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Le Docteur Lerne, sous-dieu/IV

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Société du Mercure de France (p. 84-101).


iv

CHAUD ET FROID


Qui dort dîne. Mon sommeil dura jusqu’au lendemain matin.

Pourtant je n’ai jamais reposé si mal. Les trépidations d’une journée d’automobile vinrent hanter mes reins, et longtemps j’y ressentis les contre-coups de cahots-revenants et la torsion de virages-spectres. Puis je fus visité par des songes où vécut un monde prodigieux : Brocéliande, forêt shakespearienne, s’était mise à marcher ; parmi la foule de ses arbres, la plupart cheminaient enlacés, deux à deux ; un bouleau qui avait l’air d’une lance me fit un discours en allemand, et je pouvais à peine l’entendre, car beaucoup de fleurs chantaient, des plantes jappaient avec insistance, et les grands arbres, de temps en temps, hurlaient.

À mon réveil, je me souvins de ce hourvari aussi exactement qu’un phonographe, au point d’en être inquiet, et je m’en voulus de n’avoir pas approfondi l’examen de la serre ; une étude moins hâtive et plus calme de son contenu m’aurait sans doute édifié. Je condamnai sévèrement ma précipitation et mon énervement de la veille. — Mais pourquoi ne pas essayer de les racheter ? Peut-être n’était-il pas trop tard ?…

Les mains derrière le dos, une cigarette aux lèvres, la direction incertaine, bref : en promeneur, je m’en allai passer devant la serre.

Elle était fermée.

J’avais donc gâché la seule occasion de m’y instruire, oui, je le sentais, la seule. Ah ! capon ! capon !

Afin de ne pas donner l’éveil, j’avais franchi ces parages prohibés sans même ralentir, et maintenant, l’allée me conduisait vers les bâtiments gris. À travers l’herbe qui la couvrait, un sentier battu témoignait de fréquents passages.

Au bout de quelques foulées, je vis mon oncle venir au-devant de moi. — Nul doute qu’il n’eût guetté ma sortie. — Il était tout réjoui. Sa figure ternie, quand elle souriait, rappelait mieux son jeune visage d’autrefois. Cette affable expression me rasséréna : mon escapade avait passé inaperçue.

— Eh bien, mon neveu ? fit-il presque amicalement, tu es de mon avis, je parie ? l’endroit n’est pas récréatif !… Tu seras bientôt rassasié de tes promenades sentimentales au fond de cette casserole !

— Oh ! mon oncle, j’ai toujours aimé Fonval non pour le site, mais à la façon d’un ami vénérable, un ancêtre, si vous voulez. Il est de la famille. J’ai souvent joué, vous le savez, sur ses pelouses et dans ses ramures, c’est un aïeul qui m’a fait sauter sur ses genoux, un peu… — je m’enhardis à une cajolerie — un peu comme vous, mon oncle.

— Oui, oui… murmura Lerne évasivement. Tout de même, tu en auras bien vite assez.

— Erreur. Le parc de Fonval, voyez-vous, c’est mon paradis terrestre !

— Tu l’as dit ! c’est tout à fait cela, confirma-t-il en riant ; le pommier défendu pousse dans son enceinte. À chaque heure, tu frôleras l’Arbre de Vie et l’Arbre de Science auxquels tu ne dois pas toucher… C’est dangereux. À ta place, de temps à autre, je sortirais en voiture mécanique. Ah ! si Adam avait possédé une voiture mécanique !…

— Mais, mon oncle, il y a le labyrinthe…

— Eh bien ! s’écria gaiement le professeur, je vais t’accompagner et je te guiderai ! D’ailleurs, je suis curieux de voir fonctionner l’une de ces machines… euh…

— Automobiles, mon oncle.

— Oui : automobiles. — Et son accent tudesque donnait au mot, déjà si peu véloce, une ampleur, une pesanteur, une immobilité de cathédrale.

Nous allions côte à côte vers la remise. — Sans conteste, mon oncle, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, avait pris son parti de mon intrusion. Néanmoins, sa belle humeur persistante ne fit que me contrarier. Mes projets d’indiscrétion me semblaient moins légitimes. Peut-être même les aurais-je abandonnés à ce moment, si le désir d’Emma ne m’avait poussé au mal envers son despotique geôlier. Et puis, était-il sincère ? et ne fut-ce pas seulement pour m’inciter à garder la foi jurée, qu’il me dit en arrivant au garage improvisé :

— Nicolas, j’ai beaucoup réfléchi. Décidément, je crois que tu pourrais nous être fort utile dans l’avenir et je désire te connaître davantage. Puisque tu veux demeurer quelques jours ici, nous causerons souvent. Le matin, je travaille peu, nous l’emploierons à nous promener, soit à pied, soit dans ta voiture, en devisant. Mais n’oublie pas tes promesses !

Je fis un signe de tête. « Après tout, pensai-je, il a vraiment l’air de vouloir publier, un jour, cette solution inconnue qu’il poursuit. Pourquoi ne serait-elle pas équitable, en effet, si les travaux qui la doivent procurer ne le sont pas ? C’est eux seuls, sans doute, qu’il tient à dissimuler jusqu’au résultat : il suppute l’éclat de celui-ci pour justifier la barbarie de ceux-là et s’en faire absoudre… ; à moins que la fin ne trahisse pas les moyens, et que ces moyens puissent rester à jamais ignorés. D’autre part, Lerne craindrait-il vraiment la concurrence ? Pourquoi non ? »

Je ruminais tout cela en vidant au réservoir de ma bonne voiture un bidon d’essence qu’un hasard propice me fit trouver dans le coffre.

Lerne monta près de moi. Il m’indiqua un chemin droit côtoyant une falaise du défilé, subreptice traverse ingénieusement dérobée. Je m’étonnai d’abord que mon oncle m’indiquât ce raccourci, mais, tout bien pesé, ne m’enseignait-il pas ainsi la manière de m’en aller ? et n’était-ce point, au fond, ce qu’il souhaitait de bon cœur ?

Ce cher oncle ! Il fallait qu’il eût mené une existence bien recluse ou bien absorbée, car il nourrissait en matière d’automobile une touchante ignorance : de celles qu’entretiennent les savants à l’égard des sciences qui ne sont point leur partie. Mon physiologiste n’était pas fort en mécanique. À peine soupçonnait-il les principes de cette locomotion docile, souple, silencieuse et prompte, qui l’enthousiasmait.

À la lisière de la forêt :

— Arrêtons-nous là, s’il te plaît, dit-il. Tu m’expliqueras cette machine ; elle est merveilleuse. C’est ici que j’ai coutume de borner mes sorties. Je suis un vieux maniaque ! Tu continueras seul, après, si tu veux.

Je commençai ma démonstration, et je m’aperçus alors que la sirène, endommagée faiblement, était réparable en un tour de main. Deux vis et un bout de fil de fer lui rendirent son pouvoir assourdissant. Lerne, à l’écouter, s’illumina d’un plaisir ingénu. Je repris mon cours, et, à mesure que je parlais, mon oncle m’écoutait avec une attention croissante.

En vérité, la chose méritait bien qu’on s’y intéressât. Durant les trois dernières années, si les moteurs avaient peu changé dans leur structure élémentaire et celle de leurs principaux organes, l’ajustage, en revanche, avait progressé, et les matières employées l’étaient plus judicieusement. C’est ainsi que pour la construction de ma voiture, dont les baquets de course formaient la plus laconique des carrosseries, on n’avait pas utilisé le bois. Ma 80-chevaux constituait une petite usine luxueuse et précise, entièrement de fonte et d’acier, de cuivre, de nickel et d’aluminium. La grande invention de l’époque y était appliquée ; je veux dire qu’elle ne reposait pas sur quatre pneumatiques, mais sur des roues à ressorts, admirablement élastiques. Aujourd’hui, cela semble très ordinaire : il y a un an, mes jantes en fer provoquaient encore bien des surprises.

Mais ce que la 234-XY offrait de plus remarquable, en y réfléchissant, c’était, à mon avis, ce perfectionnement, que les ingénieurs ont obtenu si graduellement, qu’on ne l’a point vu de jour en jour s’affirmer : l’automatisme.

La première « voiture sans chevaux » s’encombrait de leviers, de pédales, de manettes et de volants nécessaires à la conduite, de robinets et de graisseurs à tourner, indispensables au fonctionnement du moteur. Or, chaque génération d’automobiles s’en est dépouillée davantage. Une à une, presque toutes ces poignées ont disparu qui exigeaient l’intervention incessante et multiple de l’homme. De nos jours, avec ses organes devenus automatiques, le mécanisme règle le mécanisme. Tout chauffeur n’est plus qu’un pilote ; une fois en action, sa monture entretient d’elle-même son entrain ; éveillée, elle ne se rendormira que sur un commandement. Bref, comme Lerne me le fit remarquer, l’automobile moderne jouit, en somme, des propriétés que lui conférerait une moelle épinière : elle jouit d’un instinct et de réflexes. Des mouvements spontanés s’y produisent, à côté des mouvements volontaires provoqués par l’intelligence du conducteur, lequel devient, pour ainsi dire, le cerveau du véhicule. C’est de cette intelligence que partent les ordres des manœuvres voulues, transmis par les nerfs métalliques aux muscles d’acier.

— D’ailleurs, ajouta mon oncle, entre cette voiture et le corps d’un vertébré, la ressemblance est frappante.

Ici, Lerne réintégrait son domaine. Je prêtai l’oreille. Il poursuivit :

» Nous avons déjà les systèmes nerveux et musculaire, représentés par les tringles de commande, les transmissions et les pièces d’effort. Mais le châssis, Nicolas, qu’est-ce donc, sinon le squelette où les tenons viennent s’insérer comme des tendons ?… Un sang de pétrole, élément vital, circule dans ces artères de cuivre !… Le carburateur respire ; c’est un poumon ; au lieu de combiner l’air avec le sang, il le mélange aux vapeurs de l’essence, voilà tout !… Ce capot ressemble au thorax où la vie bat en cadence… Nos articulations jouent dans la synovie de même que ces rotules dans l’huile… À l’abri de la peau résistante du carter, voici des réservoirs, estomacs qui s’affament et se rassasient… Voici, phosphorescents comme ceux des félins, mais encore privés de la vue, voici des yeux : les phares ; une voix : la sirène ; un pot d’échappement dont la comparaison t’offusquerait, Nicolas… Enfin il ne manque à ta voiture qu’un cerveau, dont le tien fait parfois l’office, pour devenir une grande bête sourde, aveugle, insensible et stérile, sans goût et sans odorat.

— Un véritable musée d’infirmités ! lançai-je en éclatant de rire.

— Hum ! repartit Lerne, l’automobile, par ailleurs, est mieux loti que nous. Songe à cette eau qui le refroidit : quel remède contre la fièvre !… Et ce qu’un tel engin peut durer, s’il est mené sagement ! car il est raccommodable sans limite… on peut toujours le guérir ; ne viens-tu pas de rendre la parole à son gosier ? Tu lui remplacerais l’œil aussi facilement…

Le professeur s’emballait :

« C’est un corps puissant et redoutable ! s’écria-t-il, mais un corps qui se laisse revêtir, une armure dont l’habitant se trouve amplifié au-delà de toute espérance, une cuirasse multiplicatrice de force et de vitesse ! Eh quoi ! vous êtes là-dedans ni plus ni moins que les Marsiens de Wells dans leurs cylindres tripodes ! vous n’êtes plus que l’encéphale d’un monstre factice et vertigineux !

— Toutes les machines en sont là, mon oncle.

— Non. Pas aussi complètement. Exception faite de la forme — dont n’approche aucun aspect d’animal, bien entendu — l’automobile est l’automate le plus congru que l’on ait agencé. Il est mieux fait à notre image que le meilleur mannequin à remontoir de Maëlzel ou de Vaucanson, l’androïde le plus humain ; car, sous l’enveloppe anthropomorphe, ceux-là dissimulent un organisme de tournebroche, à quoi l’on ne saurait pas même confronter l’anatomie d’un escargot. Tandis que là…

Il s’éloigna, enveloppant ma voiture d’un regard attendri :

» La superbe créature ! s’exclama-t-il, et que l’homme est grand !

« Oui, me dis-je, il réside une autre beauté dans l’acte de créer que dans tes sinistres assemblages de la chair antique et du bois immémorial ! Mais, de ta part, c’est encore bien de l’avouer. »


Quoique l’heure fût tardive, je poussai jusqu’à Grey-l’Abbaye pour faire le plein d’essence, et, bien qu’il fût routinier, Lerne, toqué d’automobile, outrepassa la limite traditionnelle de ses promenades et voulut m’accompagner.

Puis nous reprîmes le chemin de Fonval.

Mon oncle, en proie aux ardeurs néophytes, se penchait sur le capot afin d’en ausculter la tôle, ensuite il disséqua l’un des graisseurs compte-gouttes. Il m’interrogeait cependant, et je dus, à propos de ma voiture, le renseigner sur les moindres détails, qu’il s’assimilait avec une incroyable sûreté.

— Nicolas, dis, actionne la sirène, veux-tu ?… Maintenant ralentis… arrête… repars… plus vite !… Assez ! freine… en arrière, à présent… Halte !… C’est colossal !

Il riait. Sa face ennuagée éprouvait comme une embellie. À nous voir, on aurait supposé deux excellents amis. Au fait, nous l’étions peut-être, alors… Et j’entrevis que grâce à ma « deux baquets », il se pourrait que Lerne me fît, un jour, des confidences.

Il conserva cette gaieté jusqu’à notre retour au château ; le voisinage retrouvé des ateliers mystérieux ne l’altéra nullement ; elle ne disparut que dans la salle à manger. Là, tout à coup, Lerne se rembrunit : Emma venait d’entrer. Et le mari de ma tante Lidivine parut s’être effacé avec le sourire de mon oncle, un vieux savant acariâtre demeurant seul entre ses deux convives. Je sentis alors combien peu lui importaient les trouvailles futures à côté de cette femme, et qu’il ne voulait acquérir la gloire et la richesse que pour mieux garder la charmante fille.

Assurément il l’aimait, lui aussi, comme je l’aimais : comme on a faim, comme on est altéré, d’une fringale de l’épiderme et d’une soif de la peau. Il était plus gourmand, j’avais plus d’appétit, voilà la différence.

Allons, soyons franc. Elvire, Béatrice, amantes idéales, vous ne fûtes d’abord que des pâtures convoitées. Avant de vous rythmer des vers, on vous désira sans littérature, tel — pourquoi chercher d’hypocrites métaphores ? — tel un plat de lentilles, telle une coupe d’eau fraîche… Mais on trouva pour vous d’harmonieuses phrases, parce que vous avez su devenir l’amie vénérée, et dès lors, on vous a chéries de cette tendresse perfectionnée qui est notre chef-d’œuvre involontaire, notre exquise et lente retouche à la création. Certes, selon les paroles de Lerne, l’homme est grand ! Mais son amour l’atteste encore mieux que sa mécanique. Son amour est une fleur délicieusement doublée, celle-là, la plus belle greffe de nos jardins, à force d’art presque artificielle, et d’un arome savamment adouci.

Las ! ce n’est pas elle que nous respirions, Lerne et moi, mais la courte corolle primitive et simple en quoi s’allégorise la perpétuation des espèces, et dont le fruit qu’elle prépare est la seule raison d’être. Son odeur impérieuse nous enivrait, poison parfumé, lourd de luxure et de jalousie, senteur de la Nature aux desseins ténébreux, où l’on puise moins l’amour d’une femme que la haine de tous les hommes.

Barbe allait et venait, accomplissant à la diable le service du repas. Nous nous taisions. J’évitais le plaisant spectacle d’Emma, persuadé que mes regards, posés sur elle, eussent valu des baisers, où mon oncle ne se fût pas trompé.

Elle, tout à fait sereine maintenant, affichait l’insouciance, et, le menton dans les mains, les coudes sur la table, les bras tout nus sortant des manches courtes, elle examinait, à travers les vitres, la prairie, dont les hôtes beuglaient.

J’aurais au moins voulu regarder la même chose que ma bien-aimée ; cette communion lointaine et sentimentale eût apaisé, me semblait-il, mes basses ambitions de rencontres plus intimes. Par malchance, la prairie n’était pas visible de ma place, et mes yeux erraient partout, désœuvrés, percevant toujours, malgré soi, la blancheur des bras nus et les soulèvements d’un corsage palpitant plus que de raison.

Plus que de raison.

Comme j’interprétais en ma faveur cette agitation, Lerne, hostile et taciturne, leva la séance. M’étant écarté devant la jeune femme qui m’effleura, je la sentis toute vibrante ; ses narines frémissaient. Et une grande allégresse me transporta. Pouvais-je douter de l’avoir émue ?

Nous passions près de la fenêtre, quand Lerne me toucha l’épaule et me dit tout bas, de l’accent chevrotant dont riaient, je pense, les Satyres :

Ach ! voilà Jupiter qui fait des siennes !

Et il m’indiquait dans la prairie, au milieu de son harem, le taureau debout et lubrique.

Au salon, mon oncle avait déjà repris sa mine rébarbative. Il enjoignit à Emma de monter dans sa chambre, et m’ayant donné quelques livres, il me conseilla sur un ton catégorique d’aller m’instruire à l’ombre de la forêt.

Je n’avais qu’à obéir. « Bah ! me dis-je, pour m’exhorter à la soumission, il est à plaindre par-dessus tout… »

Ce qui se passa la nuit d’après refroidit notablement cette pitié.

Le fait me troubla d’autant plus que, loin de paraître concourir à l’éclaircissement du secret, il semblait par lui-même incompréhensible.

Le voici :

Je m’étais endormi paisiblement, l’esprit occupé d’Emma et des riants espoirs qui s’y rattachaient. Cependant le sommeil, au lieu de m’apporter quelque fantasmagorie impudique et divertissante, ramena les absurdités de l’autre nuit : les plantes mugissantes et aboyeuses. Le songe augmentait sans cesse d’intensité. Il devint si aigu, le bruit si réel, que je m’éveillai tout d’un coup.

La sueur inondait mon corps et mes draps brûlants. La résonnance d’un cri récent étouffait sur mon tympan ses dernières vibrations. Ce n’était pas la première fois… non… je l’avais déjà distingué, ce cri, dans le labyrinthe, au loin, du côté de Fonval… hem !…

Je me soulevai sur les mains. Un peu de lune éclairait la chambre. On n’entendait rien. Seul, dans l’horloge, le Temps marchait en cadence, au branle de sa faulx. Ma tête retomba sur l’oreiller…

Et soudain, dans une crispation atroce de tout mon être, je m’enfouis sous les couvertures, les poings aux oreilles : — le hurlement sinistre montait du parc dans la nuit, mais surnaturel, mais inouï… C’était bien celui du cauchemar, et le rêve empiétait sur la réalité.

Je pensai au grand platane, là, contre le château…

Avec un effort surhumain, je me levai. Et c’est alors qu’il y eut des jappements… une sorte de jappements étouffés, très étouffés…

Eh bien, quoi ? tout cela pouvait sortir de la gueule d’un chien, que diable !

À la croisée du jardin, rien… rien que le platane et les arbres engourdis sous la lune…

Mais le hurlement se réitéra vers la gauche. Et, de l’autre fenêtre, je vis ce qui me parut, un moment, tout expliquer. (Une certitude cependant : c’est la réalité qui avait suscité mon rêve auditivement, des sons véritables m’ayant suggéré dans le sommeil la vision de criards imaginaires.)

Là-bas, un chien efflanqué me tournait le dos. Très grand, il avait posé ses pattes de devant sur les persiennes closes de mon ancienne chambre et, par intervalles, poussait à toute gorge un long gémissement. Les autres abois — les étouffés — lui répondaient à l’intérieur de la maison ; mais étaient-ce bien là des jappements ? Si mon ouïe, désormais suspecte, m’avait encore leurré ! On aurait dit, plutôt, la voix d’un homme s’efforçant d’imiter celle d’un chien… Plus j’écoutais, plus cette conclusion s’imposait… Oui, certainement, il était même impossible de s’y méprendre ; comment avais-je pu hésiter ? cela sautait aux oreilles : un facétieux quidam, installé dans ma chambre, s’amusait à agacer le pauvre toutou.

D’ailleurs, il y réussissait ; l’animal donnait les signes d’une exaspération grandissante. Il modula terriblement sa clameur, lui donnant à chaque fois une intonation plus extraordinaire, comme désespérée… À la fin, il gratta les persiennes avec rage et les mordit. Je perçus le craquement du bois entre ses mâchoires.

Tout à coup, la bête s’immobilisa, le poil hérissé. Brusque et violente, une apostrophe éclatait dans l’appartement. Je reconnus le verbe de mon oncle sans pouvoir saisir le sens de la réprimande. Immédiatement, le farceur admonesté se tut. Mais — de quelle façon interpréter cette incohérence ? — le chien, dont la frénésie aurait dû tomber, était maintenant hors de lui ; son échine s’horripilait en brosse de sanglier. Il se mit à suivre en grognant la muraille du château jusqu’à la porte du milieu.

Comme il venait de l’atteindre, Lerne l’ouvrit.

Heureusement pour moi, je me méfiais et n’avais pas soulevé mes rideaux. Son premier regard fut pour ma croisée.

À voix basse, avec une colère contenue, le professeur morigéna le chien ; mais il n’avançait pas, et je compris qu’il en avait peur. L’autre s’approchait, toujours grondant, les yeux dardés en lueurs sous son vaste front. Lerne parla plus haut :

— À la niche ! sale bête ! — Ici, plusieurs mots étrangers. — Va-t’en ! — reprit-il en français ; et comme l’animal continuait sa marche : — Veux-tu que je t’assomme, veux-tu ?

Mon oncle avait l’air de s’affoler. La lune aggravait sa pâleur. « Il va se faire déchirer, pensai-je, il n’a pas seulement de cravache !… »

— En arrière, Nelly ! en arrière !

Nelly ?… C’était donc la chienne de l’élève congédié ? le Saint-Bernard de l’Écossais ?…

En effet, voilà que les termes étrangers abondaient de plus belle, m’apprenant, pour ma complète déroute, que mon oncle parlait aussi l’anglais.

Ses invectives gutturales sonnaient au silence nocturne.

Le chien se ramassa sur lui-même. Il allait bondir, quand Lerne, à bout de ressources, le menaça d’un revolver et, de l’autre main, lui indiqua une direction à suivre.

Il m’est arrivé de voir, en des tirés, un chien qu’on met en joue s’enfuir devant le fusil, dont il sait le pouvoir meurtrier. En face d’un pistolet, la chose me parut moins banale. Nelly avait-elle jadis éprouvé l’effet de cette arme ? c’était plausible, mais je crus surtout qu’elle avait mieux compris l’anglais — parler de Mac-Bell — que le revolver de mon oncle.

Elle s’apaisa comme à la voix d’Orphée, se fit toute basse et, la queue aux jambes, enfila le chemin des bâtiments gris que Lerne désignait. Lui, courut sur les pas de la chienne, et l’ombre les engloutit.

Au fond de mon horloge, l’impérissable Moissonneur faucha plusieurs minutes.

Dans le lointain, des portes claquèrent bruyamment.

Puis Lerne rentra.

Rien de plus.


Donc, il y avait à Fonval deux êtres jusqu’alors insoupçonnés : Nelly, dont l’aspect minable ne prouvait guère qu’elle y fût heureuse, Nelly, abandonnée sans doute par son maître dans une fuite précipitée, — et le mauvais plaisant. Car celui-ci, raisonnablement, ne pouvait être ni l’une des deux femmes, ni l’un des trois Allemands ; la nature de la bouffonnerie trahissait l’âge de son auteur : un enfant, seul, peut se divertir aux dépens d’un chien. Mais personne, à ma connaissance, ne logeait dans cette aile… Ah ! Lerne m’avait dit : « Je me sers de ta chambre ». Qui donc l’habitait ?

Je le saurai.

Si la présence cachée de Nelly dans les bâtiments gris revêtait d’un intérêt nouveau ces lieux déjà si intrigants, les appartements fermés du château devenaient un point de mire supplémentaire.

Enfin ! les objectifs se précisaient !

Et comme la perspective de la chasse au mystère m’enfiévrait, un pressentiment m’avertit que je ferais sagement de la mener jusqu’à l’hallali et d’enfreindre la première défense de Lerne avant de transgresser la seconde. « Sachons d’abord le fond des choses, disait ma conscience, elles sont troubles. Après, nous pourvoirons à la bagatelle en toute quiétude. »

Que n’ai-je observé plus longtemps ses avis !… Mais la conscience chante en sourdine, et qui l’entendrait, je vous le demande, quand la passion se met à braire ?