Le Docteur Lerne, sous-dieu/XI

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Société du Mercure de France (p. 221-238).


xi

DANS LE PÂTURAGE


Pendant les huit jours de ma convalescence au laboratoire, pansé, tenu au repos et nourri de quelques drogues, je subis l’alternance des grands chagrins : désespoirs suivis d’abattements.

Après chaque somnolence, je croyais avoir rêvé cette mésaventure. Or il importe de noter que les sensations de mes réveils me fortifiaient dans cette erreur aussitôt dissipée. On sait, en effet, que les amputés souffrent beaucoup et rapportent leur souffrance à l’extrémité périphérique des nerfs coupés, c’est-à-dire au membre qu’ils n’ont plus et qu’ils se figurent ainsi avoir conservé. La jambe ou le bras enlevés leur fait mal. Si l’on réfléchit que j’étais amputé de tout le corps, on comprendra que j’aie souffert de toutes ses parties, de mes mains lointaines, de mes pieds humains, et que cette douleur me prouvât jusqu’à l’évidence la possession de ce dont j’étais dépouillé.

Ce phénomène alla s’amoindrissant et disparut.

Le chagrin s’en fut moins vite. Ceux qui ont amusé les autres avec le récit de semblables farces — Homère, Ovide, Apulée, Perrault — ne savaient pas quelles tragédies deviendraient leurs fictions, une fois réalisées. Quel drame, au fond, que l’Âne de Lucien ! Quel martyre pour moi que cette semaine de diète et d’inaction forcées ! Mort à l’humanité, j’attendais sans courage les supplices de la vivisection ou la vieillesse hâtive qui termineraient tout… avant cinq années !…

En dépit de ma tristesse, je guéris. Lerne l’ayant constaté, on me poussa dans le pâturage.

Europe, Athor et Io galopèrent au-devant moi. Si honteux que j’en sois, la franchise me contraint à dire que je leur trouvai une grâce imprévue. Elles m’entourèrent aimablement et, quoi que fît mon âme pour le réprimer, un instinct souverain — propriété de ma maudite moelle épinière, sans doute ! — m’infatua. Mais les génisses détalèrent, étonnées probablement de ne pas recevoir de réponse à quelque langage occulte, ou bien effrayées d’un pressentiment.

De longs jours ne devaient pas me suffire à les apprivoiser, — de longs jours et toute l’astuce des hommes déployée à cet effet. Une bonne ruade, à la fin, les asservit à mon règne. — L’incident donnerait matière à philosopher, et je me livrerais à coup sûr aux joies d’une dissertation, si de tels morceaux ne rompaient maladroitement le cours d’un récit, d’une digue superbe mais intempestive.

Sur le moment, dépité de l’accueil des trois dames cornues et ne souhaitant leur commerce que d’une ardeur valétudinaire et d’un élan trébuché, je me mis à brouter pacifiquement l’herbe du pré.

Là débute une période intéressante au premier chef : celle de mes observations sur mon nouvel état. Elles m’occupèrent tellement, que je parvins à considérer le corps du taureau comme un endroit de voyage, une station d’exil, certes, mais une station inexplorée et pleine de surprises, dont le hasard me tirerait peut-être. Car il suffit qu’un lieu ne soit pas déplaisant pour qu’on envisage le risque d’en être expulsé.

Tant que dura cette accommodation de mon esprit d’homme avec les organes de la bête, je fus réellement assez heureux.

C’est qu’en effet un monde tout neuf venait de se révéler à moi, brusquement, avec le goût des simples que je paissais. De même que mes yeux et mes oreilles et mon museau envoyaient à ma cervelle des visions, des auditions et des olfactions inédites, ma langue aux papilles étrangères devait me fournir des sensations gustatives fort originales. Les simples dégagent d’innombrables saveurs dont nos palais humains ne se doutent pas. La cuisine du gastronome ne saurait lui donner autant de plaisirs avec douze services que n’en prend le taureau dans un pied de prairie. Je ne pus me retenir de comparer le goût de mon fourrage avec celui de mes anciens aliments. Il y a plus de différence de la luzerne au trèfle que d’une sole frite au cuissot de chevreuil sauce chasseur. Tous les piments assaisonnent les plantes pour une bouche d’herbivore : le bouton d’or est un peu fade, le chardon un peu poivré ; mais rien ne vaut le foin odoriférant et multiple… Les pacages sont des festins constamment servis, où la faim perpétuelle attable, en gourmets, leurs hôtes.

L’eau de l’abreuvoir changeait de sapidité selon l’heure et le temps, acidulée tantôt, et tantôt salée ou sucrée, légère le matin, sirupeuse le soir. Je ne puis rendre le délice de s’en abreuver, et je crois que feu les Olympiens, dans un testament vindicatif et goguenard, ne laissant aux hommes que le rire, ont légué à d’autres animaux ce rare privilège de goûter l’ambroisie aux herbes des pelouses et boire le nectar à toutes les fontaines.

Je naquis à la délectation de ruminer, et je compris le recueillement de graves dégustateurs qu’affectent les bœufs pendant l’activité de leurs quatre estomacs, tandis qu’avec les senteurs champêtres toute une symphonie pastorale emplit leurs naseaux.

À force d’expérimenter mes sens et d’éprouver mes facultés, je connus d’étranges impressions… Le meilleur souvenir que je garde est celui de mon museau, centre du tact, pierre de touche infaillible et subtile des bonnes et des mauvaises graines, avertisseur des ennemis, pilote et conseiller, sorte de conscience autoritaire et dogmatique, oracle concis par oui et par non, jamais en défaut, toujours obéi. Reste à savoir si le dieu Jupiter, ayant pris la forme d’un taureau en faveur de la princesse Europe, ne fut pas plus charmé de son museau que de tout ce rapt assez dégoûtant…

Ces observations, d’ailleurs, je fis sagement de les entreprendre sans tergiverser, car bientôt ma santé languissante me retira la quiétude nécessaire à leur clarté, ainsi que l’envie de les continuer. J’essuyai l’assaut de migraines, de rhumes, de maux de dents, — toute la séquelle des indispositions propres aux citadins du xxe siècle. Je maigris. J’avais des idées noires. La cause en fut d’abord cette prédominance de l’âme sur le corps, signalée par mon oncle, et ensuite deux faits qui se produisirent et dont ma consomption s’aggrava sur-le-champ :

Après une éclipse, — motivée, présumai-je, par une maladie consécutive à sa grande frayeur, — Emma reparut. Sans émoi je la vis aux fenêtres de son appartement, puis à celles du rez-de-chaussée, puis au dehors. Elle sortait journellement au bras de la servante et faisait le tour du parc, évitant le laboratoire où Lerne et ses assesseurs travaillaient sans faiblir. Je m’étais attendu à des traits moins tirés, à des paupières moins rougies. Elle marchait lentement, blafarde, le regard fixe, promenant au soleil un teint de clair de lune et les yeux qu’on ouvre dans la nuit. Veuve pathétique, elle laissait paraître avec assez de noblesse la révolte de son amour en deuil et la ferveur de ses regrets. Ainsi, elle m’aimait toujours, et, ne me voyant plus, me prêtait le sort qu’elle attribuait à Klotz, et non la destinée de Mac-Bell — que, du reste, elle avait méconnue ! — Dans son esprit, je ne pouvais être que mort ou fugitif. La vérité lui échappait !

Chaque jour plus pieusement, je suivais sa procession aussi longtemps que je le pouvais. Séparé d’elle par un fil de fer barbelé, je tentai des mimiques et des paroles. Mais Emma s’effarait du taureau, de ses pirouettes et de ses beuglements. Elle ne comprenait rien, — pas plus qu’à travers les menées de la chienne je n’avais compris Doniphan. — Parfois, quand l’intention d’un geste trop humain faisait chanceler ma pesanteur quadrupède, la jeune femme s’en amusait…

Et je me surpris à tituber afin de la voir sourire.

Ainsi l’amour, peu à peu, reconquit ses droits de tourmenteur.

Il ne pouvait revenir sans l’escorte de la jalousie. Et c’est elle qui, en second lieu, accéléra les progrès de ma langueur.

C’est elle, mais flanquée d’un sentiment extraordinaire…

Il y avait, entre le pâturage et l’étang, ce pavillon hexagone, ce kiosque de plaisance : l’ex-géant Briarée. Lerne m’infligea le désagrément d’y loger mon ancien corps. Je vis les aides apporter un meuble sommaire, puis amener l’être… Et depuis cette journée, il était là, le front collé aux vitres, à me regarder stupidement.

Ses cheveux repoussaient, sa barbe croissait. Devenue balourde et mafflue, sa personne faisait éclater les habits. Son œil — cet œil en amande dont j’avais été si vaniteux — s’arrondissait bovinement. L’homme à cervelle de taureau prenait l’expression que j’avais remarquée en Doniphan, mais plus bestiale encore et moins bonasse. Mon pauvre corps avait gardé l’habitude de certains gestes familiers : un incorrigible tic lui faisait hausser les épaules de temps à autre, en sorte que la misérable créature semblait se moquer de moi aux vitrages du kiosque. Souvent il lui arriva de crier dans le crépuscule ; ma belle voix de baryton se déchirait en longues clameurs discordantes, en appels de gorille. Alors, au laboratoire, Mac-Bell hurlait avec son gosier de chien malade, et l’irrésistible besoin de me lamenter aussi faisait retentir la cuve de Fonval d’un trio monstrueux.


Emma s’aperçut que le kiosque était habité.

Ce jour-là, elle et Barbe longeaient la pâture. Je les avais, comme d’habitude, accompagnées jusqu’à certain petit bosquet traversé par le chemin, et je les attendais au débouché de ce tunnel, où des colombes roucoulaient.

On en sortit. Mais ce fut pour s’arrêter brusquement.

Emma s’était transfigurée. Elle avait pris cette expression animée que je lui connaissais : narines au vent, paupières battantes et demi-closes, et seins tumultueux. Elle serrait le bras de Barbe.

— Nicolas ! murmura-t-elle. Nicolas !…

— De quoi ? fit la servante.

— Là ! là !… tu ne vois donc rien !…

Et, cependant que parmi les frondaisons s’égrenait le rire étouffé des tourterelles, Emma désignait à Barbe l’être du kiosque, derrière sa croisée.

S’étant assurée qu’on ne la voyait pas du laboratoire, Emma fit quelques signaux, envoya des baisers… L’être avait d’excellentes raisons pour n’y rien entendre. Il écarquillait son œil rond, laissait pendre sa lèvre, et faisait de mon extérieur si regretté le type du parfait crétin.

— Fou ! dit Emma. Lui aussi ! Lerne me l’a rendu fou comme Mac-Bell !…

Alors la bonne fille sanglota de tout son cœur, et je sentis la colère s’enfler en moi-même.

— Surtout, recommanda la servante, surtout n’allez pas vous aviser d’approcher du kiosque : on le voit de tous les côtés !

L’autre secoua ses belles boucles, sécha ses pleurs, et, couchée dans l’herbe, allongée sur le ventre à la manière des sphinges, la tête sur les mains, et la croupe exaspérée, elle contempla longtemps avec amour ce corps de jeune mâle dont elle avait tiré la joie du sien. L’abruti parut s’intéresser à cette pose bien plus qu’au manège précédent.

Une telle scène dépassait les bornes du grotesque et de l’horrible. Cette femme éprise de ma forme où je n’étais plus ! Cette femme, que j’adorais, amoureuse d’une bête ! Comment accepter cela d’une âme tranquille ?… Et je savais, par l’histoire de Mac-Bell, que les passions d’Emma ne reculaient pas devant la folie ! et que mon ancien corps, plus athlétique, devait ainsi lui plaire davantage !…

Ma colère éclata. Ce fut la première fois que je subis la domination de ma chair violente. Fou de rage, soufflant, renâclant, écumant, je parcourus la prairie en tous sens et labourai le sol, du sabot et de la corne, dans la furie de tuer n’importe qui…

De cet instant, la haine empoisonna mes rêveries, une haine féroce contre ce butor surnaturel, ce Minotaure godiche qui faisait de Brocéliande une Crète burlesque avec son labyrinthe de forêt !… J’exécrai ce corps que l’on m’avait volé, j’en étais jaloux, et, souvent, lorsque Jupiter-Moi et Moi-Jupiter nous nous regardions, en proie tous deux à la nostalgie de nos défroques désertées, la fureur m’empoignait de nouveau. Je chargeais à tort et à travers avec des mugissements de corrida, la queue dressée, le naseau fumant, le front bas, prêt au meurtre et le désirant comme on désire l’étreinte au printemps. Les vaches se garaient de leur mieux ; toutes les bêtes du jardin craignaient le taureau emporté ; un jour, Lerne, qui passait là, s’enfuit à toutes jambes.

La vie me pesa. J’avais épuisé tous les plaisirs de l’observation, et ma nouvelle demeure ne m’occasionnait plus que désagrément sur contrariété. Je ne cessai de dépérir. Le fourrage perdit son arome, la source fut insapide, et la compagnie des génisses devint odieuse. Par contre, de vieilles envies s’imposèrent, en lubies morbides : celle de manger de la viande et celle… de fumer !… Impayable, n’est-ce pas ? Mais d’autres considérations ne portaient guère à la risée. La crainte du laboratoire me faisait trembler toutes les fois qu’un aide s’approchait du pâturage, et la peur qu’on me ligotât pendant la nuit m’empêchait de dormir.

Ce n’est pas tout. Je nourris la conviction que je deviendrais fou dans mon crâne de ruminant. Les accès de colère insurmontable en seraient la cause. Ils se multipliaient. Et la conduite d’Emma n’était point pour les espacer.

En effet, la jolie promeneuse rôdait assidûment aux alentours du kiosque, et la convoitise se peignit chez le Minotaure. — En vérité, il avait l’air d’un homme complet, à ces moments-là ! tant la concupiscence nous égale aux brutes !… Emma regardait avec complaisance cette face cruelle dont pas un trait ne bougeait, où les yeux brasillaient sur des pommettes enflammées, cette face abjecte que j’avais déjà remarquée à de vrais hommes, en quelque débauche, et qui troublerait d’un frisson équivoque la vierge la plus sage… Se peut-il, une telle figure d’assassin cupide, qu’elle soit le visage de l’Amour ! et comment s’étonner que tant d’amantes ferment les yeux sous les baisers du Dieu ?

Emma, donc, regardait complaisamment cette vilaine physionomie, et ne voyait pas Lerne, à l’affût, rire sous cape de sa méprise.

Rire. Mais en philosophe, et pour ne pas pleurer. Mon oncle souffrait visiblement. Il semblait avoir compris qu’Emma ne l’aimerait jamais, et le professeur prenait mal son parti de la déception. Il vieillissait et se tuait de travail.

On avait installé, sur la terrasse du laboratoire et sur le toit du château, des machines dont le maniement l’intéressait beaucoup. Elles étaient surmontées d’antennes caractéristiques, et, comme des sonneries stridulaient perpétuellement au fond des deux habitations, ce fut mon avis qu’on les avait transformées en stations de télégraphie et de téléphonie sans fil.

Un matin, Lerne fit évoluer sur l’étang un batelet — un joujou de torpilleur. — Il le dirigeait de la berge à l’aide d’un appareil muni d’antennes lui aussi. Télémécanique. C’était certain : le professeur étudiait les communications à distance et sans intermédiaire solide. La nouvelle méthode pour intervertir les personnalités ?… Peut-être bien.

Je m’en désintéressais. L’heureuse issue de mes tribulations me paraissait maintenant un miracle impossible ; je ne connaîtrais donc ni la découverte future, ni tous les secrets dont le passé de mon oncle et de ses compagnons demeurait obscurci.

C’est pourtant avec la méditation de ces derniers mystères que je trompais l’insomnie anxieuse de mes nuits et mon désœuvrement diurne. Mais je ne trouvais rien. Il se peut, d’ailleurs, que mon esprit fût alourdi, car il ne sut retenir, parmi les faits quotidiens que je viens de narrer, quelques-uns d’entre eux à qui certaine confidence de Lerne donnait une signification capitale, et dont l’examen raisonné m’eût fait espérer la délivrance.

Aussi, vers la mi-septembre, fut-elle accomplie sans avoir été supputée, dans les entrefaites que voici :


Depuis quelque temps, l’accointance platonique du Minotaure et d’Emma s’était affirmée. Ils savouraient une ivresse grandissante à se contempler de loin.

Le monstre, accoutumé à mon corps, gesticulait. Sa pantomime était lascive et simiesque.

Pour Emma, que ces galanteries d’orang ne savaient rebuter, elle avait adopté la tactique de rester à l’abri dans le petit bosquet. Là, invisible pour tous, hormis pour cet affreux dadais qui parodiait mon rôle en pitre déplorable, elle pouvait en toute liberté pratiquer l’accouplement des regards, expédier ses baisers du bout rose de ses doigts blancs, comme d’une catapulte mignarde et fictive, et jurer sa flamme au moyen de mômeries et simagrées, ainsi que font les ballerines. Du moins je ne veux pas admettre qu’elle ait esquissé d’autres déclarations ni d’autres serments que ceux-là… Et cependant, est-ce qu’ils auraient suffi à déclencher le rut de la bête ?…

Oui. Cette vilenie arriva.

Une après-midi, tandis que je m’efforçais d’apercevoir mon amie à travers les buissons d’où elle aguichait le faux Nicolas, un vacarme de vitres cassées explosa et dégringola. Le Minotaure, à bout de patience, avait traversé la fenêtre du kiosque. Sans le moindre souci de mon physique infortuné, il accourait, coupé, tailladé, meurtri, couvert de sang, et brâmant à faire peur.

Il me sembla qu’Emma poussait une exclamation et cherchait à s’esquiver. Mais l’être avait déjà disparu dans le petit bois.

J’entendis alors, derrière moi, le bruit d’une course. Au fracas des carreaux brisés, Lerne et ses aides étaient sortis du laboratoire ; ils avaient vu l’évasion et couraient au fatal bosquet. Malheureusement, les aides redoutaient ma proximité, et le détour qu’ils faisaient pour m’éviter, à l’extérieur du pâturage, les retarderait. Lerne, intrépide, avait coupé au court, franchi les fils de fer, et se hâtait au milieu de l’enclos, la redingote déchirée par les ronces artificielles. Hélas ! il était vieux et lent… Ils arriveraient tous après la Chose… Atroce ! Atroce !

Non ! Cela ne serait pas !

Je me lançai sur la frêle barrière, l’enfonçai, la rompit malgré les petits chevaux de frise qui me lacéraient la peau ; je trouai d’un saut le mur des feuillages…

Le tableau qui s’offrit valait qu’on l’admirât :

Le soleil, à travers la voûte des feuilles, tigrait de lumière le sous-bois. Sur le bord du chemin légèrement creux, je vis Emma étendue, pâle et crispée, dans le retroussis affriolant de ses dessous fanfreluchés. Elle geignait voluptueusement, et sa plainte rauque, féline, m’était trop familière pour que j’hésitasse un instant sur sa nature d’épilogue. Devant elle, debout et plus ahuri que jamais, l’être ignoble ne cachait pas le ridicule de sa virilité assouvie et inoffensive.

Je n’eus pas le loisir d’un plus long spectacle. Entre lui et moi fulgurèrent toutes les étoiles de minuit. D’un tour de sang, j’étais ivre. La colère indomptable me jeta dans cet éblouissant rideau, les cornes en arrêt. Je frappai quelque chose qui tomba, je le foulai de mes quatre sabots, et, retourné sur ma victime, je la piétinai, piétinai, piétinai…

Soudain, la voix de mon oncle, haletante, cria :

— Eh ! mon ami, tu te suicides !…

Ma démence s’évapora. Les étoiles s’éteignirent. Tout reparut :

La belle fille, sortie de son coma luxurieux, assise à terre, clignait des cils et ne comprenait rien. Les aides me guettaient, chacun derrière un arbre ; et Lerne, penché sur mon ancien corps inerte et disloqué, lui soulevait la tête où saignait un grand trou.

Et c’était moi — moi ! — qui avais commis la sottise sans nom de me détériorer moi-même !…

Le professeur, ayant palpé de toutes parts le blessé, formula son diagnostic :

— Un bras démis ; trois côtes rompues ; fracture de la clavicule et du tibia gauches : on en revient. Mais le coup de corne à la tête, c’est plus sérieux… Hum ! la cervelle est en capilotade. Il est fichu. Rien ne l’en tirera. Dans une demi-heure : finita la comedia !…

Je dus m’épauler contre un arbre pour ne point m’abattre. Ainsi, mon corps, ma patrie des patries, allait mourir ! C’était fini… À tout jamais banni de ma demeure anéantie, j’avais supprimé la première condition de ma délivrance. C’était fini… Lerne lui-même n’y pouvait rien, il l’avait confessé… Une demi-heure !… La cervelle en capilotade !… Mais… mais, cette cervelle… Il pouvait…

Il pouvait tout, au contraire !

Je m’approchai de lui. Ma suprême chance allait se jouer.

Mon oncle, tourné vers la jeune femme, lui parlait tristement :

— Fallait-il que tu le chérisses, pour l’aimer encore dans une pareille déchéance !… Ma pauvre Emma ! je suis donc bien peu aimable qu’on me préfère de telles ruines !

Emma pleurait dans ses mains.

— Faut-il qu’elle l’aime, — répéta Lerne en regardant tour à tour la pécheresse, l’agonisant et moi, — faut-il qu’elle l’aime !…

Depuis quelques instants, je me livrais à des façons d’entrechats et des manières de vocalises, destinés à traduire ma pensée. Mon oncle suivait la sienne. Sans remarquer autrement que son front orageux devait abriter quelque houleux conciliabule d’intérêts et passions en conflit, dominé par l’imminence d’une catastrophe qu’il pouvait conjurer, je redoublai mes objurgations.

— Oui, je conçois ton désir, Nicolas, fit mon oncle. Tu rendrais volontiers ton cerveau à son enveloppe primitive, ce qui la sauverait puisque tu as mis hors d’état de servir celui de Jupiter… Eh bien, soit !

— Sauvez-le ! sauvez-le ! suppliait la maîtresse adultère qui n’avait saisi que ce terme-là. Sauvez-le ! je vous jure, Frédéric, je vous jure de ne plus le revoir jamais !…

— Assez ! dit Lerne. Il faudra l’aimer de toutes tes forces, au contraire. Je ne veux plus te chagriner. À quoi bon lutter contre son destin ?

Il appela les aides et leur signifia quelques ordres brefs. Karl et Wilhelm s’emparèrent du Minotaure, qui râlait. Johann était déjà parti en éclaireur, au pas de course.

Schnell ! Schnell ! disait le professeur, — et il ajouta : — Vite ! Nicolas, suis-nous !

J’obéis, partagé entre l’allégresse de recouvrer mon corps et la crainte qu’il ne mourût avant l’opération.


Elle réussit pleinement.

Toutefois, privé des soins préventifs à l’anesthésie, — que l’urgence ne permettait pas de nous donner, — je vécus sous l’éther un songe instructif mais douloureux.

Je rêvais. Lerne, histoire de badiner, au lieu de me restituer ma tournure, m’avait imposé celle d’Emma. Quel purgatoire que cette forme ravissante ! J’y regrettais le taureau. Mon âme s’y trouvait assaillie d’exigences nerveuses et d’impétueux instincts, qui la maîtrisaient. Un désir naturel, plus fort que la volonté, régentait mes actes, et je sentais que mon esprit masculin y résistait aussi mollement que possible. Certes, j’avais affaire à un tempérament exceptionnel dont l’amour était la maladie chronique, mais, tout de même, à considérer la conduite ordinaire des hommes et la puissance de Vénus chez tant de femmes, combien de vous, mes frères, si vous changiez de sexe en gardant vos cervelles, feraient d’honnêtes filles et non des gourgandines ?…

Il se peut, d’ailleurs, que l’éther soit mauvais professeur de gynécologie et que mon rêve m’ait abusé. Car ce n’était qu’un vain cauchemar. Il dura peut-être un quart de seconde, le temps d’éprouver quelque dent de scie ébréchée ou le tranchant d’un bistouri mal repassé.


Le crépuscule emplit d’une pénombre vermeille la buanderie. J’aperçois, en baissant les yeux, les pointes de ma moustache.

C’est la résurrection de Nicolas Vermont.

Et c’est aussi la fin de Jupiter. On dépèce, au fond de la salle, cette masse noire où j’ai séjourné. Dans la cour, les chiens en bagarre se disputent déjà les premiers morceaux que Johann leur a jetés…

Ma jambe cassée me fait souffrir… et la clavicule, donc !… Je suis rentré dans une armure de douleurs.

Lerne me veille. Il est joyeux. On le serait à moins. N’est-il pas en paix avec sa conscience ? N’a-t-il pas racheté ses torts envers moi ? Comment saurais-je lui garder rancune ?… Il me semble même que je lui dois quelque reconnaissance…

Tant il est vrai de dire que rien ne simule un bienfait comme la réparation volontaire d’un méfait.