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Le Docteur Lerne, sous-dieu/X

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Société du Mercure de France (p. 198-220).


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L’OPÉRATION CIRCÉENNE


Je rouvris les yeux sur des ténèbres hermétiques où régnait aussi, dans le désert des bruits, le silence des odeurs. Je voulus redire : « Ne commencez pas ! je suis encore éveillé ! » Mais aucune parole ne résonna ; le délire de la nuit se prolongeait : il me sembla que le mugissement s’était rapproché, au point de l’entendre en moi-même… Impuissant à maîtriser l’émeute de mes sens, je me tins coi.

Et grandit alors cette assurance que la chose mystérieuse était consommée.

Peu à peu les ténèbres se dissipèrent. L’ataraxie prenait fin. À mesure que ma cécité se guérissait, des senteurs et des sons toujours plus nombreux faisaient comme une foule heureuse qui vient. Béatitude. Oh ! rester, rester ainsi !…

Mais cette agonie à rebours s’avançait malgré moi, et la vie me reprit.

Cependant les objets, distincts à présent, demeuraient difformes, sans relief, et bizarrement colorés. Ma vision embrassait un large espace, un champ plus vaste qu’auparavant ; — je me rappelai l’influence de certains anesthésiques sur la dilatation de la pupille, phénomène qui entraînait sans doute ces perturbations de la vue.

Je constatai néanmoins sans trop de difficulté qu’on m’avait enlevé de la table et couché par terre, de l’autre côté de la chambre ; et, en dépit de mon œil qui fonctionnait à la manière d’une lentille déformante, je parvins à reconnaître la situation.

Le rideau n’était plus tendu. Lerne et ses aides, groupés autour de la table opératoire, s’y livraient à certaine besogne que leur réunion me dissimulait, — probablement le nettoyage des outils. Par la porte grande ouverte, on découvrait le parc et, à vingt mètres à peine, un coin de pâturage où les vaches nous regardaient, ruminantes et beuglantes.

Seulement, j’aurais pu me croire transporté dans le tableau le plus révolutionnaire de l’école impressionniste. L’azur du ciel, sans perdre sa profondeur lucide, s’était mué en une belle teinte orangée ; la pâture, les arbres, au lieu de verts me semblaient rouges ; les boutons d’or de la prairie étoilaient de violettes un gazon vermillon. Tout avait changé de couleur, — sauf pourtant les choses noires et blanches. Les pantalons obscurs des quatre hommes s’obstinaient à rester comme devant ; de même leurs blouses. Mais ces blouses blanches étaient souillées de taches… vertes ! or, des flaques, vertes aussi, miroitaient sur le sol ; et qu’est-ce que ce liquide pouvait être, sinon du sang ? et quoi d’étonnant à ce qu’il me parût vert, puisque la verdure me donnait une sensation de rouge ?… Il exhalait, ce liquide, un arome violent qui m’aurait chassé bien loin si j’eusse été capable de bouger. Et pourtant son fumet n’était pas celui que j’avais coutume d’attribuer au sang… je ne l’avais jamais respiré…, non plus que tous… ces autres parfums… ; non plus que mes oreilles ne se souvenaient d’avoir accueilli des sonorités pareilles à celles-ci…

Et la fantasmagorie de persister, et l’aberration de mes sens de ne point se dissiper avec les vapeurs éthérées !

J’essayai de combattre l’engourdissement. Impossible.

On m’avait allongé sur une litière de paille… de la paille évidemment… mais de la paille mauve !

Les opérateurs me tournaient toujours le dos, excepté Johann. De temps en temps, Lerne jetait dans une cuvette de l’ouate mouillée de sang vert…

Johann s’aperçut le premier de mon réveil, et il en fit part au professeur. Il y eut alors, à mon adresse, un mouvement de curiosité générale qui, désagrégeant l’assemblée, me permit de voir un homme tout nu lié à la table, les mains sous la claie, immobile et blanc, cireux, cadavérique, la moustache noire pâlissant encore sa pâleur, et la tête enveloppée d’un pansement moucheté de… enfin, d’éclaboussures vertes. Sa poitrine se soulevait en mesure ; il aspirait l’air à pleins poumons, les ailes du nez battant à chaque inhalation.

Cet homme — je fus quelque temps à l’accepter —, c’était moi.

Quand je fus certain que nulle glace ne me renvoyait ma propre image, — contrôle aisé, — il me vint à l’esprit que Lerne avait dédoublé mon être, et que maintenant j’étais deux…

Ou plutôt ne rêvais-je pas ?

Non ; à coup sûr. Mais, jusqu’à présent, l’aventure ne dépassait point le bizarre : je n’étais ni mort ni fou, — et cette évidence me ragaillardit au suprême degré. (Que l’on proteste à volonté contre la certitude où j’étais d’avoir toute ma raison. L’avenir devait confirmer ce jugement téméraire).

L’opéré venait de hocher la tête. Wilhelm le détacha, et j’assistai au réveil défaillant de mon sosie. Ayant ouvert des yeux d’aveugle, il dodelina de la tête d’un air idiot, caressa les bords de la table, et s’assit. Il avait bien mauvaise mine. Je n’admettais pas que ma ressemblance pût manifester un tel abrutissement.

On coucha le malade dans le petit lit de sangle. Il se laissa dorloter. Mais bientôt des nausées douloureuses le firent panteler, me certifiant l’absence totale de communications entre lui et moi, puisque je ne souffrais nullement de ses incommodités, — si ce n’est mentalement et par l’effet d’une compassion fort naturelle envers un gentleman aussi comparable à moi-même.

Hé mais !… comparable ?… n’était-ce là qu’une réplique de mon corps ? ou mon corps en personne ?… Bast ! absurde : je sentais, voyais, entendais, — fort mal, à vrai dire, — assez, toutefois, pour être convaincu de posséder un nez, des yeux et des oreilles. Je fis un effort, et des cordes me scièrent les membres : j’avais donc une chair, veule et gourde, mais une chair… Mon corps était ici et non là-bas !…

Le professeur annonça qu’on allait me délier.

Le réseau de chanvre se desserra. La hâte m’aiguillonnait. Je fus debout d’une secousse, et une impression complexe répandit la terreur dans mon âme et la fit chavirer. Dieu ! que j’étais lourd et petit !… Je voulus me regarder : il n’y avait rien au-dessous de ma tête. Et, comme je la courbais davantage avec beaucoup de peine, je vis, à la place de mes pieds, deux sabots fourchus terminant des jambes noires et cagneuses, couvertes d’un poil serré.

Un cri m’enfla la gorge… et ce fut le beuglement de la nuit qui éclata dans ma bouche, fit trépider la maison et se répercuta de loin en loin aux parois infranchissables des rochers.

— Tais-toi donc, Jupiter ! fit Lerne, tu fatigues ce pauvre Nicolas qui a besoin de repos !

Et il montrait mon corps en alarme, soulevé sur le lit.

Ainsi donc, j’étais le taureau noir ! Lerne, le détestable magicien, m’avait changé en bête !

Il se divertit grossièrement. Les trois malandrins, serviles, se tenaient les côtes, pouffaient ; et mes yeux bovins apprirent à pleurer.

— Eh bien ! — dit l’enchanteur, comme répondant à la débâcle de mes pensées — eh bien oui ! tu es Jupiter. Mais tu as le droit d’en demander plus. Voici ton état-civil. Tu naquis en Espagne dans une célèbre ganaderia, et tu sors de parents notoires dont la postérité mâle succombe glorieusement, l’épée au garrot, sur le sable des arènes. Je t’ai ravi aux banderilles des toréadors. Votre race convenant à mes desseins, je vous ai achetés très cher, toi et les vaches. Tu me coûtes deux mille pesetas, le transport non compris. Il y a cinq ans et deux mois que tu es né ; tu peux donc vivre encore autant, pas davantage… si nous te laissons mourir de vieillesse. Somme toute, je t’ai acquis pour me livrer sur ton organisme à quelques expériences… Nous n’en sommes qu’à la première.

Mon spirituel parent fut pris d’un accès de fou rire. Quand il eut épanché le trop plein de sa bonne humeur :

— Ha ! ha ! Nicolas !… Cela va bien, eh ? Pas trop mal, je suis sûr. Ta curiosité, fils de la Femme, ton infernale curiosité doit te soutenir, et je gage que tu es moins fâché qu’intrigué, hein ?… Allons, je suis bon prince, et, puisque te voilà discret, mon cher élève, écoute l’enseignement dont tu restes avide. Ne t’avais-je pas prédit : « Le moment s’approche où tu sauras tout. » Nicolas, tu vas tout savoir. Aussi bien me déplairait-il de passer pour un diable, un thaumaturge ou un sorcier. Ni Belphégor, ni Moïse, ni Merlin : — Lerne tout court. Ma puissance ne vient pas de l’extérieur, elle est mienne, et je m’en flatte. C’est ma science. Tout au plus pourrait-on rectifier que c’est la science de l’humanité, que j’ai continuée à mon heure et dont je suis le pionnier le plus avancé, le détenteur principal… Mais n’ergotons pas. Les pansements te bouchent-ils les oreilles ? Peux-tu m’entendre ?

Je fis un signe de tête.

— Bien. Écoute donc, et ne roule pas tes prunelles : tout va s’expliquer ; sapristi, nous ne sommes pas dans le roman !…

Les aides fourbissaient et rangeaient les ustensiles. Mon corps endormi ronflait. Ayant traîné l’escabeau près de moi, Lerne s’assit à ma hauteur et discourut en ces termes :


— D’abord, mon cher neveu, tout à l’heure j’ai eu tort de t’appeler Jupiter. Au sens étroit des mots, je ne t’ai pas métamorphosé en taureau, et tu es toujours Nicolas Vermont, car le nom désigne surtout la personnalité, qui est l’âme et non le corps. Comme, d’une part, tu as gardé ton âme, et que, d’autre part, l’âme a pour siège le cerveau, il t’est facile d’induire, en présence de ces instruments de chirurgie, que j’ai tout bonnement échangé la cervelle de Jupiter avec la tienne et que la sienne habite maintenant ta guenille d’homme.

» C’est là, me diras-tu, Nicolas, une plaisanterie assez interlope… Tu ne devines, au travers, ni l’objet grandiose de mes études, ni l’enchaînement des idées qui les a conduites. De cet enchaînement dérive pourtant cette petite bouffonnerie renouvelée d’Ovide ; mais il se peut qu’elle ne t’indique rien, car je ne m’y suis livré que subsidiairement. Si tu veux, nous la définirons : une pochade d’atelier.

» Non, mon but ne m’apparaît point sous cette forme, — drôlatique et maligne, tu en conviendras, — mais puérile et sans conséquences sociales ou industrielles de nature à être exploitées.

» Mon but, c’est l’interversion des personnalités humaines, — que j’ai tenté d’obtenir, en premier lieu, par l’échange des cerveaux.


» Tu sais ma passion invétérée pour les fleurs. Je les ai toujours cultivées avec frénésie. Ma vie d’autrefois était absorbée par l’exercice de mon état, rompu, le dimanche, de cette récréation : une journée de jardinage. Or, le passe-temps influa sur la profession, la greffe sur la chirurgie, et, à l’hospice, je fus enclin à m’adonner particulièrement aux greffes animales. Je m’y spécialisai et m’y passionnai, retrouvant à la clinique l’enthousiasme de la serre. — Au début, même, j’avais obscurément pressenti entre les greffes animale et végétale un point de contact, un trait d’union que mon travail logique a précisé voilà peu de temps… Nous y reviendrons.

» Quand je m’engouai de la greffe animale, cette branche de la chirurgie languissait. Disons-le : depuis les Hindous de l’antiquité, premiers greffeurs en date, elle était restée stationnaire.

» Mais peut-être en oublias-tu les principes ? Qu’à cela ne tienne ! Rapprends-les :


» Elle est basée, Nicolas, sur ce fait : que les tissus animaux jouissent chacun d’une vitalité personnelle, et que le corps d’un animal vivant n’est que le milieu propre à la vie de ces tissus, milieu dont ils peuvent sortir en survivant plus ou moins longtemps.

§ Les ongles et les cheveux poussent après le décès, tu ne l’ignores pas. C’est qu’ils survivent.

§ Un mort de cinquante-quatre heures, et qui n’aurait pas laissé de descendance, remplit encore la principale condition pour y porter remède. — Malheureusement, d’autres facultés essentielles lui manquent. On dit, cependant, que les pendus…

» Mais je reprends la suite des exemples :

§ Dans certaines exigences d’humidité, d’oxygénation, de chaleur, on a gardé vivants : une queue de rat coupée, sept jours ; un doigt amputé, quatre heures. Au bout de ces périodes ils étaient morts, mais, durant sept jours et durant quatre heures, habilement recollés, ils auraient continué de vivre.

» C’est le procédé mis en œuvre par les Hindous, qui réintégraient ainsi les nez abattus à titre de châtiment, ou — si l’on avait brûlé ces appendices — les remplaçaient par des nez en peau de fesse, prélevés, mon cher Nicolas, au derrière même du supplicié.

» L’opération ainsi effectuée rentre dans le premier cas de greffe animale et consiste à transplanter une partie d’un individu sur lui-même.

» Le deuxième consiste à réunir deux animaux par deux plaies, qui se soudent. On peut alors trancher à l’un le fragment de sa personne attenant à la soudure et qui, dorénavant, vivra sur l’autre.

» Le troisième consiste à transplanter sans pédicule une partie d’un animal sur un autre, toujours de telle sorte qu’elle y conserve sa vie propre. — C’est le plus élégant des trois. C’est celui-là qui m’a séduit.

» L’opération en était réputée scabreuse pour bien des motifs, dont le principal est qu’une greffe prend d’autant moins volontiers que les deux sujets en présence s’éloignent davantage l’un de l’autre dans l’échelle de la parenté. La greffe prospère à merveille sur un même animal, moins bien de père à fils, et de plus en plus mal de frère à frère, de cousin à cousin, d’étranger à étranger, d’Allemand à Espagnol, de nègre à blanc, de l’homme à la femme, et de l’enfant au vieillard.

» À mon entrée en lice, l’échange dont il s’agit échouait entre les familles zoologiques et, à plus forte raison, entre les ordres et les classes.

» Cependant quelques expériences faisaient exception, sur lesquelles j’ai appuyé les miennes, voulant accomplir le plus afin de mieux réussir le moins, et entre-greffer le poisson et l’oiseau avant de cuisiner la seule humanité — Je dis : quelques expériences :

§ Wiesmann s’était arraché du bras une plume de serin qu’il y avait transplantée un mois auparavant et qui laissa une petite blessure saignante.

§ Boronio avait greffé l’aile d’un serin et la queue d’un rat sur une crête de coq.

» C’était peu de chose. Mais la nature m’encourageait elle-même :

§ Les oiseaux se croisent sans vergogne et font des hybrides nombreux qui m’attestaient la fusion possible des espèces.

§ Et puis, si l’on s’écarte encore de l’homme, les végétaux ont une force plastique considérable.

» Tel est, réduit à sa plus simple expression, l’abrégé de la situation que je trouvai et sur quoi j’ai tablé.


» Je vins ici pour travailler plus à l’aise.

» Et presque aussitôt, je fis de belles opérations. Elles sont célèbres. L’une surtout. Tu te la rappelles assurément.

» Lipton, le roi des conserves, le milliardaire américain, n’avait plus qu’une oreille et désirait la paire. Un pauvre diable lui vendit l’une des siennes au prix de cinq mille dollars. Je pratiquai la petite cérémonie. L’oreille transportée n’est morte qu’avec Lipton, deux ans plus tard, — d’une indigestion.

» C’est alors, pendant que l’univers applaudissait à mon triomphe, — et juste à ce moment où l’amour survenu m’incitait à gagner de l’argent pour qu’Emma fût somptueuse, — c’est alors que j’eus ma grande idée, fruit de ce raisonnement :

» Si un milliardaire, mécontent de son physique, paie cinq mille dollars la satisfaction de l’embellir un peu, que ne donnerait-il pas afin d’en changer tout à fait et d’acquérir à son moi — à sa cervelle — un corps nouveau, un habit plein de grâce, de vigueur et de jeunesse, à la place d’une vieille défroque malingre et repoussante ? — D’un autre côté, combien je sais de gueux qui livreraient leur anatomie splendide contre quelques années de ripailles !

» Et, remarque-le, Nicolas, cet achat d’un corps juvénile ne devait pas seulement fournir des agréments de souplesse, de chaleur et d’endurance, mais aussi l’avantage énorme que, dans un jeune milieu, l’organe transféré se régénère et se rajeunit ! Oh, je ne suis pas le premier qui l’avance, et Paul Bert admettait déjà la possibilité de greffer un organe sur plusieurs corps consécutifs, à mesure que chacun de ceux-ci aurait vieilli. De sorte que, par une suite de rajeunissements, il prévoyait qu’on pût faire vivre indéfiniment, à l’intérieur de constitutions successives, un même estomac, un même cerveau. C’était déclarer qu’une personnalité peut vivre indéfiniment au moyen d’une série d’avatars, un voyage à travers différentes carcasses dépouillées à propos.

» La découverte à faire dépassait mes espérances. Je ne poursuivais pas seulement le choix d’une tournure sympathique : je tenais le secret de L’IMMORTALITÉ.


» L’encéphale étant la résidence du « moi » — car tu sais que la moelle épinière n’est qu’une transmission et un centre de réflexes — il ne s’agissait plus que de pouvoir le greffer.

» Certes, de l’oreille au cerveau il y a loin. Pourtant cette différence n’est que la question des degrés qui séparent : 1o la substance cartilagineuse de la matière nerveuse, et 2o l’article accessoire de l’organe principal. La logique soutenait mon assurance, et la logique se fondait sur des antécédents fameux, officiellement vérifiés :

1o § Outre leurs greffes de muqueuse, de peau, d’ergots, etc…, en 1861, Philippeaux et Vulpian remplacent de la matière nerveuse dans un nerf optique.

§ En 1880, Gluck échange quelques centimètres du nerf sciatique, chez une poule, contre des nerfs de lapin.

§ En 1890, Thompson enlève quelques centimètres cubes de cerveau à des chiens et des chats, et introduit dans la cavité ainsi obtenue la même quantité de substance cérébrale recueillie sur des chiens et des chats ou sur des espèces différentes.

» Nous voilà passés du cartilage au nerf, et de l’oreille au fragment de cerveau. — Occupons-nous maintenant de la difficulté du second ordre :

2o § Les jardiniers greffent couramment des organismes tout entiers.

§ En plus des doigts, des queues et des pattes, Philippeaux et Mantegazza ont greffé des organes assez importants : rates, estomacs, langues. Ils font d’une poule un coq, par fantaisie. On a même essayé la greffe du pancréas et de la thyroïde.

§ Orrel et Guthrie, en 1905, à New-York, croient pouvoir substituer les veines et les artères des animaux à celles de l’homme.

» Nous avons franchi la distance de l’accessoire au principal.

§ Enfin, Mantegazza prétendait avoir greffé des moelles et des cerveaux de grenouille !…

» Ces observations me prouvèrent abondamment que mes projets étaient réalisables. Donc je les réaliserais.


» J’abordai mon labeur.

» Un obstacle m’arrêta : l’emploi du pédicule étant impraticable, il arriva que le corps et le cerveau, une fois séparés, succombaient l’un ou l’autre, ou tous les deux, avant d’avoir été mis en contact avec leurs nouveaux compagnons.

» Mais ici encore les faits m’enhardissaient.

» En ce qui concerne le corps :

§ Un animal vit très bien avec un seul lobe cérébral. Tu as vu tournoyer un pigeon privé des trois quarts de son encéphale.

§ Souvent des canards décapités volent au loin, à des cent mètres du billot où leur chef demeure, tranché.

§ Une sauterelle a vécu sans tête pendant quinze jours. Quinze ! C’est une expérience avérée.

» En ce qui concerne l’organe, il y avait les constatations déjà citées.

» Cela me portait à penser que le cerveau et le corps, traités convenablement, devaient pouvoir vivre, chacun de son côté, les quelques minutes de séparation indispensables au travail.

» Quoi qu’il en fût, les lenteurs de la trépanation me provoquèrent, dans le principe, à échanger, non les cervelles, mais les têtes, sachant de Brown-Séquard qu’une tête de chien étant injectée de sang oxygéné avait survécu un quart d’heure à la décollation.

» De cette époque datent des êtres hétéroclites : un âne à tête de cheval, une chèvre à tête de cerf, que j’aurais aimé conserver parce que les bêtes qui les composaient s’éloignaient assez l’une de l’autre, tout en faisant partie de la même famille, — éloignement que je n’ai jamais pu augmenter par ce procédé. Hélas ! la nuit de ton arrivée, Wilhelm a laissé des portes ouvertes, et ces monstres, dignes du docteur Moreau, ont pris la clef des champs avec beaucoup d’autres sujets en observation. Tu peux te vanter d’être tombé à Fonval comme un épagneul dans un jeu de croquet…

» Je reprends. Mais, pour éviter de surmener l’attention d’un convalescent, je tairai, quant aux détails, l’abandon de cette première méthode, la trouvaille du trépan Lerne à scie circulaire extra-rapide, celle des globes garde-cerveaux ou méninges artificielles, celle de l’onguent à souder les nerfs, l’utilité reconnue de l’injection de morphine préconisée par Broca pour rétrécir les vaisseaux et perdre moins de sang, l’usage accepté de l’éther comme anesthésique, la manipulation des encéphales destinée à les accommoder rigoureusement aux crânes, etc, etc…

» Grâce à tout cela, j’intervertis les personnages d’un… (ah ! je ne trouve jamais ce nom-là !)… d’un… écureuil et d’un ramier, — ce n’était pas mal, — puis ceux d’une fauvette et d’une vipère, et ceux d’une carpe et d’un merle : sang chaud et sang froid, — c’était parfait. En regard de ces prodiges, mon but, la substitution humaine, devenait une amusette.

» Sur ce, Karl et Wilhelm s’offrirent à tenter l’épreuve convaincante. Ce fut épique. Otto Klotz m’avait quitté, hum ! Mac-Bell n’était pas sûr : j’opérai seul avec le secours de Johann et de machines automatiques.

» Succès.

» Ah ! les braves gens !… Qui supposerait qu’on les a amputés de tout le corps ? Et cependant chacun, depuis ce jour, habite la maison charnelle de son ami. Regarde !

Il appela les aides, et, soulevant leurs cheveux, mit en lumière la cicatrice violacée. Les deux Allemands se sourirent, et je ne pus m’empêcher de les admirer. Lerne reprit :


— Ma fortune était donc faite, et, tout ensemble, j’assurais ma gloire, le bonheur d’Emma et son amour, qui est mon bien le plus inestimable, Nicolas !

» Mais, la découverte une fois certaine, il fallait l’appliquer.

» À la vérité, un point noir me chagrinait. Je veux parler de l’influence du moral sur le physique et vice versa. Au bout de quelques mois, mes opérés se modifiaient. Avais-je doué leur corps d’une mentalité plus fine que la première, celle-ci ruinait celui-là, et j’ai vu, entre autres, des porcs au cerveau de chien devenir souffreteux, décharnés, et mourir très rapidement. Au contraire, les intellects plus épais que leurs prédécesseurs se laissent dominer par le corporel, et l’animal composite devient alors de plus bête en plus gras. C’est une règle inéluctable. Parfois aussi la chair impérative refaçonne l’esprit selon ses instincts de matière brutale : un de mes loups, mon cher, instaura la cruauté dans la cervelle d’un mouton ! — Mais cet inconvénient ne devait-il pas chez mes clients futurs, — les hommes, — se ramener à d’insaisissables écarts de santé ou de caractère ? Cela était dérisoire et ne m’arrêta nullement.

» Insoucieux de laisser Mac-Bell auprès d’Emma, je l’expédiai en Écosse, et je cinglai vers l’Amérique, le pays des audaces, des milliards et de l’oreille recollée, qui me parut le meilleur terrain de culture. Il y a deux ans.

» Le lendemain du débarquement, je disposais de trente-cinq chenapans, résolus à dévêtir une architecture impeccable au profit de trente-cinq milliardaires généreux qu’il me fallait connaître, pressentir, endoctriner, convaincre.

» Échec.

» J’avais commencé par les plus affreux et les plus cacochymes.

» Les uns m’ont traité de fou et mis à la porte.

» D’autres se sont fâchés, et, me toisant d’un œil majestueux et louche, poitrinant d’un poussif et débile thorax, ou campés sur des jambes torses, ils s’étonnaient qu’on les pût trouver laids.

» Des moribonds étaient certains de guérir, plus certains que de ne pas défuncter sous l’éther.

» Il y en eut qui prirent peur : « C’était tenter Dieu ! » Ils s’écartaient de moi comme du Diable, et certains m’auraient aspergé d’eau bénite… J’eus beau leur objecter que l’homme se modifie plus complètement au cours de sa vie qu’ils ne changeraient sous mon bistouri, et que la morale religieuse a fait du chemin depuis 1670 où fut excommunié ce Russe dont le crâne avait été rapiécé avec un os de chien… Rien n’y fit.

» Beaucoup sentencièrent aussi : « On sait ce qu’on a, on ne sait pas ce qu’on prend. »

» Le croirais-tu ? les femmes ont failli me sauver ! Elles aspiraient en foule à devenir des hommes. Par malheur, mes chenapans, — sauf deux ou trois, les plus intrépides, — refusèrent catégoriquement d’adopter le sexe féminin.

» En désespoir de cause, je faisais briller l’alléchante perspective de la vie indéfinie reprenant son élan à chaque nouvelle incorporation : — « La vie, m’ont répondu des septuagénaires, est déjà trop longue telle que Dieu l’a bornée. Nous ne souhaitons plus rien, que périr. » — « Mais je vous rendrai tous les désirs en même temps que la jeunesse ! » — « Grand merci ! le sort de nos désirs est d’être inexaucés… »

» Parmi les adultes, je m’entendis souvent répliquer : « Le charme de l’expérience acquise vaut bien qu’on la préserve de tout amoindrissement, et qu’on ne risque point de la diminuer par la fougue novice et la témérité d’un sang adolescent. »

» Il se trouva néanmoins quelques émules de Faust pour signer le pacte de jouvence.

» Mais tous ces nababs pressentis m’opposèrent la même objection : le danger de l’opération, la déraison d’aventurer la vie dans la convoitise de la vie. Vois-tu, Nicolas, ne se laissent vraiment opérer sans arrière-pensée que les jeunes gens à l’article de la mort et conscients de leur état.

» Ayant compris la nécessité de supprimer le péril appréhendé, je me sentis prêt à de nouvelles études, oh ! bien désillusionné ! sachant dès lors, en cas d’une seconde découverte, combien serait infime le nombre de mes clients, mais le sachant aussi très suffisant à établir ma fortune et mon bonheur. Seulement, ils étaient renvoyés aux calendes grecques.


» Je revins à Fonval, amer et taciturne, la rage au cœur. Emma et Doniphan ne pouvaient rencontrer plus implacable justicier. Je les ai surpris ; je me suis vengé. Tu as deviné, n’est-ce pas ? Hier, les deux Mac-Bell ont emmené le cerveau de Nelly, et l’âme de Doniphan loge dans le Saint-Bernard. Le même châtiment vous attendait tous deux pour une même faute. Salomon n’eût pas mieux jugé, ni Circé mieux exécuté.


» Or çà, mon neveu, j’ai travaillé, et, — malgré ton intrusion et la surveillance de tes actes à laquelle je me suis astreint, — dans quelques jours peut-être j’inaugurerai le transport des personnalités sans intervention chirurgicale.

» J’ai eu l’esprit, figure-toi, de ne pas délaisser la greffe végétale. J’en ai mené très loin tous les développements, et cette école, jointe à mes expérimentations zoologiques, constitue l’étude à peu près universelle de la greffe. C’est la combinaison de cette science avec d’autres sciences qui m’a dévoilé la solution probable. — On ne fait jamais assez de généralités, Nicolas ! Entichés de parcellements, férus d’infiniment petits toujours plus minuscules, nous avons la manie de l’analyse, et nous vivons l’œil rivé au microscope. Dans la moitié de nos investigations, il nous faudrait employer un autre engin, montreur d’ensembles, un instrument de synthèse optique, une lunette synoptique, ou si tu préfères : un mégaloscope.

» Je prévois une découverte colossale…

» Et dire que sans Emma, dédaigneux de finance, je n’en serais pas là, si haut ! L’amour a fait l’ambition qui fait la gloire !… À ce propos, mon neveu, tu as bien failli endosser les traits du professeur Frédéric Lerne : oui ! elle t’adorait d’une si belle ardeur, mon bonhomme, que j’ai songé à me travestir de ton aspect afin d’être aimé à ta place ! Cette revanche eût été la meilleure… et piquante à souhait ! Mais j’ai encore besoin, pour quelque temps, de ma dégaine antique ; nous verrons plus tard à nous débarrasser de cette vieillerie… Tes dehors captivants ne sont-ils pas en réserve et à ma disposition ?

À ces mots sarcastiques, je pleurai de plus belle. Mon oncle poursuivit en affectant la commisération :

— Eh ! j’abuse de ta vaillance, mon cher malade ! Repose-toi. La satisfaction de ta curiosité te donnera, j’espère, un sommeil réparateur. — Ah ! j’oubliais : ne t’émeus pas de percevoir le monde extérieur autrement que naguère. Entre mille nouveautés, les choses doivent te sembler aussi plates que sur une photographie. C’est que, la plupart des objets, tu les regardes seulement d’un œil à la fois. Ainsi, pourrait-on dire en jouant sur les termes, beaucoup d’animaux ne sont que des doubles borgnes. Leur vue n’est pas stéréoscopique. Autres yeux, autres visions ; à nouveau tympan, nouveaux sons ; ainsi de suite. Ce n’est rien. Chez les hommes eux-mêmes, chacun a sa façon d’apprécier les choses. L’habitude nous enseigne, par exemple, qu’il faut appeler « rouge » certaine couleur, soit ! mais tel qui la nomme « rouge » en reçoit une impression de vert — cela est fréquent — et tel autre une impression de merdoie ou de turquin… Allons, bonsoir !


Non, ma curiosité n’était point satisfaite. Mais je m’en rendais compte sans pouvoir fixer les points que mon oncle n’avait pas élucidés, car un malheur exagéré m’accablait de tristesse, et l’opération circéenne me laissait comme imprégné d’éther, dont les vapeurs saturantes incommodaient en moi l’entendement de l’homme et le cœur du taureau.