Le Docteur Lerne, sous-dieu/V

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Société du Mercure de France (p. 102-118).


v

LE FOU


Une semaine plus tard. En embuscade derrière la porte de mon ancienne chambre — la jaune —, l’œil au trou de la serrure.


L’avant-veille, j’y étais venu déjà, mais le temps m’avait manqué pour observer…

Oh ! l’action n’était pas facile, du moins en apparence ! Jamais l’aile gauche de Fonval n’avait été bouclée aussi jalousement, voire du temps que les moines s’y cloîtraient…

Comment j’ai pénétré là-dedans ? Le plus bêtement du monde. La chambre jaune correspond au vestibule central — où chacun passait à sa guise — par une suite de trois pièces : le vestibule attient au grand salon ; vient ensuite la salle de billard, qui donne elle-même dans un boudoir ; enfin celui-ci avoisine, à droite, la chambre jaune en retour vers le parc. Or, cette avant-veille, profitant d’une minute d’indépendance, j’essayai une à une, à la serrure du salon, des clefs que j’avais dérobées à d’autres portes, par-ci par-là. Je manquais de confiance. Soudain le pêne céda. J’ouvris, et j’aperçus, libre dans le demi-jour des volets clos, toute l’enfilade des salles.

Je reconnus de seuil en seuil l’odeur particulière à chacune, chacune un peu plus moisie qu’autrefois, odeurs que le passé exhalerait si l’on pouvait y voyager… — De la poussière partout. Je suivais sur la pointe des pieds une trace où de nombreuses bottes avaient laissé leur boue, sèche. — Une souris traversa la carpette du salon. — Sur le billard, les sphères d’ivoire, rouge et blanches, délimitaient un triangle isocèle ; mentalement je calculai le coup, l’effet à prendre et la quantité de seconde bille. — Et le boudoir m’entoura ; sa pendule arrêtée certifiait midi, ou minuit. Je me sentais merveilleusement réceptif.

Pourtant, à peine avais-je eu le loisir de voir fermée la porte de la chambre jaune, qu’un bruit me fit revenir précipitamment au vestibule…

C’est qu’il ne fallait pas plaisanter ! Lerne travaillait dans les bâtiments gris, mais il me savait au château, et, en pareille occasion, il avait coutume d’y rentrer souvent par alerte pour me surveiller. Différer la perquisition me sembla prudent.

Une heure de liberté m’était indispensable. Je combinai ce stratagème :

Le lendemain, je me rendis en automobile à Grey-l’Abbaye et j’y achetai différents objets de toilette que je cachai sous un buisson de la forêt, non loin du parc.

Le surlendemain, au déjeuner, Emma et Lerne m’entendirent :

— Je vais à Grey cette après-midi. J’espère y trouver certains articles dont j’ai grand besoin. Sinon, je pousserai jusqu’à Nanthel. Vous n’avez pas de commissions à me donner ?

Par bonheur ils n’en avaient pas ; tout aurait manqué.

De cette façon, une sortie de quinze minutes me permettait de rapporter du buisson mes emplettes, comme si j’avais été les quérir au village. Or, on pouvait évaluer à une heure un quart la durée du trajet de Fonval à Grey et retour, additionnée au temps de fouiller l’épicerie et la mercerie. Donc, je disposais d’une heure. Ce qu’il fallait démontrer.

Je sors, laisse ma voiture dans un fourré, non loin de la cachette du buisson, puis je rentre dans le jardin par le mur, — le lierre d’un côté, une treille de l’autre simplifient la prouesse.

En rasant le château, je parviens au vestibule.

Me voilà dans le salon, la porte soigneusement refermée derrière moi. En cas de fuite, je crois toutefois prudent de ne pas tourner la clef.

Et maintenant, aux aguets, l’œil à la serrure de la chambre jaune.


Le trou est large. Il fait à ce que je vois un cadre en forme de meurtrière, par où siffle une aigre bise. Et quel est le tableau ?

La chambre est obscure. Laminé à travers les persiennes, un rayon de soleil, oblique, semble étayer la fenêtre de son faisceau éblouissant où vaguent des poussières comme gravitent les mondes. Sur le tapis, les lamelles des volets dessinent leur projection. Dans l’ombre : un taudis, le bouge d’un bohème. Çà et là, quelques habits. Par terre, une assiette avec des rogatons, et, tout près d’elle, une immondice… On dirait plutôt la tanière d’un reclus. Le lit… Ah ! ah ! qu’est-ce qui a bougé ?

Le voilà, le séquestré !

Un homme.

Il est couché sur le ventre parmi la pagaïe des oreillers, du traversin et de l’édredon, la tête appuyée aux bras qui se croisent. Il n’a pour vêtement qu’une chemise de nuit et un pantalon. Sa barbe, longue de plusieurs semaines, et ses cheveux — assez courts — sont d’un blond presque blanc.

J’ai déjà vu cette figure-là… Non. Depuis le cri de l’autre nuit, c’est une marotte… Je n’ai jamais vu ce visage bouffi et barbu, ce corps replet, je n’ai pas rencontré ce jeune homme gras… jamais… Son œil paraît assez bienveillant, stupide mais bienveillant… Hum ! quelle physionomie indifférente, surtout ! Ce doit être un joli paresseux !…

Le prisonnier somnole — plutôt mal. Des mouches l’importunent. Il les chasse d’une main pataude et soudaine. Son œil indolent suit leur vol entre deux assoupissements, et, quelquefois, pris d’une colère fugace, faisant clapper ses lèvres dans un coup de tête, il s’efforce de happer au passage les bestioles insupportables.

Un fou !

Il y a un fou chez mon oncle ! Qui est-il ?…

Ma paupière touche le trou de la serrure. J’ai l’œil glacé. L’autre, mis en batterie à son tour, est un peu myope. Je vois trouble. Ce judas est d’un étroit !… Mille tonnerres ! j’ai heurté bruyamment la porte !…

Le fou a sauté sur ses pieds. Comme il est petit ! Voilà qu’il vient vers moi… S’il allait essayer d’ouvrir ?… Bon ! il se jette à terre contre la porte, renifle, grogne… Pauvre garçon ! cela fait de la peine…

Il n’a rien deviné. Accroupi maintenant dans le rayon de soleil et tout zébré par l’ombre des volets, il se prête davantage à mon indiscrétion.

Ses mains et son visage sont mouchetés de petites taches rosâtres, semblables à d’anciennes égratignures. On dirait qu’il s’est battu naguère, et — mais c’est plus grave, cela ! — une longue traînée violacée fuit sous les cheveux, d’une tempe à l’autre ; elle contourne la tête par derrière. Cela ressemble singulièrement à une cicatrice… On a martyrisé cet homme ! Je ne sais quel traitement Lerne lui a fait subir, ou quelle vengeance il exerce sur lui… Ah ! le bourreau !

Incontinent, une association d’idées se noue : je rapproche du profil indien de mon oncle la chevelure insolite d’Emma, celle du fou, si blonde, et la toison verte du rat. Est-ce que Lerne chercherait le moyen de greffer sur les crânes chauves des scalpes chevelus ? Ne serait-ce pas l’Entreprise ?… Et je découvre aussitôt combien ma supposition est sotte. Rien de certain ne la corrobore. Puis — et c’est l’argument péremptoire — cet insensé n’a pas été scalpé : la cicatrice décrirait un cercle complet. Pourquoi donc ne serait-il pas devenu fou à la suite d’un accident, tout simplement, d’une chute en arrière ?

Fou ! pas furieux : inoffensif. Il a une bonne expression, décidément. Ses yeux, même, s’éclairent parfois d’une sorte d’intelligence… Il doit savoir quelque chose, lui… Je suis sûr qu’en l’interrogeant avec douceur, il répondrait. Si je tentais la chance ?…

Un verrou seulement assure de mon côté la fermeture de la porte. Je le tire d’un pouce délibéré. Mais je ne suis pas encore dans la chambre jaune, que déjà le reclus s’élance, tête baissée, me passe entre les jambes, me culbute, se relève et s’échappe avec les glapissements canins qui, l’autre nuit, me l’ont fait prendre pour un loustic…

Son agilité me déconcerte. Comment a-t-il pu me jouer ainsi ? Quelle idée de me passer dans les jambes !… Malgré la brusquerie de l’aventure, aussi vite qu’il m’a fait tomber, je suis debout, étourdi, affolé. Ce dément lâché par un idiot qu’il va perdre ! Oh !… Flambé, Nicolas ! flambé ! ça ne fait pas l’ombre d’un doute ! Ne vaudrait-il pas mieux détaler à l’anglaise que de courir sus au fuyard ? À quoi cela servirait-il, à présent ?… Oui, mais Emma ? et le secret ? À Dieu vat ! essayons de le rattraper, fichtre !

Et me voilà aux trousses de l’inconnu.

Pourvu qu’il n’aille pas vers les bâtiments gris !… Heureusement, il a pris la direction opposée. N’importe ! chacun peut nous voir à son gré… Mon déserteur s’éloigne en cabriolant, tout guilleret. Il s’enfonce dans les bois. Dieu soit loué ! l’animal ne crie plus, c’est toujours ça de gagné !… Quelqu’un !… Non : une statue… Il faut le rejoindre au plus tôt. Qu’il fasse un crochet malheureux, on nous apercevra et c’en est fait de moi. A-t-il joyeuse mine, le butor ! Diable ! s’il continue son chemin, nous ferons le tour du parc, et la poursuite passera devant les bâtiments gris, sous les fenêtres de Lerne ! Bénis soient les arbres qui nous dissimulent encore ! Vite !… Et la porte du salon que j’ai laissée ouverte ! Vite, vite !… L’homme ne sait pas qu’il est chassé, il ne regarde pas derrière lui ; ses pieds, douloureux d’être nus, le retardent ; je gagne du terrain…

Il s’est arrêté, hume la brise, repart. Mais je suis plus près. Il saute dans les broussailles, à gauche, vers la falaise… Moi aussi… Je le suis à dix mètres. Il charge à travers les ronciers sans prendre garde aux piquants. Je fonce dans son sillage… La verge des tiges le flagelle, les épines lui font mal, il pousse des plaintes en s’y accrochant. Alors, pourquoi ne pas les écarter ? il éviterait si aisément leurs griffes… La falaise n’est pas loin. Nous allons droit sur elle. Parole d’honneur ! mon gibier semble parfaitement savoir où il veut aller… Je vois son dos… pas toujours… il me faut alors le dépister au craquement des branches…

Enfin, sur la muraille rocheuse, sa tête étroite ressort, fixe.

Silencieusement, je me glisse… Encore une seconde et je me jetterai sur lui… — Mais son acte inattendu m’arrête au bord de la clairière qui l’encercle et dont la falaise borne un côté.

Il est à genoux et gratte furieusement le sol. La besogne torture ses ongles… au point qu’il se lamente, comme tout à l’heure parmi les aiguillons de l’aubépine et du mûrier. La terre vole derrière lui jusqu’à moi ; ses mains crispées s’acharnent, à brassées rapides et régulières ; il creuse en gémissant de douleur, puis, de temps à autre, plonge son nez dans le trou aussi profondément qu’il peut, renâcle en saccadant le chef, et reprend l’absurde tâche. La cicatrice m’apparaît en plein, couronne livide. — Hé ! je me moque bien de ses incohérences, c’est le moment propice pour sauter sur lui et l’emmener promptement…

Je sors du fourré en tapinois. Tiens ! quelqu’un a déjà creusé ici : un tas de terre devenue grise en témoigne ; le blondin ne fait que reprendre un ancien travail délaissé. Bah !…

Mes jarrets plient, je prépare mon élan.

L’homme pousse alors un grognement de plaisir, et qu’est-ce que je vois au fond de la cavité ? une vieille chaussure qu’il vient de mettre à nu ! Ah, misère humaine !

Han ! J’ai sauté. Je le tiens, le bougre !… Bon sang ! il s’est retourné, me repousse, mais je ne le lâcherai pas !… Bizarre… ce qu’il est maladroit de ses mains !… Aïe ! tu mords, crétin !…

Je l’enlace à le broyer. Jamais il n’a lutté, ça se voit. Cependant je n’ai pas encore le dessus… L’aurai-je ?… Un faux pas : c’est le trou… je marche sur la vieille bottine. Horreur ! il y a quelque chose dedans ! quelque chose qui la cloue à la terre !… Je m’essouffle… Un soulier, rien ne ressemble davantage à un pied…

Il faut en finir, absolument. Les minutes valent des fortunes…

Chacun étreignant l’autre, mon adversaire et moi nous sommes face à face contre le roc, haletants, d’égale force… Une idée ! J’ouvre terriblement les yeux, comme s’il s’agissait d’en imposer à quelque marmot ou de dompter une bête, je me fais le visage dominateur d’un maître. Et l’autre de se détendre, subjugué, repenti… Voilà-t-il pas qu’il me lèche les mains en signe d’obéissance !…

— Allons viens !

Je l’entraîne. Le soulier — une chaussure à élastiques — se dresse, la pointe en l’air. Il n’a pas cet aspect lamentable des souliers morts, abandonnés sur la grand’route. Mais il répugne davantage. Ce qui le fixe à la terre en est très peu dégagé. On voit seulement un bout de tricot. Serait-ce une chaussette ?… Le fou se retourne aussi pour le regarder.

— Au trot, mon ami !

Le compagnon reste docile, grâce aux œillades magiques, et nous courons à toutes jambes.

Seigneur ! que s’est-il passé au château durant cette équipée ?


Rien du tout.


Mais, comme nous pénétrions dans le vestibule, j’entendis, à l’étage supérieur, Emma et Barbe qui s’entretenaient. Elles commençaient à descendre l’escalier quand la fameuse porte du salon, se fermant sur notre rentrée, termina mes alarmes pour m’en procurer de nouvelles.

En effet, l’innocent réintégré dans sa chambre, comment déguerpir sans être remarqué de l’une ou l’autre femme ?

Revenu furtivement sur mes pas jusqu’au salon, j’écoutai, l’oreille au battant, pour distinguer de quel côté les deux fâcheuses se dirigeraient. Mais, tout à coup, je reculai au milieu de la pièce, éperdu, cherchant un abri, un paravent… faisant des mouvements de noyé, la gorge grosse de clameurs retenues…

Une clef farfouillait la serrure.

La mienne ? Ma clef, oubliée sur la porte et subtilisée pendant mon absence ? Nullement, elle était ici, la mienne, bossuant ma veste, dans ma poche. Je l’y avais mise en rentrant.

Alors ?

La poignée vert-de-grisée tourna lentement. On allait s’introduire… Qui ? Les Allemands ? Lerne ?

Emma.

Emma, qui ne put voir qu’une chambre déserte. Un des grands rideaux damassés remuait peut-être, — remuait comme on tremble. Elle ne vit pas.

Barbe se tenait en arrière. La jeune femme lui parlait à mi-voix :

— Reste là et surveille le jardin. Fais ce que tu as fait l’autre jour, c’était bien. Dès que le vieux sortira du laboratoire, préviens-moi en toussant.

— Ce n’est pas lui qui m’inquiète, répondit Barbe visiblement effrayée, il a confiance, à cette heure, je vous dis ; nous ne le reverrons pas avant ce soir. Quant au Nicolas, c’est une autre paire de manches… Voyez-vous qu’il s’amène !…

Les bâtiments gris s’appelaient donc le laboratoire ! C’était pour ce mot-là que le professeur avait bâillonné d’un soufflet la servante. Mes connaissances augmentaient…

Emma reprit d’un ton excédé :

— Je te le répète : il n’y a pas de danger. Voyons ! est-ce que c’est la première fois ?

— Il n’y avait pas le Nicolas…

— Allons, fais ce que je te dis !

Mal résignée, Barbe s’en alla faire le guet.

Emma demeura quelques instants aux écoutes. Belle ! oh ! belle comme la Stryge de la Luxure ! Et pourtant elle n’était qu’une silhouette sur le rectangle lumineux de la porte, une ombre immobile… mais souple à l’égal d’un mouvement. Car Emma au repos semblait toujours s’être arrêtée au milieu d’une danse et même la continuer par on ne sait quel maléfice, tellement sa vue était une harmonie : harmonie des bayadères lascives qui ne savent mimer que l’amour, et ne pourraient se déhancher, onduler, frémir ou se cambrer, ni secouer leur chevelure, ni esquisser le moindre petit geste, sans qu’on les imagine en volupté…

La vie bouillonna dans mon corps. Une exaltation m’assaillit, marée toute-puissante venue du fond des siècles : Emma ! Elle ! elle chez le fou ! Tout ce paradis à cette brute !… La garce !… Je l’aurais tuée !

Vous dites que je ne savais rien ? que je faisais des suppositions gratuites ? Vous ignorez donc l’allure impulsive, la mine sournoise et gloutonne de celles qui vont à l’homme, en fraude ?… Tenez : elle avait repris sa marche. Eh bien ? fallait-il la regarder à deux fois pour deviner ce qu’elle allait accomplir ?… Tout le criait en elle. Tout avouait cette espérance et ce besoin maladifs, qui déjà sont un agrément… Mais je ne veux pas dépeindre ce corps endiablé, ni traduire son langage inconvenant. N’attendez pas de moi que je détaille le honteux portrait d’une femelle en désir. Car, chose sordide à écrire ! c’est cela qu’elle était. Il y a des moments de perception si aiguë que, sous l’effet d’une vision ou d’une saveur dominatrices, l’homme devient un monstre et n’est plus qu’un grand œil, et rien d’autre, qu’une bouche, et rien de plus. Tel celui qui entend une musique extraordinaire ne vit plus que par l’ouïe, écoute avec ses yeux, ses narines et tout son être, telle cette femme énamourée n’était plus, tout entière, que le rayonnement d’un sexe, une petite fonction agrandie et personnifiée, — Aphrodite elle-même.

Et cela me rendit forcené.

La jolie fille, se hâtant vers l’ignoble scène, fouetta mon rideau d’un coup de jupe.

Je lui barrai le passage.

Elle eut un grand râle d’épouvante. Je crus qu’elle allait s’évanouir. Barbe montra ses prunelles arrondies et s’enfuit en panique. Alors, niaisement, je trahis la raison de mon exploit :

— Pourquoi allez-vous là, chez ce fou ? — Ma voix, blanche, artificielle entrecoupait les mots, âprement. — Avouez ! Pourquoi ? Dites-le donc, bon Dieu !

Je m’étais rué sur elle et je lui tordais les poignets. Elle se plaignit très humblement ; tout son corps adorable eut un remous de vague. Je serrai la chair douce et ferme de ses bras comme pour étouffer deux colombes, et, me penchant sur ses yeux d’agonie :

— Pourquoi ? Dis ? Pourquoi ?

Fallait-il que je fusse candide ! — Tutoyée, elle se redressa, me toisa de son haut, me défia :

— Et après ? Vous savez bien, dit-elle, que M. Mac-Bell a été mon amant ! Lerne vous l’a fait assez comprendre devant moi, le jour de votre arrivée…

— Mac-Bell ? c’est lui, le fou ?

Emma ne répondit pas, mais son air étonné m’informa que j’avais commis une nouvelle faute en découvrant mon ignorance.

— Est-ce que je n’ai plus le droit de l’aimer ? reprit-elle. Pensez-vous, par hasard, me l’interdire ?

Je sonnai la cloche avec ses bras.

— Tu l’aimes toujours ?

— Plus que jamais, vous entendez !

— Mais c’est une bête stupide !

— Il y a des fous qui se croient dieux ; lui, par moments, s’imagine être chien ; sa folie est peut-être moins grave ainsi. Et puis, après tout…

Elle sourit mystérieusement. On aurait juré qu’elle voulait me pousser à bout. Ce sourire et ces paroles m’avaient imposé une vision cruelle.

— Ah ! rosse !…

J’étreignis la fille pour l’écraser, lui soufflant des insultes à la face. Elle devait se croire morte, et pourtant, suffoquée, continuait de sourire… C’est moi qu’elle raillait, cette bouche dont un autre usait à son caprice ! toute ma rage se porta sur elle. Ha ! j’allais bien l’accommoder, son sourire ! il serait plus rouge et plus humide, oui !… Mes mâchoires avaient des envies de morsures… Pire qu’un fou, moi ! je comprenais toutes les folies, à présent ! Je me jetai sur les lèvres moqueuses, — bientôt sanglantes et déchirées, n’est-ce pas ? Ah ! là, là !… Nos dents s’entrechoquèrent, et ce fut un baiser, — tel sans doute le premier de l’humanité, là-bas, dans la caverne ou la hutte lacustre, rude et primitif, caresse moins que horion, mais tout de même un baiser.

Puis une pénétration voluptueuse desserra mes dents, et la suite de ce baiser sauvage fut si raffinée, qu’elle dévoilait en Emma non seulement beaucoup de dispositions naturelles aux jeux de la débauche, mais encore une expérience consommée.

Cette confusion de nous-mêmes en suggérait une autre et l’appelait. Mais, ce jour-là, nous en devions seulement connaître le plus vulgaire des préambules, je veux dire le carillon lointain que, sous une double chute, font tinter les ressorts des vieux canapés, — pour sonner, je suppose, l’heure du berger.

Barbe, tout ensemble intempestive et opportune, accourut. Elle toussait à fendre l’âme.

— Voilà Monsieur !

Emma se délivra de mon étreinte. L’empire de Lerne la dominait à nouveau.

— Allez-vous-en ! dépêchez-vous ! fit-elle. S’il savait… vous seriez perdu… et moi aussi, probablement, cette fois !… Oh ! partez donc ! File, mon petit loup aimé ; Lerne est capable de tout !…

Et je sentis qu’elle disait la vérité, car ses chères mains refroidies grelotaient dans les miennes, et, sous mes lèvres doucement amoureuses, sa bouche balbutiait de terreur.


Tout remué encore d’un bonheur imbécile qui décuplait ma force et mon agilité, j’escaladai prestement la treille et sautai de l’autre côté du mur.

Je retrouvai mon véhicule dans son garage de verdure. Mes paquets s’y empilèrent à la volée. J’étais lâchement heureux. Emma serait à moi ! Et quelle maîtresse !… Une femme qui n’avait pas reculé devant ce devoir d’apporter à l’ami devenu répugnant la consolation de ses visites, la friandise de ses charmes en émoi !… Mais maintenant, c’est moi qu’elle voulait, j’en étais sûr. Ce Mac-Bell ! l’aimer ? Allons donc ! Elle avait menti pour m’échauffer… Elle avait eu pitié de lui, simplement…

À propos, comment la folie avait-elle fondu sur l’Écossais ? et pourquoi Lerne le cachait-il ?… Mon oncle affirmait qu’il était parti… Dans quel but aussi tenir sa chienne en prison ?… Pauvre Nelly ! je comprenais sa douleur, à la fenêtre, et sa rancune contre le professeur : un drame s’était déroulé devant elle, entre Emma, Lerne et Mac-Bell, à la suite d’un flagrant délit, sans aucun doute. Quel drame ? Je le connaîtrai bientôt : on n’a point de secret pour son amant, et j’allais devenir celui d’Emma ! Allons ! tout s’arrangeait à merveille !

Ma joie se manifeste en général sous forme de chanson. Ce fut, si je ne m’abuse, une séguedille que je fredonnai chemin faisant, et dont j’interrompis brusquement la mélodie dégingandée, parce que le souvenir du vieux soulier avait surgi, macabre, dans ma rêverie, telle la Mort-Rouge au milieu du bal.

Instantanément, ma fougue s’était affaissée. Le soleil se coucha au fond de ma pensée ; tout devint noir, suspect, menaçant ; un revirement excessif me montra comme des certitudes les plus sinistres suppositions, et l’image même de cette ardente Emma n’ayant pu résister à la lueur funèbre, j’atteignis en proie aux affres de l’Inconnu ce château-cabanon et ce jardin tombeau où la Goule du Vice m’attendait entre un fou et un cadavre.