Le Dom
Le Dom
Sachuli, le fou d’un Maharajah qui vivait sous le règne de Vikrâmaditja, lui dit un jour : « Maître, comment considères-tu la vie ?
— Quelle question me fais-tu ? répondit le Rajah. La vie est un don des dieux ; il ne nous appartient pas de l’apprécier. Ils nous la distribuent et la retirent à leur gré ; chacun est content de la sienne ; et je loue les divinités de me permettre de vivre pour faire le bien.
— Penses-tu que chaque homme, même de la caste la plus basse, puisse être satisfait de la vie et accomplir le bien ? dit le fou.
— Certes, reprit le Maharajah, s’il est pieux et reconnaissant envers les dieux.
— Fort bien, répondit Sachuli, tu es l’incarnation des sept vertus. »
Le Maharajah était extraordinairement pieux. Il avait un respect considérable pour les Voyants sacrés. Il ne faisait pas rouler son char dans les forêts des ermites et ne tuait pas, à la chasse, leurs antilopes favorites. Il protégeait les fakirs parmi son peuple, et lorsqu’il les rencontrait sur la route, enveloppés de boue et d’ordure, couverts de l’herbe qui poussait sur leur peau depuis douze années, il les lavait dévotement afin qu’à leur réveil ils eussent le corps blanc et purifié, et qu’ils allassent répandre en des contrées diverses les bénédictions du ciel.
Il possédait des richesses si vastes qu’il en ignorait le nombre. Les tables de ses serviteurs étaient d’or massif. Les lits de ses servantes étaient taillés dans du diamant. La Rani, sa femme, avait des étoiles sur le visage et des lunes sur les mains. Son fils était l’accomplissement des grâces célestes. Les rois les plus lointains venaient en procession vers lui, chargés des produits les plus précieux de leur pays. Il n’y avait en sa terre ni tigres, ni démons, ni même de Rakchasas qui prennent la figure humaine et, la nuit, vont ouvrir les poitrines pour ronger les cœurs.
Mais lorsque le fou Sachuli lui eut ainsi parlé, le Rajah tomba dans une méditation noire. Il pensa aux laboureurs, aux ouvriers, aux hommes des basses castes. Il réfléchit au don de la vie, si inégalement distribué par les dieux. Il songea que peut-être la véritable piété n’était pas de faire le bien, étant grand, mais de pouvoir le faire, étant petit. Il se demanda si cette piété jaillissait comme une immense fleur du cœur d’or des riches, ou si elle s’entrouvrait délicatement comme une humble fleurette des champs sur le cœur de terre des pauvres.
Alors il assembla ses princes et fit une solennelle déclaration. Il renonça à la royauté et à tous ses privilèges. Il leur distribua ses terres et ses fiefs, ouvrit les caves de ses trésors et les éparpilla, éventra les sacs de monnaie d’or et d’argent et les fit couler pour le peuple sur les places publiques, jeta au vent les manuscrits somptueux de ses bibliothèques. Il fit venir la Rani et la répudia devant son conseil ; elle devait s’en aller avec son fils et retourner au pays d’où elle était venue. Puis, quand les princes, sa femme, son enfant, ses serviteurs furent partis, il rasa sa tête, se dépouilla de ses vêtements, enveloppa son corps d’une pièce de grosse toile, et mit le feu à son palais avec une torche. L’incendie s’éleva tout rouge, au-dessus des arbres de la résidence royale ; on entendait craquer les meubles incrustés et les chambres d’ivoire ; les tentures de métal tissé pendaient, noires et consumées.
Ainsi le Rajah partit à la lueur de ses trésors qui brûlaient. Il marcha d’un soleil à l’autre, d’une lune à la nouvelle, tant que ses sandales lui tombèrent des pieds. Alors il passa nu-pieds sur les ronces, et sa peau saigna. Les animaux parasites qui vivent par la grâce divine sur l’écorce des arbres et la surface des feuilles entrèrent dans la plante de ses pieds et les firent gonfler. Ses jambes devinrent semblables à deux outres pleines qu’il traînait après lui sur ses genoux. Les bêtes ailées, si petites qu’on ne peut les voir, et qui vivent dans l’air, tombèrent avec l’eau de la pluie sur sa tête ; et les cheveux du Rajah se fondirent dans des ulcères, et la peau de son crâne se souleva, pleine de plaies et de nœuds luisants. Et tout son corps devint sanglant, par les bestioles de la terre, de l’eau et de l’air qui venaient y habiter.
Mais le Maharajah supportait patiemment la volonté des dieux, sachant bien que tout ce qui respire a une âme, et qu’il ne faut pas tuer les êtres vivants, ni les laisser mourir. Bien qu’il souffrît des douleurs effroyables, il se sentait encore de la pitié pour toutes les âmes qui l’entouraient. « Certes, se dit-il, je ne suis pas encore fakir, la renonciation doit être plus dure et la lutte plus terrible. Voici que j’ai renoncé à mes richesses, à ma femme, à mon fils, à la santé de mon corps ; que faut-il de plus pour atteindre la pitié qui fleurit chez le pauvre ? »
Jamais le Rajah n’avait songé que l’un des biens de la terre était la liberté. Lorsqu’il eut ainsi médité, il vit que la liberté est la condition des rois du monde et qu’il lui fallait l’abandonner pour éprouver la véritable piété. Le Rajah résolut de se vendre au premier pauvre qu’il trouverait.
Passant dans une contrée noire, où la terre était grasse et suintante, où les oiseaux du ciel volaient par cercles et s’abattaient en nuées, le Maharajah vit une hutte de branches et de boue, la plus misérable œuvre de la main humaine, qui se dressait près d’un étang sombre. Il y avait dans l’entrée un homme de couleur, ancien, à la barbe sale, à l’œil sanglant ; tout son corps était couvert de vase et d’herbes aquatiques ; son aspect était repoussant et impur.
« Qu’as-tu ? » demanda le pauvre roi, qui se traînait sur les mains et sur les genoux.
Il s’assit contre la hutte, étendit ses jambes gonflées comme des outres et reposa sa tête énorme contre le mur terreux.
« Je suis un Dom, répondit l’être impur ; je suis de la caste inférieure ; je jette les morts qu’on m’apporte dans cet étang : les cadavres d’hommes paient une roupie ; les corps d’enfants, huit annas ; quand les gens sont trop pauvres, ils me donnent un morceau d’étoffe.
— Soit, dit le Rajah, je me vends à toi, vénérable Dom.
— Tu ne vaux pas grand’chose, répondit le noyeur, mais je t’achète pour une once d’or que voici. Tu pourras me servir, si je m’absente. Mets-toi là : si tes jambes sont malades, enduis-les de boue ; si ta tête enfle, couvre-la des feuilles qui poussent dans l’eau et tu seras rafraîchi. Je suis très misérable, comme tu vois ; je t’ai donné la dernière once d’or que je possède, afin de te garder comme compagnon ; car la solitude est horrible et les claquements de mâchoire des crocodiles me réveillent la nuit. »
Le Rajah resta avec le Dom. Ils se nourrissaient de baies et de racines, car ils avaient rarement un cadavre à noyer. Et les gens qui arrivaient jusqu’à l’étang du Dom étaient des gens si pauvres qu’ils ne pouvaient souvent donner qu’une pièce d’étoffe ou huit annas. Mais le Dom était très bon pour le Rajah ; il soignait ses horribles plaies comme s’il accomplissait un devoir naturel.
Et voici qu’il y eut un grand temps de prospérité pour la contrée. Le ciel était bleu, les arbres en fleur. Les gens ne voulaient plus mourir. Le Dom criait misérablement de faim, à demi-enseveli dans la boue séchée.
Le Rajah vit alors venir vers l’étang une femme âgée, portant le corps d’un jeune garçon. Le cœur du Rajah battit, et il reconnut son fils, son fils qui était mort. Le cadavre était maigre et exsangue ; on pouvait compter les côtes le long de la poitrine ; les joues du fils du Rajah étaient creuses et couleur de terre ; on voyait qu’il était mort de faim.
La Rani reconnut le roi et se dit : « Il noiera le cadavre de son fils sans prendre d’argent. »
Le pauvre Rajah se traîna à genoux jusqu’au corps maigre et pleura sur sa tête. Puis il eut pitié du Dom et dit à la Rani :
— Il faut que tu me donnes huit annas pour noyer mon fils.
— Je suis pauvre, dit la Rani, je ne puis les donner.
— Peu importe, répondit le Rajah, va ramasser des poignées de riz ; je garderai le cadavre de mon fils.
Grain à grain, pendant huit jours, la Rani glana du riz pour gagner les huit annas, et le Rajah pleurait toujours sur son enfant. Et lorsqu’il les eut, il noya son fils dans l’étang sombre et donna l’argent au Dom pour le sauver de la mort. Et alors une lumière resplendissante envahit ses yeux ; et il vit qu’il avait réellement atteint la plus grande renonciation et la véritable pitié du pauvre.
Puis il entra dans un fourré pour se mettre en prière. Et Dieu le rendit immobile ; le vent le couvrit de terre, l’herbe poussa sur son corps ; ses yeux coulèrent de leurs orbites, et des plantes sauvages germèrent dans son crâne. Les tendons de ses bras décharnés élevés vers le ciel étaient comme des lianes sèches enlacées aux branches mortes. Ainsi le roi parvint au repos éternel.