Le Doctorat impromptu/1

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Texte établi par [Poulet-Malassis], Auguste Poulet-Malassis Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-47).

LE DOCTORAT

IMPROMPTU




Lettre d’Érosie à Juliette[1].


« Quand nous nous sommes séparées, ma chère Juliette, je t’ai promis, et de bien bonne foi, de ne te cacher ni mes faiblesses, ni la moindre de leurs circonstances, si par malheur je venais à me pervertir. C’est ainsi que je nommais très-sérieusement le parti d’abjurer, peut-être, certain système anti-masculin que tu m’as connu, dont j’étais orgueilleuse et dont tu ne cessais de me railler. La haine active que j’avais conçue contre un sexe… selon moi si perfide, puisque trois de ces individus m’avaient offensée, cette haine, que je croyais immortelle dans mon cœur, contrastant avec les délices dont me faisaient jouir nos tendresses féminines, je me persuadais que jamais animal au menton barbu ne viendrait à bout de m’arracher la moindre faveur… Que j’étais folle ! Trompe-t-on ainsi la nature ! Hélas ! Juliette, j’ai violé mon serment. J’ai cessé de brûler de cette flamme que je nommais pure, parce qu’aucun homme ne l’alimentait. J’ai cessé d’être, comme nous disions, une vestale mitigée[2] ; et non-seulement l’homme, enfin, a profané mes vierges appas, mais du même saut dont je franchissais la barrière qu’il m’avait plu d’opposer à mes mâles désirs, j’ai fait une culbute effrayante dans le gouffre du plus blâmable dérèglement…

« Je crois te voir sourire avec malice et de mon cas fâcheux et du ton d’élégie sur lequel je t’en parle ? Ris, mon enfant, tu fais bien : moi-même, quand j’y pense, je suis tentée de rire aussi de ma déconvenue ; du moins, je ne saurais m’en affliger.

« Tu conviendras que si quelque femme est excusable de penser faux, à vingt ans, en matière de galanterie et de volupté, c’est sans contredit celle qui, née, comme moi, avec le germe des passions lascives, et douée d’organes assez perfectionnés, qui, brûlant dès les plus tendres ans d’un feu secret, dont notre menteuse éducation prévient et détourne même la connaissance, qui, en un mot, malheureuse trois fois de suite, par trois amants mal choisis, attribuait au genre masculin tout entier le mal que quelques espèces lui avaient occasionné seules. Le sémillant chevalier de Bruyancour (me disais-je), à qui j’avais voué les prémices de ma sensibilité morale, m’a trahie lâchement ; je le surpris un jour dans les bras de ma mère, et l’entendis plaisanter avec elle du goût trop vif qu’il avait su m’inspirer. Cette affreuse découverte m’avait guérie ; le besoin d’être amoureusement occupée me pressait de distinguer un jeune suppôt de Thémis qui se désolait, et dont je craignais de faire le malheur… C’est lui qui m’a tyrannisée. Hérissé de fausses vertus ; imbu de la tristesse d’Young, des sophismes de Jean-Jacques ; embrumé des sombres productions de d’Arnaud ; admirateur studieux de tous les romans et drames déclamateurs, larmoyants ou sanguinaires ; jaloux, moins en amant passionné qu’en mentor despotique, M. de Mélambert m’a fait bientôt regretter de n’avoir pas plutôt été la dupe de son éventé prédécesseur que sa propre victime. Assiégée enfin par l’adroit et diabolique abbé Des Écarts, j’ai eu le courage de rompre avec le magistrat ; et, dès lors, adoptant une morale tout à fait opposée, j’ai mis sous les pieds tous les préjugés, même ceux de rigueur. Dûment dégoûtée pour lors, et des agréables qui se partagent et se font des trophées à nos dépens, et des docteurs en sentiments, dont l’aride galanterie tend à coaguler le sang de la bouillante adolescence, me voici toute à mon petit-maître calotin… Mais le plus imprévu, le plus sanglant des outrages m’attend où je crois trouver enfin le parfait bonheur ! Quand tout obstacle est aplani ; quand je suis résignée ; quand je brûle de perdre toute espèce de droits au respect de mon amant… M. l’abbé se trouve en défaut ! Apparemment frappé de quelque coup d’un sort ennemi, cet intrépide fileur d’intrigues manque d’haleine au plus beau moment de son rôle ! J’en suis, moi, pour mes frais de scène, et la toile est tombée sans qu’il y ait eu de dénoûment[3]. Dans quelle âme, chère Juliette, trois aventures consécutives aussi malheureuses n’eussent-elles pas jeté le trouble, la défiance et le dégoût !

« Par une suite bien naturelle de tant de disgrâces, je prends pour le monde une sainte aversion ; à cor et à cri je demande le cloître ; à force d’importunités, j’obtiens enfin d’y être confinée. Là, d’abord dévote presque extatique, mais peu à peu moins sublime ; bientôt désabusée du ciel, et me rabaissant vers la terre, assez près pour observer que, même dans la solitude des couvents, le plaisir a des autels, je me hâte de figurer avec ces mondaines guimpées qui savent, en dépit de la règle et des vœux, se procurer à peu près l’équivalent des jouissances du siècle…

« Mais à quoi bon, ma Juliette, te rappeler tous ces faits ! Ne t’ai-je pas mille et mille fois raconté ce que tu n’avais point vu de mon roman bizarre ? Et tout le reste, n’en as-tu pas été la principale héroïne, jusqu’au triste moment de notre séparation ? Quel plaisir n’ai-je pas à me rappeler que, pendant les trois ans qui nous ont cachées sous le même dôme, nous n’avons eu qu’une âme, qu’un secret, qu’un bonheur ! Tendrement aimée, ardemment désirée de ton Érosie, toi seule as rempli complètement le vide que mes infortunes galantes avaient ouvert dans mon cœur. Tu étais mon bon génie ; tu me consolais ; tu m’enchantais… Tu le pourras encore, lorsqu’à ton tour dégagée de tes fers momentanés[4], tu reparaîtras sur le théâtre du monde, où tes charmes et tes admirables qualités te présagent la plus belle carrière… Mais alors, seras-tu la même pour moi ? Ton cœur ne sera-t-il pas de glace pour l’infidèle Érosie ? Ne me mépriseras-tu pas d’avoir pu si brusquement devenir inconséquente à mes plans et parjure aux serments qui nous avaient liées ? Non ; tu seras indulgente. Ton âme est douce ; tes sentiments, modérés en tout, ne te rendent pas, comme moi, susceptible de passer inopinément d’un point extrême à l’extrême opposé. Je me souviens avec plaisir que lorsqu’il était question entre nous de l’excellence d’un système, dont tu suivais assez volontiers la pratique, sans être fort engouée de sa théorie, tu me disais avec une touchante ingénuité : Je crois, ma chère, que, dans notre position, ce que nous nous permettons est pour le mieux ; mais dans toute autre, pour mon compte du moins, je ne répondrais de rien. Les simulacres sont assez agréables où manque la réalité ; mais où l’on peut la trouver, peut-être, ce qui la représente le mieux, n’a-t-il que bien peu de mérite. »

« Quant à moi, chère amie, je n’ose prononcer. Il me convient de flotter quelque temps encore entre mon ancienne erreur (si mon système en fut une) et la nouvelle (si c’en est une encore que de m’être réconciliée avec l’homme). Eh ! que sais-je, violente comme je suis dans toutes mes affections, si, bientôt, je ne me jetterai pas à corps perdu dans le travers d’aimer, autant que je le haïssais, un sexe dangereux, aux atteintes duquel je me croyais à jamais inaccessible !… Lis mon récit, et juge-moi.

« Puisqu’il ne suffit pas ici-bas d’être jolie, grande, faite à peindre ; d’avoir de la naissance, de l’éducation, des talents ; d’être de plus douée de ce caractère harmonique qui peut contribuer au bonheur de ce qui nous entoure ; et puisqu’avec tous ces attributs, sans richesse, on peut fort bien se trouver en butte à toutes sortes de disgrâces, il était raisonnable que je me décidasse à prendre un mari, quand un homme honnête et riche se présentait avec le désir de m’avoir pour épouse. Tu sais, parfaite amie, quels profonds et sages raisonnements je fis, lorsque mon tuteur me proposa le plus que quadragénaire baron de Roqueval. Tu me vis docile aux volontés supérieures[5], en dépit d’un portrait qui, bien que flatté, comme le sont toutes ces effigies, ne m’annonçait qu’un homme laid et passablement dépourvu de tournure… — Eh bien ! te dis-je, il est du moins estimable et riche ; son état d’homme de mer abrégera de neuf ou dix mois par an l’ennui de lui faire face dans sa gentilhommière ; il m’offre de notables avantages, un douaire décent… j’épouserai. — Mais il faudra traiter M. le baron en mari ? — Pourquoi pas ! Dès que le cœur ne sera pour rien dans toute cette affaire, à quoi va se réduire ma corvée ?… à remplir de temps en temps une espèce de formalité… que d’ailleurs il dépend toujours à peu près d’une femme de rendre insipide pour l’agent, et par conséquent de plus en plus rare ! Non, l’hommage d’un mannequin tout à fait étranger à notre âme, est zéro sur le registre du plaisir. Ainsi donc, mon mariage ne rompra point mes vœux féminins ; et pour tolérer des services absolument sans importance, je ne me croirai nullement infidèle à ma bien-aimée Juliette.

« Tu le sais, je vis tout cela comme il le fallait voir, et, sans faire la renchérie, je promis à l’empressé baron l’honneur de ma main. Les cadeaux parurent ; le moment de quitter ma retraite (chère à cause de toi seule, mais, à tous autres égards, fort maussade) arriva ; je partis bien affligée, non pas à cause de ce que j’allais trouver, mais à cause de ce que je quittais. En un mot, je pris d’assez bonne grâce le chemin de la capitale.

« Pourquoi ce pauvre diable de baron ne se trouva-t-il point pour m’y recevoir ? On ne croit pas universellement à la fatalité ! Cependant il est très-vrai que certains événements sont écrits mille ans d’avance dans le livre des destinées, et que toute l’adresse humaine ne viendrait pas à bout d’effacer le moindre de ces décrets… Encore une fois, pauvre baron, pourquoi n’étiez-vous point chez vous lorsque j’y suis arrivée ? Pourquoi votre mauvais génie, afin que vous manquassiez de quarante heures l’instant où j’aurais pu vous joindre, avait-il arrangé je ne sais quel incident qui, vous appelant à Brest, tandis que je cheminais vers Paris, me ménageait l’occasion et tout le temps nécessaire pour que vous reçussiez d’avance… (ah ! bien innocemment de la part de mon cœur) l’échec le plus redouté par l’espèce épousante !… Voici, ma Juliette, comment tout cela s’est passé.

« J’étais partie, comme tu sais, sous la garde de cette fausse prude de Béatrix, mon ancienne gouvernante (devenue ma complaisante de bien des manières au couvent), et de plus escortée par le brave Rud’homme, ancien serviteur et compagnon des guerres de feu mon père. Voyageant ainsi, je ne pouvais qu’être bien tranquille, et quant à ma sûreté personnelle, et quant aux soins qui rendent plus supportable la fatigue d’une longue route. J’étais prévenue, par plus d’une lettre, que mon galant prétendu viendrait au devant de moi, de sa terre jusqu’à Fontainebleau, où pour lors la cour se trouvait.

« Point du tout. À une demi-lieue de là, je vois s’avancer contre la portière de ma diligence un ecclésiastique à cheval, qui venait de parler à Rud’homme, équitant en avant. — Mademoiselle de… (mon nom, me dit cet homme, avec assez de respect) voudra bien permettre que son très-humble serviteur l’abbé Cudard lui présente l’hommage de M. le baron de Roqueval, malheureusement absent par ordre et pour des devoirs indispensables. Je suis chargé de l’agréable commission de le suppléer auprès de mademoiselle, jusqu’à son prochain retour.

« Me voilà fort embarrassée. — Mais, monsieur l’abbé (balbutiai-je), je suis fort sensible… Il faut bien…, puisque je suis privée du plaisir de trouver ici M. de Roqueval lui-même, que je me conforme… Je ne savais que dire, en vérité, car je n’étais pas moins embarrassée du contre-temps qui me livrait à cet être absolument étranger, que de l’avide et gênante curiosité avec laquelle l’émissaire tonsuré (toujours chapeau bas et penché sur l’encolure de son cheval) parcourait, étudiait ma physionomie, et semblait vouloir marquer que ce rigoureux examen faisait partie du devoir de son ambassade.

« Je crus qu’il était honnête de proposer au personnage de descendre de cheval et d’entrer dans ma voiture. Il accepta l’offre avec transport[6]. Béatrix voulait lui céder sa place de fond ; il faillit s’y mettre ; cependant, par réflexion, il préféra le devant ; bref, me voilà face à face de l’ambassadeur, nos jambes mêlées, et lui, s’inclinant assez, soit impolitesse, soit effronterie, pour que son nez soit presque fourré sous la dentelle de mon ample chapeau. Rud’homme conduit le cheval délaissé, nous cheminons au petit trot vers le gîte.

« Naturellement je devais être curieuse de savoir ce que M. l’abbé pouvait être de plus que l’émissaire de mon honnête futur. Pendant le trajet, cette curiosité fut satisfaite. M. l’abbé Cudard venait d’achever l’éducation scolastique du jeune fils d’un intime ami de M. de Roqueval. Le maître et l’élève sortaient d’un collége de Paris. Conduire l’adolescent à Fontainebleau, où le baron devait le présenter au ministre de la guerre, à l’occasion d’un emploi récemment accordé, était le dernier devoir que M. Cudard remplissait ; et, déjà gratifié d’un bénéfice, il n’attendait plus que le retour de mon baron pour se retirer d’auprès du jeune vicomte de Solange.

« Je faillis demander pourquoi celui-ci n’était point venu. N’est-ce pas, Juliette, que c’eût été bien indiscret à moi ? Aussi me souvins-je à propos que j’étais fort indifférente sur le compte de tout être masculin ; et je me dis qu’il devait m’être égal qu’un blanc-bec eût ou n’eût pas accompagné son pédagogue pour venir à ma rencontre. D’après cette réflexion, je n’aurais du tout imaginé de me faire instruire de ce qui pouvait regarder le petit vicomte ; mais il plut à M. Cudard, sujet à babiller, et (je m’en étais aperçue dès son début) fort entrant, de me parler uniquement de son élève. — En vérité, mademoiselle, il est charmant ; sans doute, vous voudrez bien permettre que j’aie l’honneur de vous le présenter ce soir ? Autrement, le pauvre petit aurait le chagrin de souper seul dans sa chambre. — Comment donc, monsieur l’abbé ! Certes, je ne souffrirais pas qu’à cause de moi… — Vous le verrez, mademoiselle. C’est un petit amour. Il est fait pour avoir dans le grand monde les succès les plus distingués. Qu’il me tardait de le voir sortir de ces maudits colléges ! J’y languissais par intérêt pour lui. On croit faire merveille en claquemurant de la sorte ses enfants dans ces écoles, où l’on suppose que l’instruction est excellente et que les mœurs sont à l’abri de toute corruption ! Eh bien ! mademoiselle, c’est une erreur. D’abord, on n’y devient pas fort savant ; d’ailleurs, à quoi bon, pour un militaire, savoir le latin et le grec ! Mais, ce n’est pas tout : le grand inconvénient de ces maisons, c’est qu’il y règne des abus ! c’est qu’il s’y passe des choses !… Pour peu, voyez-vous, qu’un enfant ait de bonne heure des dispositions à se sentir… pour peu que la nature ait poussé son premier cri… et mon élève est bien précoce… — Mais, monsieur l’abbé, ces détails sont assez indifférents, ce me semble, à l’objet de mon voyage ? — Vous avez raison, mademoiselle, et je vous supplie de m’excuser. Mais, c’est que chacun est toujours si rempli de son objet ! et j’aime mon petit bonhomme, je l’aime ! Suffit ; il était temps qu’on nous fît changer de théâtre. Le monde, mademoiselle, le monde est l’élément où doit respirer, avant la naissance des passions, un gentilhomme qu’on a dessein de pousser dans le militaire et de lancer à la cour. Un an de plus de notre contagieuse solitude, et le plus aimable enfant… peut-être se perdait.

« À travers ces extraordinaires confidences, qui avaient fait hausser plus d’une fois les épaules à la maligne Béatrix, nous entrâmes enfin dans notre auberge.

« J’avais à peine pris possession d’un appartement, assez commode et presque élégant, que mon futur avait pris soin de m’y faire préparer, qu’on entendit, dans le corridor, le bruit de quelqu’un qui courait en folâtrant avec des chiens. — Le voici, le voici (s’écrie aussitôt l’abbé, marquant le plus vif intérêt) ! c’est M. le vicomte avec ses danois. Il a voulu voir la chasse du roi : je n’ai pas cru devoir lui refuser cette petite satisfaction pendant que mon obéissance aux ordres de M. de Roqueval m’appelait ailleurs.

« En même temps une voix encore enfantine, mais intéressante, disait très-haut à quelqu’un : — Eh bien ! a-t-on des nouvelles de M. Cudard ? A-t-il trouvé ? Comme soudain nous n’entendîmes plus rien, je compris qu’on répondait tout bas à ses questions. Pour lors, après s’être une seconde fois assuré de mon consentement, le mentor ouvre, et dit d’un ton magistral : — Venez, venez, monsieur le vicomte ; la respectable personne qui doit faire le bonheur de votre digne patron, veut bien vous permettre de la saluer. Allons, moins de timidité ; venez, vous dis-je.

« Figure-toi, chère Juliette, l’excès de mon étonnement, lorsqu’au lieu d’un morveux, tel que je me l’étais imaginé et qu’annonçait peut-être l’invitation de Cudard, je vis s’avancer avec grâce un jouvenceau de la meilleure tournure, très-grand pour son âge, svelte, à la physionomie noble, et beau !… ma chère, beau comme Adonis. J’ai peut-être le malheur d’avoir quelque chose d’un peu repoussant pour les gens qui ne me connaissent point, et c’est pourquoi sans doute le sourire du vicomte fut coupé sur-le-champ par l’air le plus composé ; je vis ses longs et beaux yeux noirs s’abaisser vers la terre. Il fit un temps d’arrêt, rougit et devint… céleste. Ce ne fut qu’une minute plus tard qu’il put, en hésitant, me faire un compliment, d’ailleurs fort honnête. Cudard, déjà très-familier, et qui avait le ton de l’ascendant, prit alors la parole avec assurance, et me dit : — Il faut nous excuser, mademoiselle. Nous sommes écolier ; nous n’avons rien vu encore ; ainsi, notre embarras est bien pardonnable. — Pédant (manquai-je de lui répliquer) ! tu serais moins audacieux et bien embarrassé toi-même si tu pouvais sentir le ridicule de ton rôle ; va, ta médiation est ici bien inutile…

« En effet, le trouble du bel adolescent, sa gêne respectueuse, les grâces que cette louable timidité prêtait à sa charmante figure, avaient bien plus d’éloquence que les sottes excuses de l’abbé. Je ne pus m’empêcher de couvrir celui-ci d’un regard peu flatteur pour sa vanité, s’il eût été saisi ; mais cet homme, plus histrion qu’observateur, allait de l’avant et parlait comme se croyant inaccessible à la critique.

« Comme je n’étais pas assez fatiguée pour ne pouvoir trouver du plaisir à me promener, je témoignai l’envie de parcourir les jardins du château. Nous nous y rendîmes donc aussitôt que mes nouveaux compagnons eurent quitté leur attirail de cheval, et que j’eus fait moi-même un peu de toilette.

« Pendant cette promenade, je fus aussi parfaitement contente du petit vicomte, que mécontente de l’excédant abbé. Ce présomptueux ne s’était-il pas donné les airs de me questionner de mille manières, toujours en me priant beaucoup d’excuser ! — Mais (disait-il) on ne peut voir mademoiselle sans prendre à tout ce qui la concerne le plus vif intérêt. Oui (essayant de me prendre affectueusement la main), je voudrais avoir le bonheur de vous connaître à fond, afin de pouvoir… vous devenir peut-être fort utile. (Ma mine aurait dû l’embarrasser : il osa poursuivre.) Une jeune personne qui prend pour époux un homme âgé, doit,… sur bien des articles, être de bonne heure préparée… — Je ne vous entends pas, monsieur l’abbé. — C’est que… dans l’état que vous allez embrasser, tout n’est pas roses ; il s’en faut beaucoup. — J’avais imaginé que les gens du vôtre avaient assez peu de connaissance de ce qui regarde l’ordre où je vais entrer ? — Préjugé que cela, mademoiselle. Les gens de mon état ont des rapports avec toutes les classes de la société : nous tenons à tout. Nous sommes si accoutumés à voir… et à bien voir !… — (Et le sot ne voyait pas que je le portais sur les épaules !) — Monsieur (lui ripostai-je), j’ai beaucoup de penchant à vous croire un homme très-capable ; mais, toute ma vie, j’ai pris assez volontiers conseil des circonstances… du moment, si vous voulez ; et sans me préparer jamais à rien, j’ai communément le bonheur de choisir avec assez d’adresse le parti convenable… Je crus voir alors mon Cudard sourire avec épigramme, et combiner quelque idée qui lui serait venue sur-le-champ…

« Pendant tout ce beau colloque, le pauvre petit vicomte n’avait pas dit une parole. Il avait rêvé, Dieu sait à quoi ; mais il y eut un moment de silence, ce qui rendit très-remarquable un profond soupir que le pauvre enfant exhala. — Bonté divine (s’écria l’ex-gouverneur) ! à qui donc en avez-vous avec cette suffocation soudaine ? — Moi ! riposta Solange, je ne suis point suffoqué… Je me trouve… parfaitement et n’ai été mieux de ma vie. — Monsieur (interrompis-je) est peut-être fatigué ? (Je le regardais avec amitié.) La promenade le gêne ? On peut rentrer. — Oh ! non, non, mademoiselle, demeurons, de grâce : ce jardin est si délicieux ! et la soirée si belle ! Ah ! quels yeux, quels yeux, Juliette, il avait en exprimant ainsi son admiration ! et je crus sentir en même temps que le bras dont j’enlaçais le sien, se trouvait pressé contre son flanc… Je devinai qu’il étouffait pour le coup quelque nouveau soupir, ne voulant pas donner plus de prise aux sottes annotations du pédagogue. Moi… (tu peux m’en croire) sans coquetterie ; mais… par espiéglerie peut-être, et pour savoir si je pouvais avoir quelque part à l’agitation que montrait mon petit promeneur, je fis la faute de lui sourire, avec un mouvement involontaire de la main, qui, peut-être, serra tant soit peu l’une des siennes… Ah ! j’eus bientôt lieu de me repentir de ces apparences d’agaceries. Ne voilà-t-il pas à l’instant mon Adonis qui fixe sur mes yeux les siens brillants comme du phosphore ! Il est sur le point de s’arrêter tout court. Je me vois menacée… Je ne sais si ce n’est point peut-être d’être embrassée à la vue de cent personnes, ou Dieu sait de quelle autre imprudence de jeune homme. Heureusement, M. Cudard venait de s’arrêter pour ramasser un papier fort sale qu’il avait pris pour une trouvaille de conséquence. Je le rappelai bien vite.

« Cependant le cœur me battait ! les veines du pauvre petit étaient gonflées ! on les voyait serpenter sur son front enluminé… Je le sentais tremblant, brûlant… Je fus obligée (comme s’il y eût eu déjà de l’intelligence entre nous) de lui faire, au moment où l’abbé nous rejoignait, un chut imposant.

« Et voilà comment, en dépit qu’on en ait, peuvent naître des malentendus. Qui, dans ce moment, nous voyant ainsi troublés, n’aurait pas imaginé qu’il y avait de part et d’autre un commencement de galanterie ?

« Je me plaignis de la fraîcheur du soir et voulus retourner chez moi tout de suite. Le doux et tendre adolescent nous suivit sans murmure. L’abbé goûtait d’autant mieux ma résolution subite, qu’avant de quitter l’auberge il avait oublié de demander le bulletin du souper ; il se reprochait cette négligence en homme qui affichait une gourmandise… d’abbé ; c’est tout dire.

« Je redoutais fort l’instant où cet inspecteur, visitant la cuisine, me laisserait probablement seule avec mon trop inflammable élève. Par bonheur, Béatrix, qui se trouva devant la porte et que je fis monter avec moi, me sauva le dangereux tête-à-tête. Je renvoyai promptement mon jeune homme, sous prétexte que je voulais me déshabiller ; cependant ce besoin n’était pas le principal objet qui me faisait désirer d’être seule. Je fus invisible jusqu’au moment de nous mettre à table. — Victoire ! future baronne (dit, en entrant, avec le souper, l’emphatique et toujours bruyant Cudard : il tenait à la main deux lettres). Voici pour le coup des nouvelles positives et dont vous allez être enchantée. M. le baron m’écrit, et voilà, mademoiselle, ce que j’ai trouvé de joint pour vous à son épître. Ma foi ! vive la sympathie ! Ce galant homme a su calculer à la minute votre voyage et celui de notre paquet, afin que tout arrivât ensemble. — Je lus, sans partager à certain point l’extase du sot commissionnaire. M. de Roqueval, après un début de lieux communs galants, dont je ne me sentais nullement touchée, et d’excuses, à propos d’une absence que je m’étais déjà résignée à souffrir très-patiemment, s’annonçait pour le lendemain ou le surlendemain au plus tard. Je fis, comme le petit vicomte, un gros soupir, que l’examinateur Cudard ne manqua pas de prendre, avec tout le discernement possible, pour l’expression frappante du désir que j’aurais déjà d’embrasser mon cher prétendu.

« Pendant le court intervalle de temps que le petit amoureux avait passé sans me voir, ses traits avaient déjà souffert de l’altération, il avait perdu la moitié de ses brillantes couleurs. Quand il fut à table, quoiqu’à mon côté, je lui vis l’air sombre, distrait : il ne me regardait presque point. J’étais impatientée de cette conduite, et comme je ne doutais pas qu’instruit avant moi-même du rapprochement de M. de Roqueval, Solange ne fût, à cause de cela, si tourmenté, je fus piquée de l’air que semblait se donner un étourdi de compter d’avance sur assez d’intérêt de ma part pour qu’il se crût en droit de se faire des chances personnelles de ce qui pouvait me concerner. Dans ces dispositions, je fis l’essai d’une manœuvre qui me réussit pourtant assez mal. Je crus, en persifflant le petit boudeur, le réveiller et mettre fin à sa maussaderie ; mais, il avait un assez bon caractère pour me sourire, et me dire même des choses assez agréables, tandis que je le harcelais ; il n’en avait pas moins le cœur gros, et des larmes qu’il ne pouvait retenir s’échappèrent tout à coup avec tant d’abondance, que Cudard les eût infailliblement remarquées, s’il n’eût pas été profondément occupé à dévorer une volaille succulente, unique objet de sa gloutonne attention… Cet accès d’appétit nous épargna ce que le mentor n’aurait pas manqué de dire au sujet des vapeurs de l’élève… Je fus enchantée de ce que l’abbé ne voyait rien d’un trouble dont enfin il aurait aussi bien que moi deviné la véritable cause.

« Ce moment, ma chère Juliette, était le premier où, depuis mes malheurs, j’avais, en faveur d’un homme, éprouvé quelque mouvement de compassion… disons plutôt d’attendrissement… Je ne sais, mais si j’avais été tête à tête avec mon petit affligé quand ses pleurs se firent jour, je me serais peut-être mise en grands frais pour lui donner des consolations. Mes yeux, apparemment, lui en dirent quelque chose ; car, après y avoir fixé quelques instants les siens, il reprit visiblement sa sérénité naturelle, sa charmante humeur ; et le plus attrayant coloris reparut sur son visage.

« Pendant ce temps-là, Cudard goinfrait, et buvait comme un Suisse : bourgogne, bordeaux, champagne, il appela de tout ; sous ces beaux noms, on lui présenta les drogues qu’on voulut ; il les huma sensuellement et en telle quantité, que le sage gouverneur était ivre quand nous quittâmes la salle. La paix était faite à la sourdine entre l’élève et moi ; Cudard eut l’insolence de me voler un quart de baiser ; je lui aurais arraché les yeux, si je n’avais imaginé soudain que cette vivacité m’autorisait sans doute à donner à mon tour un baiser tout entier, et de la bien bonne espèce, au petit témoin. Là-dessus, nous allâmes tous essayer de dormir…

« Je vais aussi, ma chère, te laisser respirer un moment et combiner comment je pourrai te peindre (sans trop effaroucher ta pudeur) le reste un peu bien fort de ma singulière aventure…

« Je poursuis. On supposerait volontiers qu’une jeune personne qui pendant cinq jours de suite a été cahotée, et n’a pas eu de très-bons gîtes, va s’endormir, lorsqu’enfin, à peu près parvenue à sa destination et passablement contente, elle se trouve étendue dans un excellent lit. Cependant, je ne fus pas assez heureuse pour que les pavots de Morphée vinssent à souhait engourdir mes paupières. Une chaleur dévorante précipitait la circulation de mon sang ; aucune attitude ne me semblait commode ; sans rhume, j’éprouvais une oppression…

« Après m’être longtemps agitée dans mes draps, ta pensée (que j’avais, je te l’avoue, un peu repoussée, comme si j’eusse eu honte de me voir citée par elle au tribunal de la fidélité), ta chère pensée, qui m’obsédait, eut enfin audience.

« J’avais de la lumière : je me levai pour courir à certaine cassette, où tu sais que je conserve avec le plus tendre soin les trésors de notre amour. J’apportai près de mon lit ce meuble, et j’en tirai tes lettres… dignes de Sapho : je les relus avec une tendresse… avec un désir !… Je portai tes beaux cheveux à ma bouche… Je mis autour de mes hanches cette galante ceinture, à laquelle il te souvient que pend un médaillon précieux, où, derrière ton portrait, sont enchâssées certaines dépouilles… cher trophée de mon bonheur claustral. Oh ! bien sincèrement et sans cajolerie, ma Juliette, je puis t’affirmer que ce talisman de plaisir ne toucha point en vain un champ où les traces de ton amoureuse moisson sont encore récentes. Mille délicieux souvenirs m’enivraient, et, sans qu’il fût besoin de recourir à cette effigie grossière[7] que j’ai voulu conserver, qui tant de fois nous servit tour à tour à pulvériser dans le mortier de Cythère le désir de l’homme que nous y voulions exterminer ; ta céleste image, aidée du plus léger attouchement, me fit deux fois oublier mon être dans le sein du parfait bonheur. C’était cette réparation de mes torts envers toi, cette amende honorable qu’attendait Vénus, protectrice de tes intérêts, pour me permettre de fermer l’œil…

« J’eus une nuit délicieuse. — À mon réveil (il était déjà grand jour), je me mis à méditer sur tout ce qui s’était passé le jour précédent… On m’avait fait du feu. Quelque peu de fumée rendait nécessaire la précaution d’aérer ma chambre ; mais la croisée était trop près du lit pour qu’on pût l’ouvrir sans m’incommoder ; on préféra donc de laisser ma porte entr’ouverte. Béatrix allait être occupée chez elle à mettre en état les chiffons que j’avais choisis pour ce jour-là. Calme et livrée ainsi à moi-même, je me sentais exister bien agréablement.

« Que j’étais folle (me disais-je avec gaieté) ! J’ai failli, pour un enfant, déroger à mes principes !… car enfin… il m’avait intéressée, je ne puis me le nier… C’est qu’en effet il est bien beau ! bien aimable !… Quels traits ! quelle tournure !… et les grâces qu’il a dans son langage ! dans ses manières ! dans ses moindres mouvements !… Mais cela n’a que seize ans. — En même temps, mes regards se trouvaient, par hasard, dirigés sur l’outil auxiliaire que tu connais, et qui avait le nez hors de ma cassette… Devine l’idée bouffonne qui me survint… C’est… qu’il devait y avoir bien de la différence entre cette figure étoffée et le joujou naissant dont ce pauvre petit Solange devait être pourvu. Le ridicule de l’échantillon animé, placé par mon imagination à côté de l’effigie, me fit sourire, et pour mieux m’amuser du parallèle, je saisis l’objet qui se trouvait à ma portée, au défaut de celui qui n’y était pas… Ce que je tenais me parut plus fort qu’à l’ordinaire… impraticable même, quoique nous l’ayons si souvent employé… Comme si j’avais douté que ce fût le même, je fis l’enfance de l’approcher du seuil de son domaine… et je me dis : Un Solange figurerait là beaucoup moins bien… D’ailleurs, il est homme ; il n’aura jamais l’honneur d’en approcher…

« Étourdie ! j’avais totalement oublié que ma porte était ouverte ! Bornée par mon seul rideau, j’agissais comme si j’avais été seule au monde ; gênée par mes couvertures, j’étais sortie tout à fait de mes toiles. Un écart lascif préparait l’accès au joujou chéri !… Dieux ! mon baldaquin s’entr’ouvre ! C’est Solange, un gros bouquet à la main, et qui, léger comme l’ombre, s’était avancé jusques-là !

« Un coup de foudre ne m’aurait pas mieux atterrée. Je fais un cri sourd et me hâte de cacher ma turpitude, en m’enfonçant dans mon lit. L’indiscret, non moins frappé, tombe la face sur moi… Nous gardons d’abord un morne silence ; je le romps enfin, furieuse, et, me retournant avec brusquerie vers le téméraire visiteur : — Osez-vous bien, monsieur (lui dis-je), vous arrêter ici quand vous venez de me causer une frayeur… — Pardon, mille fois pardon, mademoiselle. — Entra-t-on jamais ainsi chez une personne de mon sexe !… — Hélas ! je vous supposais endormie… Je me flattais de vous voir un instant à votre insu, et de pouvoir poser sur votre lit ces fleurs, qui, lors de votre réveil, vous auraient appris… — Quoi ? — Que la première pensée du tendre Solange avait été pour vous ; car, à quel autre que moi auriez-vous pu imputer cette légère marque d’attention ? — Sous toute autre forme, monsieur (répliquai-je plus d’à moitié radoucie), votre attention m’aurait infiniment touchée ; mais…

« Que pouvais-je ajouter de raisonnable, Juliette ? J’aurais eu bonne grâce à faire la méchante ! à quereller ! J’allais être, ma foi ! la plus embarrassée, si l’aimable enfant, tombant à mes genoux et portant à sa bouche ma main dont il demeurait emparé, ne s’était mis éloquemment en frais de justification. Peine inutile, car j’étais bien éloignée de lui vouloir du mal ; mais j’avais besoin qu’il entrât en scène, afin que je fusse dispensée de pousser plus loin un rôle que je sentais ne pouvoir soutenir avec vérité… Le prétendu criminel dit tout ce qu’il voulut ; je me tirai d’affaire avec un air de demi-colère que je n’avais point de peine à laisser dégénérer par degrés en indulgence. Ma position exigeait ce petit manége. Quelque coupable que pût-être, dans le fait, celui que son intention et surtout son amour justifiaient si bien, sa cause n’était pas à beaucoup près la plus mauvaise. Sans ma faute, quelle eût été la sienne ! Il s’agissait donc de détruire l’impression que ce qu’avait vu Solange (eût-il été plus enfant encore) ne pouvait manquer de faire naître dans son esprit.

« Cependant, au lieu de se prévaloir de sa découverte et de la prise qu’elle lui donnait sur moi, le pauvre petit, toujours contrit, toujours suppliant, couvrait ma main de baisers. — Belle, mais perfide main (disait-il), je te caresse, et j’y ai bien du plaisir… tu n’es pourtant que mon ennemie (ceci m’étonna). — Que voulez-vous dire, monsieur ? — Cruelle ! eh ! n’ai-je donc pas vu… — Vous devenez fou, mon cher Solange. — Vous flatteriez-vous d’abuser de votre ascendant au point !… — Quoi ! tout à l’heure, cette main adorable n’était-elle pas armée d’un formidable instrument et ne le dirigeait-elle pas ?… — Achevez de dire quelque impertinence ! — Je me tais, mais… je sais trop ce que l’exercice égoïste où je vous ai surprise a de fatal pour un amant[8]

« Je commençais à n’être plus à mon aise. — Parlons un peu raison (dis-je, lui retirant ma main et m’élevant assise contre mes oreillers). En supposant qu’il y eût quelque chose de répréhensible à ce dont votre indiscrétion, peu civile, vous a fait témoin, quel droit auriez-vous, s’il vous plaît, à vous en formaliser ? — Aucun sans doute, mais si vous aviez un peu… — De prudence, voulez-vous dire apparemment… ma porte aurait été fermée, et vous n’auriez pas maintenant la cruelle satisfaction de m’humilier. — Vous humilier ! moi, qui vous adore ! moi qui suis votre esclave ! Oh ! non, non ; je pourrais plutôt me croire infiniment heureux d’avoir vu ce qui s’est passé !… mais il aurait fallu pour cela… ou plutôt vous ne l’auriez pas fait si… — (Il fixait ses regards sur les miens sans continuer.) — Poursuivez ; faites-vous mieux comprendre. — Une femme un peu susceptible de compassion et qui aurait daigné réfléchir à l’état violent où je suis depuis que j’ai le bonheur ou le malheur de vous connaître… si d’ailleurs elle n’eût pas éprouvé pour moi quelque répugnance insurmontable, et que ses sens l’eussent tourmentée… (À travers tout son petit tortillage, je le voyais très-bien venir : à dessein donc de l’aider un peu.) — Cette femme !… eh bien ! — M’eût donné la préférence. — Et voilà mon pauvre petit tout confus, repentant peut-être d’avoir laissé échapper cet aveu cavalier. Cependant, au lieu de me fâcher, comme pour la décence j’aurais peut-être dû le faire, je fais la folie de rire aux éclats. — Comment (ripostai-je d’un ton railleur) ! à seize ans ! mais, mais, mon ami, voilà de ces propositions… qu’on ose tout au plus faire quand, décidément libertin, on a sous la main quelque femme d’une dissolution connue… car, avec toute autre, il n’y a qu’une longue habitude ou des sentiments réciproques bien avoués qui puissent relever l’homme le plus épris du respect qu’il doit à notre sexe. — Ah ! oui, je n’ai qu’à me conformer à ces belles maximes ! Une longue habitude ! des sentiments réciproques ! Avons-nous le temps de voir se former tout cela ! Vous en parlez bien à votre aise ! Indifférente, bravant l’amour, et devant vous marier après-demain, vous ne vous souciez guère de ce que va devenir le malheureux Solange. Ce M. de Roqueval, qui revient pour votre bonheur, fera mon supplice ; il me comblera, si vous voulez, d’amitié, à cause de mon père ; il me conduira chez le ministre, voilà qui est fort bien ; mais après cela, le bourreau qu’il est me fera témoin de son funeste mariage ; le lendemain il me renverra dans ma famille… Et cependant vous serez à jamais perdue pour le malheureux que vous avez ensorcelé… Ah ! j’en mourrai… Non, non, mademoiselle ; je ne survivrai point au moment affreux qui m’arrachera d’auprès de vous !

« Et voilà les plus beaux yeux du monde changés en deux ruisseaux de larmes… Mes mains en sont trempées. J’allais, peut-être, dire quelque chose de trop, quand le bel enfant continua : Si vous étiez de ces femmes austères, sauvages, qui méconnaissent le charme de la volupté ! Mais après ce que j’ai vu !… barbare !… Pourquoi pas plutôt moi ? Pourquoi pas, au lieu d’une idole difforme, un être vivant qui se consume pour vous ?… Conçois-tu, ma chère Juliette, qu’on puisse raisonner plus juste ? Et crois-tu qu’il m’eût été décent de faire la bégueule avec le clairvoyant témoin de ma luxurieuse manœuvre ! — Mais, Solange (lui dis-je, me prêtant à l’effort qu’il faisait pour prendre un baiser), quand je t’aurais trouvé fort aimable, quand je serais assez faible… tu vois, mon bel ami, que je le suis peut-être plus que tu ne l’imaginais… Oui, je te l’avoue, je n’ai pas un instant douté de t’avoir donné de l’amour. Tout ce que tu m’as laissé voir de tendre, d’impétueux, m’a flattée. Ton imprudence même d’être venu ce matin, je t’en sais gré ; je crois, en un mot, que, pour faire une joyeuse folie, on ne pourrait choisir un être plus charmant et moins capable que toi de donner des sujets de repentir. Mais, avec tout cela, mon cher, si je me livrais à ton penchant, au mien ; si nous venions à perdre la tête, à quoi cela nous mènerait-il ? — Au bonheur, céleste amie, au parfait bonheur ! — Parfait bonheur immédiatement suivi de peines cruelles ! Tu me le faisais observer à l’instant. N’aurai-je pas dans vingt-quatre heures un souverain maître, des devoirs sacrés ? — C’est donc à nous de reculer de vingt-quatre heures un malheur inévitable qui commence dès maintenant, si nous raisonnons en sophistes, quand tout nous invite à jouir en amants.

« Ah ! Juliette ! c’est mon étoile qui, pour confondre ma trop présomptueuse confiance en moi-même, me suscitait cette étrange aventure, et voulait, afin que je fusse complétement humiliée, qu’un enfant triomphât de ma haine factice contre tout le sexe masculin. Ne trouves-tu pas que mon énorme préjugé, vaincu d’emblée par Solange, rappelle ce fanfaron de Goliath que le petit David terrassa du premier coup ?

« Mais laissons ces puérilités. — Tu dois être impatiente de voir comment va se terminer notre singulière argumentation. Puisse, hélas ! le dénoûment ne pas te déplaire, mon cœur. Voici l’instant où, comme souveraine de mes inclinations, tu vas être mortellement offensée ; mais j’aurai mon tour, et tu peux d’avance compter sur le même pardon, que tu ne me refuseras pas sans doute.

« Qui l’eût cru d’un enfant ! Au reste, ce qu’il va faire est moins difficile à l’âge le plus tendre, que ces tours de force d’un esprit prématuré par lesquels mon petit séducteur m’a déterminée enfin à combler ses amoureux désirs.

« Un baiser, de ceux qui signifient tout, qui donnent carte blanche pour tout, mit fin à notre débat sentimental. Tandis que nos bouches étaient collées, nos langues enlacées, des mains prévoyantes arrachaient ma triple enveloppe. Déjà mes plus attrayantes richesses étaient saisies, incendiées, et souffraient un doux pillage. Quel écolier, grands dieux ! Quel parti ne sut-il pas tirer de ses premiers succès. Avec quelle adresse n’escamota-t-il pas si bien les apprêts du triomphe décisif, que je croyais le vainqueur bien loin encore de faire son entrée, lorsque je reconnus qu’il était déjà maître absolu de la forteresse… Mais, que dis-je ? tandis que ma tête roulait peut-être encore quelque sot projet de résistance, ah ! sans doute, tout le reste de mon individu était d’intelligence avec l’ennemi pour que je fusse complétement subjuguée ; car lorsque après un moment (de ceux qu’aucune plume ne peut décrire, de ceux que peu d’heureux peut-être peuvent obtenir et qu’il faut avoir connus pour pouvoir s’en faire une juste idée)… lors, dis-je, que je revins à moi, je reconnus que, de tous mes membres, j’avais saisi, étreint, enchaîné le bel enfant, comme si j’avais essayé de le faire passer tout entier au dedans de moi… Nous nous renvoyions réciproquement nos âmes du fond de nos poitrines, avec nos brûlantes haleines… Ô sexe trop fait pour nous, trop nécessaire à notre bonheur, comme Solange te vengeait par la conversion d’Érosie et la défaite de ta plus intrépide antagoniste !

Nerciat - Le doctorat impromptu, 1866, p-56
Nerciat - Le doctorat impromptu, 1866, p-56


« Cependant, chère Juliette, comme j’ignore si j’aurai le temps, avant l’arrivée du baron, de finir la tâche de ma confession, dont tu ne sais pas encore ce qui m’a rendue le plus coupable, je vais à bon compte t’expédier ce que j’ai griffonné. Trouve bon qu’en finissant je te demande humblement pardon, et t’assure que si les vapeurs de ma tête exaltée peuvent, en se dissipant, entraîner aussi la passion chimérique que tu m’avais inspirée, du moins mon attachement parfait et réfléchi conservera dans mon cœur plus sage une existence inaltérable. Adieu, Juliette, ton Érosie te couvre de baisers.»

À Fontainebleau, le 8 novembre 17**.

  1. Juliette était une jeune dame qui vivait au couvent, en attendant l’issue d’un procès qu’on lui avait fait intenter à son mari, pour cause d’impuissance.
  2. Plaisantes vestales que des femmes qui, pour se passer d’hommes, ne laissent pas de donner le plus vif essor à leurs feux libertins ! Mais il faut excuser de jeunes folles qui se sont exaltées dans un système faux, et qui, autant qu’elles peuvent, décrient le travers par lequel elles croient se rendre heureuses.
  3. Avec raison on trouverait invraisemblable qu’une jeune et jolie personne entièrement livrée à l’homme qu’elle chérit et qui a tâché de la séduire, ne lui eût rien inspiré au moment de devenir heureux. Le fait est que M. l’abbé, dans ce temps-là même, était cruellement incommodé du bien qu’avait daigné lui faire l’une de ses plus agréables connaissances. Un faible reste de probité s’était opposé à ce qu’il empoisonnât, pour un instant de plaisir, la confiante et parfaitement tendre Érosie. — Comment avons-nous su cela ? — C’est que tout se sait à Paris, aussi bien que dans le plus petit bourg de province.
  4. Le procès de Juliette allait être jugé. Il n’avait été suspendu pendant si longtemps, que parce qu’elle avait négligé de faire ce qui rend tout procès imperdable pour une jolie femme.
  5. Érosie, par une clause assez bizarre du testament d’un de ses parents, ne devait hériter qu’à condition qu’elle serait, à vingt ans, mariée à quelqu’un d’agréé par le tuteur.
  6. Défaut d’usage de part et d’autre ; mais on sait que la voyageuse est une provinciale, et M. l’abbé n’avait, comme on verra, nulle connaissance des belles manières.
  7. N’en déplaise à la sublime Érosie, l’usage de ce qu’elle indique ici dément un peu sa prétention aux vierges appas (v. p. 3). Une demoiselle, après avoir vécu du régime dont elle nous fait l’aveu, peut valoir une veuve, au dire des connaisseurs. Les malins vont plus loin : ils donneraient volontiers, à deux amies aussi délicates, aussi fières de n’avoir jamais connu l’homme, des brevets de catins.
  8. Si l’on continue de lire, on cessera d’être étonné de voir notre enfant de seize ans parler et même agir comme l’homme le plus formé. Solange n’en était pas (comme le fait le prouve) tout à fait à sa première aventure. En dépit du collége et de l’abbé, son éducation amoureuse était déjà bien avancée. Paris est un séjour où les jeunes gens sont si précoces ! et, pour peu qu’ils aient de dispositions à saisir les principes mondains, il y a de si bons professeurs !