en étendant une main vers Mariane, comme pour la rappeler et l’empêcher de sortir. S’il vient, l’infâme !… je le tuerai !… Ah ! le poison !… le poison !… Je souffre !…

— Mariane ; aide-moi !… portons-le sur ce canapé…

Et toutes deux elles soulevèrent Anatole avec effort, et le traînèrent près d’un canapé sur lequel il tomba pesamment, comme une chose inerte et sans vie.

Déjà Mariane était au bas de l’escalier et courait toute haletante, malgré son âge et la faiblesse de ses jambes qu’elle sentait fléchir à tout moment.

Mathilde était penchée sur Anatole, et ne pouvait plus articuler un mot, tant sa poitrine était gonflée. Anatole la pressait contre son cœur avec des bras défaillans, qui s’entr’ouvraient peu à peu et retombèrent enfin !

— Ô cher Anatole !… du courage… laisse-toi vivre… je puis te pardonner… Oui, je te pardonnerai, si tu vis !… j’oublierai tout… Mais j’entends du bruit !… c’est le médecin !… c’est Gilbert !…

— Qu’il n’entre pas !… crie Anatole en proie à d’épouvantables convulsions. Au nom du ciel ! qu’il n’entre pas !

— Quoi ! Gilbert ! ton meilleur ami…

— Dis plutôt mon assassin ! interrompit Anatole d’une voix profonde et brisée par l’agonie.

— Mais, c’est pour te sauver, Anatole…

— Lui, me sauver ! pauvre femme… quand c’est lui qui me tue.

— Grand Dieu !… Anatole !… que veux-tu dire ?

— Sans lui, Mathilde… je ne serais pas coupable… tu m’aimerais encore !…

— Ah ! s’écrie Mathilde en portant sa main à son front, comme pour rappeler un souvenir, quelle affreuse lumière !…

— C’est lui, Mathilde, qui m’a perdu… qui m’a poussé au crime… c’est lui qui, depuis un an, plane sur ma tête comme un esprit de l’enfer. Cet homme, c’est le démon… J’ai voulu fuir… il m’a poursuivi sans relâche et partout, m’empoisonnant de ses exécrables conseils… Enfin, il m’a traîné chez cette femme…

— Le scélérat ! interrompt Mathilde toute frissonnante d’indignation, et c’est lui qui m’a dit que tu me trahissais !

— Dieu !

— C’est lui qui m’a tout révélé, Anatole. Ce soir, il m’a conduite chez cette malheureuse…

— Ah ! l’indigne !… Mais quel était son but… son espoir ?…

— Tu ne sais pas, Anatole… il m’aimait !… Quel amour, grand Dieu !… Il avait sur moi d’abominables projets !… Il a osé me faire ce soir l’aveu de son atroce passion !…

— Le bandeau se déchire, Mathilde !… je vois clair maintenant dans le cœur ténébreux de ce monstre… Il t’aimait… Ah ! c’est donc pour cela que depuis un an il m’encourage au crime, à l’adultère… Il voulait t’arracher de mes bras !

— Cher Anatole !

— Ah ! qu’il vienne !… qu’il vienne !… je l’attends !… reprit Anatole ranimé tout à coup par la fureur et le désespoir, qu’il vienne !… et que je vive encore assez pour le voir mourir… Ô mon cœur ! bats encore quelques momens… ne t’arrête pas… que j’aie seulement la force de serrer le manche d’un poignard… Mathilde, je t’en conjure ! donne-moi une arme… un couteau… quelque chose… que je me venge !… Tiens, dans ce secrétaire… il y a des pistolets… donne… Mais, ô Dieu ! ma tête se trouble… mes yeux se couvrent d’un nuage… mes mains n’ont plus de force… Ah ! je meurs…

Et sa tête qu’il avait soulevée péniblement, comme pour expirer dans les bras de Mathilde, retomba sur le coussin du canapé.

Mathilde s’arrachait les cheveux ; elle n’avait plus de larmes.

Anatole rouvrit encore une fois les yeux ; et d’une voix débile qui n’était plus qu’un souffle.

— Mathilde !… adieu !… Vis pour notre enfant !… Promets-moi de vivre !…

— Non !… si tu meurs, je meurs !… Anatole… Il ne m’entend plus… Dieu !… ses yeux sont fermés… Comme sa main est froide… Ah ! c’est le froid de la mort !…

Anatole avait rendu le dernier soupir… Cette grande âme qui étincelait sur le front du poète comme dans ses vers, elle était partie… il ne restait plus qu’un cadavre muet et glacé.


XX.


Quand Mathilde eut la certitude que son mari n’existait plus, elle se précipita sur lui en poussant des cris lamentables ; et, collant ses lèvres sur les joues livides d’Anatole, elle perdit connaissance.

Le canapé sur lequel était étendu le corps inanimé du poète se trouvait dans le fond de la chambre, que la faible et tremblante lumière d’une seule bougie éclairait à peine.

L’évanouissement de Mathilde ne fut pas de longue durée, et ses larmes recommencèrent à couler par torrens. Tout à coup elle entend du bruit dans l’escalier : c’est quelqu’un qui monte.

— Ah ! c’est lui ! s’écrie-t-elle en courant vers la porte ; je l’avais oublié !… L’infâme ! il vient chercher sa récompense !… qu’il trouve la mort !

Et, sans attendre qu’on frappe à la porte, elle l’ouvre ; Gilbert paraît.

— C’est moi, dit le médecin à voix basse et d’un air significatif. Vous m’attendiez, belle Mathilde !

— Oui… dit-elle sourdement.

— En effet, reprit Gilbert, dont les yeux pétillaient d’amour et de désir, il y a plus d’un quart d’heure que je devrais être à vos genoux, adorable Mathilde !… mais j’attendais que la cour fût entièrement déserte pour m’introduire dans cet escalier. Votre réputation m’est si chère que j’ai mieux aimé retarder mon bonheur de quelques momens… Enfin, je puis donc être heureux…

Et Gilbert s’avança vers Mathilde pour la prendre dans ses bras.

Mais un regard de Mathilde le fit reculer.

— Que venez-vous faire ici ? dit-elle d’un accent terrible.

Elle était blanche comme un linceul ; ses dents claquaient.

— N’ayez pas peur, dit Gilbert en se rapprochant de Mathilde ; personne au monde ne peut nous surprendre…

— Je n’ai pas peur ! interrompit-elle. C’est à vous de trembler !

— Oui, je tremble auprès de vous, divine créature, mais c’est d’amour… J’espère qu’il n’est pas besoin de vous rappeler votre promesse ! vous êtes femme, et la vengeance doit vous paraître bien douce, lorsqu’elle est aussi légitime.

— La vengeance ! oh ! oui, j’ai soif de vengeance… et je vais m’en assouvir.

Gilbert sentait son cœur bondir dans sa poitrine, le sang bouillonner dans ses tempes. Il était ivre, égaré, fou.

Mathilde avait reculé de plusieurs pas ; l’une de ses mains était appuyée sur le secrétaire et semblait chercher quelque chose en tâtonnant. Son œil était fixe et comme rivé sur la figure du médecin.

— Ô chère Mathilde ! soupire Gilbert avec une expression plus tendre et moins respectueuse, tu sais bien que je t’aime !… Oh ! ne crains rien… Anatole ne viendra pas… il ne peut troubler nos plaisirs…

— Vous croyez ?… interrompit Mathilde en secouant la tête avec amertume.

— Il n’y a plus de lumière dans la chambre de Victorine. Ils sont endormis, je viens de m’en assurer.

— Eh bien ! regarde, monstre ! s’écrie Mathilde, une main étendue vers le cadavre d’Anatole. Il est là !!

— Dieu !

Gilbert recule terrifié.

— Il est là, te dis-je… mort ! et c’est toi qui l’as tué !… Je sais tout, misérable !… Tu débauchais le mari pour séduire la femme !… Mais cette femme a dans ses mains la vengeance… Tu vas mourir.

Et, saisissant le bras de Gilbert, elle l’entraîne vers le cadavre, en appuyant le canon du pistolet sur la poitrine du médecin pétrifié de surprise et d’épouvante.

— Madame… bégaya-t-il en rejetant le haut de son corps en arrière et levant ses deux mains tremblantes.

— Meurs, lâche assassin !… meurs aux pieds de ta victime !…

Alors Gilbert tombe à genoux.

— Madame… par pitié !… s’écrie-t-il en joignant les mains ; songez à ce que vous allez faire !… Oui, je suis bien coupable !… mais je vous aime !… Hélas ! je n’avais plus la tête à moi… c’est l’amour qui a fait mon crime…

— Fuis ! exécrable ! fuis !… dit Mathilde en le poussant du pied. Tu es trop lâche, je ne te tuerai pas !… Mais va-t’en… ne me touche pas, surtout… Pas un mot !… pas un regard !… va-t’en !

Et Gilbert, toujours à genoux, pâle, anéanti, recule jusqu’à la porte devant Mathilde, qui, penchée sur le médecin, marche en lui tenant le pistolet sur la gorge ; puis, ouvrant la porte, elle la referme vivement sur Gilbert.

— Ah ! pauvre Anatole ! s’écrie-t-elle en s’élançant vers le cadavre de son mari et l’étreignant dans ses bras avec un profond désespoir, je ne te survivrai pas !…

Soudain la voix de Mariane se fait entendre :

— Madame !… madame !…

Mathilde va presser la détente du pistolet, lorsque Mariane se précipite vers sa maîtresse, elle lui arrache des mains l’arme fatale.

— Madame !… arrêtez !… que faites-vous ?…

— Laisse-moi mourir, Mariane. Tiens… regarde !…

Et, penchant douloureusement sa tête sur sa poitrine, elle étend la main vers le corps inanimé d’Anatole.

Mariane jette un cri et tombe sur le parquet.

— Tu vois donc bien, Mariane, que je ne puis plus vivre ! dit Mathilde avec une intonation déchirante.

Mariane se relève à demi sur une main, et regardant Mathilde avec des yeux pleins de larmes, elle lui dit d’une voix éteinte :

— Madame… vous êtes mère !!!

jules lacroix.
FIN.