Le Docteur Lerne, sous-dieu/IX
IX
L’EMBÛCHE
Le père de Mac-Bell vint le chercher sans retard accompagné de son autre fils.
Depuis que Lerne lui avait écrit, rien de nouveau ne s’était produit à Fonval. Le mystère s’y continuait et l’on multipliait autour de lui les dispositions contre ma personne. Emma ne descendait plus ; je l’écoutais, du petit salon, vaquer à ses passe-temps futiles dans la chambre aux mannequins ; ses talons secs tambourinaient au plafond.
Mes nuits étaient blanches. L’idée de Lerne et d’Emma ensemble, l’un sadique et l’autre complaisante, persécutait mon insomnie. La jalousie s’entend à enrichir l’invention ; elle me faisait voir des tableaux d’une insupportable ingéniosité. J’avais beau me jurer de les mettre en action pour mon propre contentement dès que j’en aurais le pouvoir, la vision s’acharnait à mes yeux de Lerne maître de ma maîtresse, goûtant l’effusion de son étreinte et le stupre de ses envies avec des perfectionnements qui en doublaient la succulence.
J’essayai de sortir, une fois, afin de marcher dans la nuit fraîche et d’y exténuer mon corps comme une bête forcée, jusqu’aux abois du porc sauvage… Les portes du bas étaient fermées.
Ah ! Lerne me gardait bien !
Pourtant, l’imprudence que j’avais commise en lui révélant ma découverte de Mac-Bell n’avait eu d’autre suite apparente qu’une recrudescence de son amitié. Lors de nos promenades, plus fréquentes, il semblait se complaire de plus en plus à ma société, s’efforçant d’atténuer la rigueur de ma vie espionnée et de me retenir à Fonval, soit réellement pour se préparer un associé, soit pour conjurer les risques d’une évasion. Ses prévenances m’excédaient. Ce fut la période où, sans avoir l’air d’être surveillé, je le fus davantage. Mes journées se trouvaient remplies à l’encontre de ma volonté. L’impatience me rongeait. Et, ne sondant que la profondeur de l’amour et celle du mystère interdits tous les deux, je ne remarquais pas que, dans la pratique, — alternative grotesque ! — si l’amour m’appelait sous la plastique d’une jolie femme inaccessible, le mystère, lui, m’attirait aussi impérieusement, représenté surtout par un vieux soulier non moins inabordable.
Cette ordure à élastiques servait de base à toutes les hypothèses que j’édifiais, la nuit, dans l’espoir de calmer la jalousie par la curiosité. Elle constituait en effet le seul but nettement déterminé où mon indiscrétion pouvait tendre. J’avais noté que la cabane aux outils se trouvait dans les environs de la clairière ; c’était commode pour déterrer le brodequin… et le reste, au besoin. Mais, sous le joug de son affection, Lerne m’en tenait éloigné sans merci, comme de la serre, du laboratoire, d’Emma, de tout enfin.
Aussi j’appelais de tout mon désir un événement quelconque, un fait nouveau, qui, venant dérégler notre modus vivendi, me permettrait de déjouer la vigilance de mes gardiens : une fugue de Lerne à Nanthel, un accident s’il fallait, n’importe quoi, dont je tirerais parti n’importe comment.
Cette aubaine fut l’arrivée de MM. Mac-Bell père et fils.
Mon oncle, prévenu par dépêche, me l’annonça dans une explosion d’allégresse.
D’où venait qu’il fût si joyeux ? Sérieusement, avais-je fait la lumière sur le danger de conserver Doniphan malade à l’insu de sa famille ? Là-dessus j’étais diantrement incrédule… Et puis ce rire de Lerne, même sincère, me semblait de mauvais aloi…, l’idée de quelque méchant tour en pouvait bien être la source…
Mais, nonobstant la différence des causes, je m’égayai à l’exemple du professeur, et cela sans fourberie, car j’en avais sujet.
Ils arrivèrent un matin sur un break loué à Grey et conduit par Karl. Ils se ressemblaient entre eux et tous deux ressemblaient au Doniphan de la photographie. Ils étaient raides, blêmes, impassibles.
Lerne, avec beaucoup d’aisance, me présenta. Ils me serrèrent la main froidement, du même geste ganté. On aurait dit qu’ils avaient mis des gants à leur moral.
Introduits dans le petit salon, ils s’assirent sans un mot. Les trois aides présents, Lerne exorda un assez long discours en anglais, très mouvementé, illustré d’une mimique démonstrative, et singulièrement ému. À certain point, il joua la dégringolade en arrière d’une personne qui a glissé. Prenant alors les deux hommes par le bras, il les mena devant la porte centrale du château, en regard du parc. Nous les suivîmes. Là, il leur désigna le décrottoir en forme de serpe et renouvela sa comédie de culbute. À n’en pas douter, il expliquait que Doniphan s’était blessé en tombant à la renverse et que sa tête avait porté sur cette lame courbe.
Ça, par exemple, c’était de l’inédit !
On regagna le salon. Mon oncle pérorait en s’essuyant les yeux, et les trois Allemands entreprirent de renifler, pour indiquer un besoin de pleurer vaillamment réprimé. MM. Mac-Bell père et fils ne bougeaient pas d’un cil. Rien ne trahissait leur chagrin ou leur impatience.
Enfin Johann et Wilhelm, s’étant absentés sur un ordre de Lerne, amenèrent Doniphan, rasé de près, pommadé, une raie sur le côté, l’air d’un jeune lord très fashionable, bien que son costume de voyage, étriqué, tirât sur les boutons, et que son col trop étroit congestionnât sa grosse figure débonnaire. — Ses cheveux poissés cachaient à peu près la cicatrice.
À la vue de son père et de son frère, l’œil du fou rayonna d’un bonheur intelligent, et son sourire vint éclairer d’affectueuse bonté ce facies jusque là si apathique. Je le crus ramené à la raison… Mais il s’agenouilla aux pieds de ses parents et se mit à leur lécher les mains en aboyant des sons inarticulés. Son frère n’en put rien obtenir, que cela. Le père échoua de même. Après quoi MM. Mac-Bell se disposèrent à prendre congé de Lerne.
Mon oncle leur parla. Je compris qu’ils déclinaient quelque invitation d’hospitalité ou de lunch. L’autre n’insista point davantage, et tout le monde sortit.
Wilhelm chargea la malle de Doniphan sur le siège de la voiture.
— Nicolas, me dit Lerne, je reconduis ces messieurs jusqu’à leur wagon. Tu resteras ici avec Johann et Wilhelm. Karl et moi nous rentrerons à pied. Je te confie la maison ! lança-t-il d’un ton enjoué…
Et il me donna une franche poignée de main.
Mon oncle se gaussait-il de moi ? La belle souveraineté sous la férule de deux surveillants !
On monta dans le break. Devant : Karl et la malle. Derrière : Lerne et l’aliéné faisant vis-à-vis aux Mac-Bell lucides.
La portière claquait déjà, lorsque Doniphan se dressa d’un jet, avec un visage d’épouvante, comme s’il entendait la Mort aiguiser sa faulx : — un long hurlement, reconnaissable entre tous, montait du laboratoire… Le fou en indiqua la direction et répondit à Nelly par un cri bestial, prolongé, dont l’horreur nous fit tous pâlir…, nous en attendions la fin à l’égal d’une délivrance.
Lerne, l’œil énergique et le verbe cassant, ordonna :
— Vorwärtz ! Karl ! Vorwärtz ! — et, sans ménagements, d’une bourrade, il repoussa son élève sur la banquette.
La voiture s’ébranlait. Le fou, tapi contre son frère, le regardait d’un air égaré, sous le coup, semblait-il, d’un malheur incompréhensible.
L’effrayant Inconnu se rappelait à moi. Il rôdait aux alentours, de plus en plus proche ; cette fois, je l’avais senti me frôler.
Au loin, les hurlements redoublaient. Alors, dans le break en marche, M. Mac-Bell père s’exclama :
— Ho ! Nelly ! where is Nelly ?
Et mon oncle répondit :
— Alas ! Nell’is dead !
— Poor Nelly ! fit M. Mac-Bell.
Si cancre que je fusse, je savais assez d’anglais pour traduire ce dialogue de manuel élémentaire. Le mensonge de Lerne m’indigna : oser soutenir que Nelly était morte ! que cette voix n’était pas la sienne ! Quelle imposture ! — Ah ! pourquoi n’ai-je pas crié à ces gens flegmatiques : « Arrêtez ! vous êtes bafoués ! il y a ici je ne sais quoi de terrible… » Oui, mais voilà : je ne savais quoi…, les Mac-Bell m’auraient pris pour un autre dément…
Cependant la rosse de louage trottinait vers le portail où Barbe se tenait, prête à le refermer. Doniphan s’était rassis. En face de lui, MM. Mac-Bell père et frère gardaient leur dignité compassée, mais, comme la voiture tournait dans la porte, je vis le dos paternel, subitement voûté, frémir plus que de raison aux cahots des pavés…
Les vantaux séniles et geigneux s’emboîtèrent.
Je suis sûr que M. Mac-Bell frère n’aura pas sangloté beaucoup plus tard.
Johann et Wilhelm s’en furent.
Allaient-ils me soulager de leur compagnie ? Je les « filai » le long de la pâture jusqu’au laboratoire. Nelly continuait ses lamentations ; ils voulaient probablement lui imposer silence. En effet, elle se tut dès l’entrée des aides dans la cour. Mais, à l’inverse de mes craintes, au lieu de remonter vers le château afin de m’y cantonner, mes drôles, ayant allumé des cigares, s’installèrent sans vergogne pour un ostensible farniente. Par une fenêtre ouverte de leur pavillon, je les apercevais, en manches de chemise, fumant à bouffées de steamer au tangage des rocking.
Quand je fus assuré de leurs intentions — sans me demander s’ils agissaient ainsi contre les vœux de Lerne ou bien selon sa tolérance, à mille lieues de penser qu’en pétunant à la fenêtre ouverte, ils exécutaient point par point ses instructions — je me rendis à la cabane aux outils.
Bientôt je piochais le sol autour de la vieille chaussure, je puis dire maintenant : autour du pied.
La pointe en haut, il s’érigeait au fond d’un entonnoir où les ongles de Doniphan se marquaient encore parmi d’autres attestations plus anciennes de grattage. Seulement, à considérer celles-ci, laissées par des pattes griffues et puissantes, le premier fouilleur avait été un chien de grande taille, apparemment Nelly, du temps qu’elle errait dans le parc en toute liberté.
Une jambe tenait à ce pied, enterrée superficiellement. Je me raccrochai à la possibilité d’un débris anatomique, mais sans conviction.
Un torse velu suivait la jambe. Tout un cadavre, à peine vêtu, en fort mauvais état. On l’avait enseveli de biais ; la tête, plus bas que les pieds, restait encore enfouie. Ce fut d’une bêche vacillante que je débarrassai le menton, des favoris presque bleus, puis une moustache épaisse, enfin le masque…
Je savais à présent la destinée de tous les personnages groupés sur la photographie. Otto Klotz, à demi exhumé, le front dans la glèbe, gisait devant moi. Je l’identifiai sans hésiter ; il était superflu de le dégager complètement ; au contraire, mieux valait recombler la fosse pour ne laisser nul témoignage de l’équipée…
Pourtant, tout d’un coup, je repris la pioche avec frénésie et recommençai de creuser à côté du trépassé. Là surgissait un os, arrondissant, comme un champignon vénéneux, son apophyse blanchie et déjà spongieuse… Est-ce que… la… d’autres sépultures ?… Oh !…
Je creusais, je creusais… j’avais la fièvre. Des flocons éblouissants papillotaient devant mes yeux, et, Pentecôte de ma rétine affolée, il me parut qu’il neigeait des langues de feu…
Je creusais… je creusais… et je découvris tout un cimetière à fleur de sol ; mais, grâce à Dieu ! un cimetière d’animaux : les uns squelettes ; d’autres dans leur plume ou leur poil, secs ou nauséabonds ; cochons d’Inde, lapins, chiens, chèvres, entiers parfois, souvent réduits à de simples morceaux dont le reste avait nourri la meute ; une jambe de cheval — mon cher Biribi, c’était la tienne ! — ; et, sous une couche de terre fraîchement remuée, abats de boucherie empaquetés dans une peau bicolore : la dépouille de Pasiphaé…
Un relent fétide m’emplit la gorge. Épuisé, je m’appuyai sur ma pioche immonde, au milieu du charnier. La sueur dont je ruisselais me piqua les prunelles. Je soufflai.
Et dans ce temps-là, mes regards se posèrent au hasard sur un crâne de chat. Aussitôt je le ramassai. Une vraie tête de pipe ! c’est-à-dire qu’un grand trou circulaire le décalottait… J’en pris un autre — de lapin, si j’ai bon souvenir — : même singularité ; quatre, six, quinze autres : tous les crânes évidaient leur boîte béante, avec quelque diversité dans la disposition de l’ouverture. De-ci de-là, des couvercles osseux jonchaient la clairière de leurs coupes vastes ou minimes, profondes ou plates. On aurait dit que toutes ces bêtes avaient été assommées à l’emporte-pièce, dans une hécatombe exacte, un sacrifice raisonné…
Et soudain, une idée ! une idée atroce !
Je m’accroupis sur le mort, et j’achevai de lui débourber la tête. Rien d’anormal par devant ; les cheveux ras. Mais par derrière, enveloppant l’occiput comme la cicatrice de Mac-Bell, d’une tempe à l’autre, une horrible coupure exposait le crâne fendu…
Lerne avait tué Klotz !… Il l’avait supprimé, à cause d’Emma, de la même façon qu’il biffait de la vie bestiaux et volailles quand il avait épuisé en eux la force d’endurer ses expériences ! C’était le crime chirurgical. Je me figurai le mystère percé de part en part.
« À mon sens, pensai-je, la folie de Mac-Bell provient de ceci : que Lerne l’a manqué, de ceci : que le malheureux a vu la mort épouvantable s’approcher, fondre sur lui… Mais, au fait, pourquoi mon oncle l’a-t-il manqué ?… Sans doute, en plein travail funèbre — qu’il attaqua sans réfléchir, guidé par sa fureur aveugle et l’amour aux yeux bandés — a-t-il vu clair subitement, et redouté les représailles de la famille Mac-Bell… Klotz, lui, était orphelin et célibataire, Emma l’affirme, — aussi le voilà !… Et c’est le même sort qui m’attend ! qui l’attend peut-être, elle, si l’on nous trouve ensemble !… Ah, fuir ! fuir à tout prix, elle et moi ! fuir, c’est la seule chose raisonnable ! Justement l’occasion nous favorise. Se représentera-t-elle jamais ? Il nous faut partir et gagner la station à travers la forêt pour éviter Lerne et Karl en train de revenir par le chemin droit. Mais le labyrinthe ?… Serait-il préférable d’utiliser l’automobile et de leur passer sur le corps ? Je ne sais… nous verrons bien… Arriverai-je à temps ? Vite, pour Dieu, vite ! »
Je courais à perdre haleine, luttant de vitesse avec la Camarde rapide, légère, invisible ; je courais, deux fois tombé, deux fois relevé, râlant la terreur d’en être distancé…
Le château ! — Pas de Lerne encore ; son feutre n’était pas accroché à la patère habituelle dans le vestibule. J’avais gagné la première manche. La deuxième consistait à nous évader avant son retour.
L’escalier gravi, le palier franchi, la garde-robe traversée d’un bond, je fis irruption dans la chambre d’Emma.
— Partons ! bégayai-je. Viens, mon amie !… Viens donc ! Je t’expliquerai… On assassine à Fonval !… Qu’as-tu ?… Quoi ?…
Elle restait figée devant mon tumulte, toute droite.
— Comme tu es blanche ! ne t’effraie pas…
Alors, mais seulement alors, je m’aperçus que la peur la possédait, et qu’avec des yeux terrifiés et une bouche exsangue, son pauvre visage de morte me faisait signe de me taire, et dénonçait l’imminence d’un grand péril, là, tout près… trop près pour qu’elle pût m’en avertir du geste ou de la voix, sans que l’ennemi à l’affût ne s’en vengeât sur elle.
Rien ne se passait pourtant… D’un coup d’œil j’embrassai la chambre paisible. Tout m’y sembla mystérieux ; l’air lui-même était un fluide hostile, une onde irrespirable où je naufrageais. Ce qui pouvait arriver derrière moi m’épouvantait. J’attendais une apparition de légende…
Et elle fut plus terrible que le jaillissement de Méphistophélès, celle de Lerne sorti bourgeoisement d’une armoire.
— Tu nous as fait attendre, Nicolas, dit-il.
J’étais atterré. Emma s’abattit, écumante et contournée, roulant sa crise de nerfs sous les meubles bousculés.
— Jetzt ! s’écria le professeur.
Un froissement d’étoffes bruit dans la chambre voisine. J’entendis tomber des mannequins. Wilhelm et Johann se jetèrent sur moi.
Lié. Pris. Perdu.
Et l’affre des supplices me rendit lâche.
— Mon oncle ! suppliai-je, tuez-moi tout de suite ! je vous en conjure ! Pas de tourments ! Une balle de revolver, dites ! ou du poison ! Tout ce que vous voudrez, mon bon oncle, mais pas de tourments !…
Lerne ricanait en fouettant d’une serviette humide les joues d’Emma.
Je me sentais devenir fou. Qui sait si la raison de Mac-Bell n’avait pas sombré dans un moment analogue ?… Mac-Bell… Klotz… les bêtes… L’hallucination me fit éprouver une douleur coupante qui emboîtait mon crâne d’une tempe à l’autre…
Les aides me descendirent, Johann à la tête, Wilhelm aux pieds. — S’ils allaient tout simplement me mettre au secret dans une pièce verrouillée ? Un neveu, que diable ! ça ne s’égorge pas comme un poulet…
Ils prirent le chemin du laboratoire.
À travers une défaillance, toute ma vie, jour à jour, défila, le temps d’un battement de cœur.
Le professeur nous rejoignit. On dépassa le pavillon des Allemands ; nous cotoyâmes le mur de la cour ; Lerne ouvrit une porte charretière au rez-de-chaussée du pavillon de gauche, et je fus déposé, sous la salle aux appareils, dans une sorte de buanderie, nue autant qu’un sépulcre et pavée du haut en bas de carreaux blancs. Un rideau de grosse toile, suspendu à une tringle par des anneaux, la partageait en deux réduits d’égale dimension. L’atmosphère en était pharmaceutique. Il y faisait très clair. On avait dressé contre la muraille un petit lit de sangle que Lerne me signala en disant :
— Ta couverture est faite depuis longtemps, Nicolas…
Puis mon oncle donna des instructions en allemand. Les deux aides, m’ayant délié, me déshabillèrent. Inutile de résister.
Quelques minutes après, j’étais confortablement couché, les draps au menton et bordé serré. Johann me veillait, seul, à califourchon sur un escabeau, l’unique ornement de ce lieu dont j’interrogeai l’austérité.
Le rideau, tiré d’un côté, laissait voir une autre porte à deux battants, celle de la cour. En face de moi, dans la baie, je voyais s’étager mon ami le sapin…
Ma tristesse augmenta. J’avais la bouche mauvaise, comme si elle eût dégusté sa prochaine décomposition. Oh ! dire que tout à l’heure, la dégoûtante chimie préluderait peut-être !…
Johann jouait avec un revolver et m’ajustait à chaque instant, ravi de l’excellente farce. Je me retournai du côté de la muraille, et cela fut cause que je découvris une inscription gravée en lettres difformes au vernis du carrelage, à l’aide — c’est du moins ma pensée — d’un chaton de bague :
good bye for evermore, dear father. doniphan.
Adieu pour toujours, cher père. Doniphan. — Malheureux ! On l’avait aussi couché sur ce lit… Klotz également… Et qui prouvait que mon oncle n’eût fait que ces deux victimes avant moi ?… Mais je m’en souciais si peu, si peu…
Le jour baissa.
Il y avait des allées et venues précipitées au-dessus de nous. Le soir les fit ralentir, et cesser. Puis Karl, revenu de Grey-l’Abbaye, releva Johann de sa faction.
Presque aussitôt, Lerne me fit plonger dans un bain et m’ingurgita de force un breuvage amer. Je reconnus le sulfate de magnésie. Plus de doute : on allait me charcuter ; c’étaient là les prémices d’une opération ; nul ne l’ignore plus en ce siècle de l’Appendicite. Ce serait pour le lendemain matin… Qu’allait-on essayer sur mon corps avant de l’achever ?…
Seul avec Karl.
J’avais faim. — Non loin de moi, la misérable basse-cour faisait son murmure : susurrement de paille remuée, caquets peureux, aboiements retenus. — Les bestiaux mugissaient.
La nuit.
Lerne entra. J’étais démesurément agité. Il me tâta le pouls.
— As-tu sommeil ? me demanda-t-il.
— Brute ! répondis-je.
— Bien. Je vais t’administrer un calmant.
Il me le présenta. Je le bus. Cela sentait le chloral.
Encore seul avec Karl.
Chants des crapauds. Lumières des étoiles. Aurore de la lune. Lever de son disque rougeoyant. Mystique Assomption de l’astre, d’astre en astre… Toute la beauté de la nuit… Une prière oubliée, une oraison de petit enfant, monta de ma détresse vers le paradis, ce mythe d’hier, à présent certitude. Comment avais-je pu douter de son existence ?…
Et la lune erra dans le firmament comme une auréole en quête d’un front.
Il y avait bel âge que mes paupières ne s’étaient closes sur des larmes…
Je m’assoupis en proie au délire. Un bourdonnement prenait des proportions de vacarme. (Il y a des bruissements quasi imperceptibles qui semblent le tonnerre de cataclysmes très lointains)… On brassait de la paille. Cette basse-cour était assommante !… Le taureau beuglait. J’avais même l’illusion qu’il beuglait de plus en plus fort. Est-ce que, chaque soir, on le rentrait, lui et les vaches, dans une étable de cette ferme étrange ?… Bah !… Que de tintamarres, bon Dieu !
Ce fut en divaguant de la sorte que, sous l’influence du narcotique, irrémissiblement condamné à mort ou voué à la folie, je m’endormis d’un sommeil écrasant et artificiel qui dura jusqu’au matin.
Quelqu’un me toucha l’épaule.
Lerne, en blouse blanche, était debout près du lit.
Mon sentiment du coupe-gorge renaquit, instantané, limpide et complet.
— Quelle heure est-il ? Vais-je mourir ?… Ou bien votre besogne est-elle finie ?
— Patience, mon neveu ! rien n’est commencé.
— Qu’allez-vous faire de moi ? Est-ce que vous allez m’inoculer la peste ?… la tuberculose ?… le choléra ?… Dites, mon oncle ?… Non ? Alors quoi ?
— Allons, pas d’enfantillages ! dit-il.
Et s’étant effacé, il démasqua une table opératoire qui, juchant sur des tréteaux étroits une façon de claie en grillage, avait l’air d’un chevalet de question. L’attirail des instruments, l’appareil des bocaux luisaient au soleil levant. L’ouate hydrophile posait sur un guéridon sa nuée laineuse. Les deux sphères nickelées, au bout de leurs supports, bombaient des casques de scaphandre : un réchaud brûlait sous chacune d’elles.
Ma stupeur confinait à l’évanouissement.
À côté, derrière le rideau cette fois tendu et frissonnant, on s’affairait. Il vint de là une odeur pénétrante d’éther. Les secrets ! les secrets jusqu’à la fin !
— Qu’y a-t-il derrière ceci ? m’écriai-je.
Entre le mur et le rideau, Karl et Wilhelm passèrent, évacuant le cabinet ainsi aménagé dans l’autre moitié de la salle. Ils avaient mis des blouses blanches, eux aussi. — Ce n’était donc que les aides…
Mais Lerne avait saisi quelque chose, et je sentis sur ma nuque le froid de l’acier. Je poussai un cri.
— Imbécile ! dit mon oncle, c’est une tondeuse.
Il me coupa les cheveux, puis me rasa de près le cuir chevelu. À chaque toucher du rasoir, je croyais le fil dans ma chair.
Ensuite on me savonna de nouveau le crâne, on le rinça, et le professeur, au moyen d’un crayon gras et d’un compas d’épaisseur, couvrit ma calvitie de lignes cabbalistiques.
— Enlève ta chemise, me dit-il ; attention, ne brouille pas mes repères !… Étends-toi là-dessus maintenant.
Ils m’aidèrent à me hisser sur la table. On m’y attacha solidement, les bras sous la claie.
Où donc était Johann ?
Karl m’appliqua sans prévenir une espèce de muselière. Un effluve d’éther pénétra mes poumons. — Pourquoi pas du chloroforme ? pensai-je.
Lerne recommanda :
— Respire à fond, et régulièrement, c’est pour ton bien… Respire !
J’obéis.
Une seringue effilée aux doigts de mon oncle… Aïe ! Il m’en avait piqué, au cou. Je mâchonnai, la langue et les lèvres en plomb :
— Attendez ! je ne dors pas encore !… Qu’est-ce que ce… virus ?… la syphilis ?
— Morphine simplement, dit le professeur.
L’anesthésie me gagnait.
Une autre piqûre, à l’épaule, très vive.
— Je ne dors pas ! Attendez, pour Dieu !… je ne dors pas !
— C’est ce que je voulais savoir, grogna mon bourreau.
Depuis quelques moments, une consolation adoucissait ma torture. Les préparatifs crâniens ne démontraient-ils pas qu’on allait m’occire sans plus tarder ?… Pourtant Mac-Bell avait survécu à la trépanation…
Je m’éloignais en moi-même. Des clochettes argentines tintinnabulèrent gaiement un chœur céleste, dont je ne me suis jamais souvenu malgré qu’il me parût inoubliable.
Nouvelle piqûre à l’épaule, à peu près insensible. Je voulus redire que je ne dormais pas : vains efforts ; mes paroles résonnaient sourdement, submergées, tout au fond d’une mer envahissante ; elles étaient déjà mortes, moi seul je les distinguais encore.
Les anneaux cliquetèrent le long de la tringle.
Et, sans souffrir, au seuil du Nirvâna postiche, voilà ce dont j’ai eu l’intuition : Lerne pratique de la tempe droite à la tempe gauche, par l’occiput, une longue incision, un scalpe inachevé, et il rabat tout le lambeau découpé devant la figure, la peau du front faisant charnière. D’en face, on doit me voir la tête sanglante et confuse que j’ai remarquée au singe…
— Au secours ! je ne dors pas !
Mais les clochettes d’argent m’empêchent de percevoir mes appels. D’abord ils sont trop loin sous la mer, et puis maintenant les clochettes sonnent à tout rompre, comme des bourdons carillonneraient, formidablement. Et c’est moi qui enfonce, à mon tour, dans l’océan d’éther…
Suis-je ou non ? Je suis… je suis un mort qui a conscience d’être mort… même plus…
Le néant.