Le Docteur Lerne, sous-dieu/XII
xii
LERNE CHANGE DE BATTERIE
Sous la toison noire du taureau, je m’étais juré, si ma forme primitive m’était rendue jamais, de fuir aussitôt, avec ou sans Emma. Pourtant l’automne vieillissait et je n’avais pas quitté Fonval.
C’est qu’on m’y traitait à l’envers d’auparavant.
Tout d’abord, je disposais du temps à mon caprice. Le premier usage auquel j’employai cette liberté fut de me rendre au charnier de la clairière et d’y effacer toute trace de ma visite. Un dieu favorable n’avait pas voulu qu’on y vînt pendant mon stage bucolique dans la prairie et que l’un des aides s’aperçût de la violation de sépulture. Ou l’on avait changé de cimetière ; ou mon oncle ne viviséquait plus que d’infimes bestioles dont la meute ne laissait rien ; ou les expériences in animâ vili étaient complètement abandonnées.
(Entre parenthèses, je constatai, ce jour-là, un détail qui me soulagea le cœur d’un grand poids. J’avais appréhendé que l’âme du malheureux Klotz ne fût déportée en quelque bête soigneusement recluse. Mais sa dépouille — quoique magnifiquement évocatrice du poème baudelairien — me réfuta d’elle-même. Le cerveau du mort, au fond de la blessure, était sinué de nombreuses et profondes circonvolutions, encore visibles. Leur nombre et leur profondeur, en témoignant de son humanité, prouvaient un meurtre pur et simple, grâce au ciel !)
Donc je jouissais d’une large indépendance.
Et puis un Lerne affectueux et repentant s’était manifesté à mon chevet pendant mes journées de lit, — oh ! non pas le Lerne d’autrefois, le gai compagnon de ma tante Lidivine ! mais ce n’était plus, tout de même, l’hôte farouche et sanguinaire qui m’avait accueilli de l’air dont on expulse.
Quand il me vit sur pieds, mon oncle fit venir Emma et lui dit en ma présence que j’étais guéri d’une imbécillité passagère, et qu’elle eût à m’adorer :
— Pour moi, continua-t-il, je renonce à un exercice qui ne sied plus à mon âge. Emma, tu auras maintenant ta chambre à toi, près de la mienne : celle où tu gardes tes falbalas. Je vous demande seulement de ne pas me quitter. La brusque solitude augmenterait une peine que vous concevrez facilement et que vous pardonnerez de même tous les deux. Elle passera, cette peine ; le travail en aura bientôt raison… Ne t’émeus pas, ma fille, le plus gros profit de mon invention sera pour toi. Rien n’est changé quant à cela ; et Nicolas n’en sera pas moins couché sur l’acte d’association et sur mon testament, pour l’avoir été dans ton lit. — Aimez-vous en paix !
Ayant ainsi parlé, le professeur s’en fut à ses machines électriques.
Emma ne s’étonnait de rien. Confiante et naïve, elle avait accepté en battant des mains la tirade de mon oncle. — Moi, le sachant comédien, j’aurais pu me dire qu’il feignait la bonté pour me retenir chez lui, soit qu’il redoutât mes révélations, soit qu’il entretînt quelque nouveau projet. Mais les deux opérations circéennes m’avaient un peu troublé la mémoire et le raisonnement. « Pourquoi, me dis-je, pourquoi douter de cet homme qui m’a, de son plein gré, sorti de la plus sombre passe ? Il persévère dans la bonne voie ! Tout est pour le mieux. »
Une vie commença donc, aimable, immorale : une vie d’amour et de liberté par ici, et, par là, de travail et d’abnégation apparente. Nous étions discrets, chacun de notre côté : Emma et moi dans nos épanchements, et mon oncle dans ses regrets.
À l’aspect laborieux et familial du professeur, qui aurait pu croire à ses victimes ? au piège qu’il m’avait tendu ? à Klotz assassiné ? et à Nelly-Mac-Bell qui ne se lassait pas de hurler aux nuages ou aux astres cet affreux supplice que j’avais moi-même enduré ?
Car elle était toujours là ! et cela me confondait que Lerne perpétuât la punition d’une faute dont la gravité devait lui paraître bien atténuée, maintenant qu’Emma ne lui tenait plus au cœur.
Je résolus de confier ma surprise à mon oncle.
— Nicolas, me répondit-il, tu as mis le doigt sur mon plus grand souci. Mais comment faire ?… Pour rétablir en cette aventure l’ordre des choses, il est de toute nécessité que le corps de Mac-Bell revienne ici… Par quel stratagème décider son père à nous le renvoyer ?… Cherche. Aide-moi. Je te promets d’agir sans retard dès que l’un de nous aura trouvé.
Cette réponse avait dissous mes dernières préventions. Je ne me demandai pas pourquoi Lerne s’était métamorphosé ainsi, du tout au tout, et du jour au lendemain. Dans mon opinion, le professeur était enfin venu à résipiscence ; et, à défaut des autres vertus qui reparaîtraient sans doute une à une, sa droiture de jadis me sembla renaître, égale à cette science qui ne l’avait jamais abandonné, évidente comme elle.
Et la science de Lerne était presque illimitée. J’en acquérais chaque jour la conviction. Nous avions repris nos promenades, et il en profitait pour m’entretenir savamment de toutes les rencontres que nous faisions. Une feuille engendrait la botanique tout entière ; l’entomologie se développait à propos d’un cloporte ; une goutte de pluie lâchait sur mon admiration le déluge de la chimie ; et, quand nous arrivions à la lisière de la forêt, j’avais entendu, par la bouche de Lerne, tout un collège professer.
Mais c’est justement là, sur la frontière des bois et des champs, qu’il fallait le voir. Le dernier arbre dépassé, il s’arrêtait — inexorablement —, se hissait au faîte d’une borne, et dissertait de l’univers en face de la plaine et du ciel. Il les décrivait si ingénieusement, qu’à l’écouter, on croyait voir la nature s’expliquer et s’ouvrir jusqu’au fond de la terre et jusqu’au bout de l’infini. Ses paroles savaient aussi bien crevasser les collines, afin d’y mettre à nu les couches du terrain, que rapprocher, pour en mieux discourir, les planètes invisibles. Elles savaient analyser la vapeur des nuées comme trahir l’origine d’une bise, évoquer les paysages préhistoriques, et prophétiser de même l’avenir séculaire de la contrée. Il fouillait de l’esprit et des yeux l’immense panorama, depuis le chaume voisin jusqu’à ces horizons diffus que la distance peint en bleu. D’un mot, chaque chose était définie, dévoilée, mise dans la clarté d’un commentaire, et, comme il faisait de grands mouvements qui tournaient, pour désigner tour à tour telle rivière ou tel clocher, l’envergure de ses bras semblait se prolonger d’un rayon et décrire sur le pays le geste salutaire et lumineux des phares.
Le retour à Fonval s’accomplissait d’ordinaire moins scientifiquement. Mon oncle continuait en lui-même des spéculations qu’il estimait, je suppose, trop abstruses pour mon intelligence, et il fredonnait chemin faisant son refrain favori, qu’il tenait de ses aides à coup sûr : « Roum fil doum fil doum. »
Puis, aussitôt rentrés, il s’empressait de gagner le laboratoire ou la serre.
Nous alternions ces marches avec les tournées en automobile. Alors mon oncle enfourchait un autre dada. Il classait mon véhicule à son rang parmi les catégories animales, exposait les bêtes d’aujourd’hui, celles d’hier et celles de demain au milieu desquelles, à n’en pas douter, la voiture automobile prendrait place. Et la prédiction s’achevait dans un panégyrique attendri de ma 80-chevaux.
Il voulut apprendre à mener l’engin. C’était besogne facile. En trois leçons je le fis passer maître. Il me conduisait toujours, maintenant, et je ne m’en plaignais pas, mes yeux se fatiguant très vite d’une attention soutenue, depuis le double sectionnement et les deux soudures consécutives des nerfs optiques. Mon oreille gauche n’avait pas non plus recouvré toute la sensibilité désirable. Mais je n’osais pas m’en ouvrir à Lerne, de peur d’augmenter d’un remords le nombre de ceux qu’il paraissait avoir.
C’est à la suite d’un de ces circuits sportifs qu’il m’arriva, en nettoyant ma voiture — il fallait bien le faire moi-même —, de trouver, entre le dossier et le coussin du siège de Lerne, un petit calepin qui avait glissé de sa poche. Je le serrai dans la mienne avec l’intention de le restituer.
Or, la curiosité me poussant, lorsque j’eus regagné ma chambre sans avoir pu rejoindre le professeur, j’examinai la trouvaille.
C’était un agenda bourré de notes et de figures rapides, esquissées au crayon. Cela ressemblait à l’histoire d’une étude au jour le jour, au journal d’un laboratoire. Les figures n’avaient aucune signification à mes yeux. Le texte, lui, se composait de termes allemands — surtout — et français, paraissant choisis au hasard de l’inspiration. L’ensemble ne me disait rien. Cependant, à la date de la veille, s’étalait un morceau de littérature moins chaotique, où je pensai reconnaître un résumé des pages antérieures ; et l’acception de plusieurs vocables français, le sens qu’ils prenaient, une fois rapprochés, éveillèrent en moi, du même coup, l’incurable détective et un linguiste nouveau-né. Tels étaient ces substantifs, reliés entre eux par des mots tudesques :
Transmission… pensée… électricité… cerveaux… piles…
Au moyen d’un dictionnaire subtilisé dans la chambre de mon oncle, je déchiffrai le quasi-cryptogramme, où, par bonheur, les mêmes expressions revenaient fréquemment. En voici la traduction. Je la donne pour ce qu’elle vaut, inhabile que je suis à ces tâches, et talonné comme je l’étais par la nécessité de rendre le carnet au plus vite.
CONCLUSIONS À LA DATE DU 30
But poursuivi : échange des personnalités sans échange des cerveaux.
Base des recherches : expériences anciennes ont prouvé que tout corps possède une âme. Car l’âme et la vie sont inséparables, et tous les organismes, entre leur naissance et leur mort, jouissent d’une âme plus ou moins développée, selon qu’ils sont eux-mêmes plus ou moins organisés. Ainsi, de l’homme à la mousse en passant par les polypes, chaque être vivant a son âme propre. (Est-ce que les plantes ne dorment pas, ne respirent pas, ne digèrent pas ? — pourquoi ne penseraient-elles pas ?)
Ceci démontre qu’il y a une âme là où il n’y a pas de cerveau.
Donc, l’âme et le cerveau sont indépendants l’un de l’autre.
Par conséquent les âmes doivent pouvoir s’échanger entre elles, sans qu’on intervertisse pour cela les cerveaux.
La pensée est l’électricité dont nos cerveaux sont les piles (ou les accumulateurs — je ne sais encore ; — mais ce qui est certain, c’est que la transmission du fluide mental s’opère d’une façon analogue à celle du fluide électrique).
L’expérience du 4 prouve que la pensée se transmet avec conducteurs.
Celle du 10, qu’elle se transmet sans conducteurs, sur les ondes de l’éther.
Les expériences qui ont suivi indiquent le point défectueux que je pose ici :
Une âme qui est expédiée dans un organisme à l’insu de ce dernier, comprime, pour ainsi dire, l’âme qui s’y trouve, sans pouvoir la chasser, et l’âme expédiée — l’âme en rupture de corps — est elle-même retenue à son organisme par une sorte de pédicule mental inexplicable, que rien, jusqu’à ce jour, n’a pu trancher.
Si les deux êtres sont consentants, la transmission réciproque échoue pour la même cause. La majeure partie des deux âmes s’installe bien dans l’organisme de sa partenaire, mais le fâcheux pédicule mental interdit à chacune d’elles de quitter complètement le corps dont elle voudrait se détacher.
Plus l’organisme destinataire est simple par rapport à l’organisme expéditeur, plus celui-ci peut faire entrer d’âme dans un réceptacle qui en contient si peu à l’avance, et plus s’amincit alors, pour ainsi dire, le pédicule qui retient l’esprit au corps expéditeur : — mais il existe toujours.
Le 20, je me suis introduit mentalement à l’intérieur de Johann.
Le 22, j’ai incarné un chat.
Le 24, un frêne.
L’accès a été de plus en plus facile, l’invasion de plus en plus complète, mais le pédicule demeure.
J’ai pensé que l’expérience réussirait, sur un cadavre, parce que là, nul fluide n’encombrerait par anticipation le récipient à remplir. Je n’avais pas réfléchi que la mort est incompatible avec l’âme, cette compagne inséparable de la vie elle-même. Nous n’avons rien fait de bon, et la sensation est abominable.
Théoriquement, pour que le pédicule soit supprimé, que faudrait-il ? Un organisme destinataire qui n’ait point d’âme du tout (afin qu’on y puisse loger la sienne tout entière) et qui pourtant ne soit pas mort ; en d’autres termes : « un corps organisé qui n’ait jamais vécu ». C’est l’impossible.
Donc, pratiquement, nos efforts doivent se porter sur la suppression du pédicule au moyen d’expédients détournés que je n’aperçois nullement…
Ce n’est pas que les expériences de cette période n’aient donné de curieux résultats, puisque nous avons fait les constatations suivantes :
1o Le cerveau humain se décharge presque totalement dans une plante.
2o D’homme à homme, avec consentement mutuel, le passage des personnalités s’accomplit très complètement, à part la question du pédicule qui fait de ces âmes des espèces de sœurs, de mentalités siamoises…
3o D’homme à homme, sans consentement mutuel, le tassement de l’âme destinataire (sous la pression de l’autre) produit, malgré l’imperfection du procédé, un avatar partiel et momentané de l’individu expéditeur ; avatar fort intéressant, car il satisfait déjà quelques-uns de ces desiderata que je comblerai tous, si j’atteins le but poursuivi.
Il me paraît inaccessible.
Voilà donc où aboutissaient les études universelles que mon oncle m’avait si ardemment préconisées !
La théorie était déconcertante. J’aurais dû m’en ébahir. Il y avait là une tendance au spiritualisme bien curieuse chez un matérialiste pareil à Lerne, et la nouvelle doctrine se présentait sous un jour de fantasmagorie qui eût fait s’écarquiller nombre d’yeux derrière doctes besicles, érudits pince-nez, monocles péremptoires. Quant à moi, je n’y découvris pas sur-le-champ tous ces sujets d’admiration, étant quelque peu gâteux dans ce temps-là. Et je ne vis pas non plus que j’avais traduit à mon adresse un mané thécel pharès franco-allemand. Mon attention se portait sur ces faits : que « l’être organisé n’ayant jamais vécu » n’existait pas, et que, d’un autre côté, le professeur doutait de pouvoir supprimer le pédicule. Donc il échouait. Après ses anciennes prouesses, je m’attendais de sa part à tous les miracles ; un seul pouvait m’étonner : son impuissance.
Je partis à la recherche de mon oncle afin de lui remettre son carnet. Barbe, que je croisai, la poitrine en bedaine et la bedaine en bombonne, m’avertit qu’il se promenait dans le parc.
Je ne l’y rencontrai pas. Mais, au bord de l’étang, j’aperçus Karl et Wilhelm qui regardaient quelque chose sur l’eau. Ces deux maroufles m’inspiraient de l’aversion à cause de leurs cerveaux interchangés ; leur présence m’écartait d’habitude, mais, ce jour-là, le spectacle qui les tenait sur la berge m’y attira près d’eux.
Ce quelque chose, qu’ils regardaient, sautait hors de l’eau dans un éclaboussement de gouttelettes adamantines, et c’était une carpe. Elle bondissait en agitant ses nageoires qui battaient l’air comme des ailes. On aurait dit qu’elle tâchait à s’envoler…
La malheureuse ! elle s’y efforçait réellement ! J’avais devant moi ce poisson que Lerne avait doté d’une âme de merle. L’oiseau captif, en proie, dans sa chair écailleuse, aux vieilles aspirations de sa race, et las de sa diète d’azur, s’élançait vers le ciel impossible. À la fin, dans un élan plus désespéré, l’animal retomba sur la rive, les ouïes haletantes. Alors Wilhelm s’en saisit, et les aides s’éloignèrent avec leur pêche. Ils l’apostrophaient et s’en amusaient, comme de vieux gavroches malotrus ; ils sifflaient, contrefaisant par moquerie le chant du merle, puis, sous couleur de rire, un grand hennissement sortait de leur poitrine, et, sans le savoir, ils rendaient beaucoup mieux le son de la trompette chevaline que celui de la flûte ailée.
Je restais, songeur, à contempler l’étang, cette cage liquide où le monstre enchanté avait souffert la hantise de l’essor et le regret du nid… La nappe fluide, un instant démontée par sa fureur bondissante, n’aurait pas repris sa lourde platitude, qu’il serait déjà mort… Son martyre allait se terminer dans la poêle… Comment finirait celui des autres victimes : les bêtes échappées ? et Mac-Bell ?… Oh ! Mac-Bell !… Comment le délivrer…
Sur l’eau pacifiée, engourdie, la dernière ride s’élargissait en rond, et l’abîme du firmament se creusait à son miroir retrouvé. L’étoile du soir y brillait tout au fond, à des millions de lieues… mais il suffisait de le vouloir, pour s’imaginer au contraire qu’elle flottait à la surface. Et les feuilles de nénuphar diversement découpées — cercles, croissants et demi-disques — semblaient des reflets de la lune à ses âges successifs et qui seraient demeurés là, pris dans cette eau gelée de sommeil.
« … Mac-Bell ! pensais-je encore. Mac-Bell !… que faire ?… »
À ce moment, retentit la clochette lointaine de la grand’porte. — Quelqu’un à cette heure ! Une visite ? Il ne venait jamais personne !…
Je ralliai le château d’un pas pressé, me demandant pour la première fois ce qu’il adviendrait de Nicolas Vermont, si la justice opérait une descente à Fonval.
Caché derrière l’angle du château, j’aventurai un œil.
Lerne se tenait contre la porte et lisait un télégramme reçu à l’instant. Je sortis de mon retrait.
— Tenez, mon oncle, dis-je, voici un carnet. Il vous appartient, je pense… Vous l’aviez laissé dans l’automobile.
Mais un froufrou de jupes me fit tourner la tête.
Emma venait à nous, toute radieuse de ce soleil crépusculaire où ses cheveux semblaient puiser chaque soir une nouvelle provision de lueur rouge. Un fredon aux lèvres, comme on a quelque rose mordillée, elle venait, et sa démarche souple était presque une danse.
La clochette l’avait intriguée, elle aussi. Elle s’enquit du télégramme.
Le professeur ne répondait pas.
— Oh ! qu’est-ce qu’il y a ? fit-elle, qu’est-ce qu’il y a encore, mon Dieu ?…
— Est-ce donc si grave, mon oncle ? demandai-je à mon tour.
— Non, répondit Lerne. Doniphan est mort. Voilà tout.
— Le pauvre garçon ! — dit Emma. Puis, après un silence : — Mais ne vaut-il pas mieux être mort que fou ? En somme, c’est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux… Allons, Nicolas, tu ne vas pas faire une tête pareille… Viens !
Elle s’empara de ma main et m’entraîna vers le château. Lerne partit de son côté.
J’étais prostré.
— Laisse-moi ! laisse-moi ! criai-je tout à coup. C’est trop horrible ! Doniphan !… le malheureux !… Tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir… Mais laisse-moi donc !
Une crainte affolante m’était venue. Délivré d’Emma, je courus sur les traces de mon oncle, et je le rejoignis à l’entrée du laboratoire. Il causait avec Johann et lui montrait le télégramme. L’Allemand disparut dans la maison à la minute même où j’accostais le professeur.
— Mon oncle !… vous ne lui avez rien dit, n’est ce pas ?… rien… à Johann ?…
— Si. Pourquoi ?
— Ho ! Mais il le répétera aux autres ! Il annoncera la mort de Mac-Bell…, et Nelly le saura, mon oncle ! c’est sûr ! Ils lui diront… oh ! comprenez-moi donc enfin : l’âme de Doniphan apprendra qu’elle n’a plus de corps humain !… Il ne faut pas ! il ne faut pas !…
Mon oncle, avec un calme irritant, prononça :
— Aucun danger, Nicolas. J’en réponds.
— Aucun danger ? Qu’est-ce que vous en savez ? Ces hommes sont des chenapans ; ils diront tout, vous dis-je !… Laissez-moi conjurer… ce risque… le temps passe… laissez-moi entrer, je vous en prie !… s’il vous plaît ! passer, là… une seconde… je vous en supplie… Sacrebleu, je passerai !
Les leçons du taureau m’avaient profité. Je chargeai, le front en avant. Mon oncle s’aplatit dans l’herbe, estomaqué, et j’ouvris d’un coup de poing l’huis entrebâillé. L’honnête Johann, en vigie derrière lui, s’effondra, saignant du nez. Alors je pénétrai dans la cour, bien décidé à emmener la chienne, coûte que coûte, et à ne plus m’en séparer.
La meute s’enfourna dans les niches. — Nelly m’apparut tout de suite. On lui avait donné un chenil à part. Son grand corps famélique, pelé, minable, s’allongeait contre la grille.
J’appelai :
— Doniphan !
Elle ne remuait pas. — Les prunelles des chiens fulguraient au fond des cahutes sombres. Quelques-uns grondèrent.
— Doniphan !… Nelly !…
Rien.
J’eus l’intuition de la vérité : là aussi, la Mort avait fauché…
Oui. Nelly était froide et raide. Une chaîne entortillée autour de son cou paraissait l’avoir étranglée. J’allais m’en assurer, quand Lerne et Johann se montrèrent au seuil de la cour.
— Brigands ! m’écriai-je. Vous l’avez tuée !
— Non. Sur l’honneur ! Je le jure ! déclara mon oncle. On l’a trouvée, ce matin, exactement comme tu la vois.
— … Croyez-vous, alors, qu’elle l’ait fait exprès ? qu’elle se soit exécutée elle-même ? Oh ! l’horrible fin !
— Peut-être, dit Lerne. Cependant, il y a une autre solution, plus vraisemblable. C’est, selon moi, une convulsion suprême qui a tordu la chaîne…, ce corps était bien malade. Voilà plusieurs jours que l’hydrophobie s’est déclarée… Je ne te cache rien, Nicolas, je ne me disculpe en aucune façon, tu peux t’en rendre compte.
— Oh ! murmurai-je épouvanté : la rage !…
Lerne poursuivit tranquillement :
— Il se peut aussi qu’une autre cause de ce décès nous échappe. On a trouvé la chienne à huit heures du matin, encore chaude. La mort remontait à une heure environ…
Le professeur consulta le télégramme.
» … et, ajouta-t-il, Mac-Bell a succombé à sept heures, juste au même instant.
— De quoi ? fis-je en suffoquant, de quoi est-il mort ?…
— De la rage aussi.