Le Conte des œufs
Le Conte des œufs
Pour passer plaisamment les quarante jours du Carême depuis le Mercredi des Cendres jusqu’au Dimanche de Pâques.
Il advint qu’une année, vers la fin du carême, ce bon roi fit venir son maître d’hôtel, qui avait nom Fripesaulcetus ou quelque chose d’approchant, afin de le consulter sur une grave question. Il s’agissait de savoir ce que Sa Majesté mangerait le dimanche de Pâques.
« Sire, dit le ministre de l’intérieur du monarque, vous ne pouvez faire autrement que de manger des œufs. »
Or les évêques de ce temps-là avaient meilleur estomac que ceux d’aujourd’hui, en sorte que le carême était fort sévère dans tous les diocèses du royaume. Le bon roi n’avait donc guère mangé que des œufs pendant quarante jours. Il fit la moue et dit : « J’aimerais mieux autre chose. »
— Mais, sire, dit le cuisinier, qui était bachelier ès lettres, les œufs sont un manger divin. Savez-vous bien qu’un œuf contient la substance d’une vie tout entière ? Les Latins croyaient même que c’était le résumé du monde. Ils ne remontaient jamais au déluge — mais ils parlaient de reprendre les choses à l’œuf, ab ovo. Les Grecs disaient que l’univers naquit d’un œuf pondu par la Nuit aux ailes noires ; et Minerve sortit tout armée du crâne de Jupiter, à la façon d’un poulet qui crèverait à coups de bec la coquille d’un œuf trop avancé. Je me suis souvent demandé, pour ma part, si notre terre n’était pas tout simplement un gros œuf, dont nous habitons la coque ; voyez combien cette théorie s’accommoderait avec les données de la science moderne : le jaune de cet œuf gigantesque ne serait autre que le feu central, la vie du globe.
— Je me moque de la science moderne, dit la roi ; mais je voudrais varier mes repas.
— Sire, dit le ministre Fripesaulcetus, rien n’est plus facile. Il est nécessaire que vous mangiez des œufs à Pâques ; c’est une manière de symboliser la résurrection de Notre-Seigneur. Mais nous savons dorer la pilule. Les voulez-vous durs, brouillés, en salade, en omelette au rhum, aux truffes, aux croûtes, aux fines herbes, aux pointes d’asperges, aux haricots verts, aux confitures, à la coque, à l’étouffée, cuits sous la cendre, pochés, mollets, battus, à la neige, à la sauce blanche, sur le plat, en mayonnaise, chaperonnés, farcis ? voulez-vous des œufs de poule, de canard, de faisan, d’ortolan, de pintade, de dindon, de tortue ? désirez-vous des œufs de poisson, du caviar à l’huile, avec une vinaigrette ? faut-il commander un œuf d’autruche (c’est un repas de sultan) ou de roc (c’est un festin de génie des Mille et une Nuits), ou bien tout simplement de bons petits œufs frits à la poêle, ou en gâteau avec une croûte dorée, hachés menu avec du persil et de la ciboule, ou liés avec de succulents épinards ? aimerez-vous mieux les humer crus, tout tièdes ? — ou enfin daignerez-vous goûter un sublimé nouveau de ma composition où les œufs ont si bon goût, qu’on ne les reconnaît plus, — c’est d’un délicat, d’un éthéré, — une vraie dentelle…
— Rien, rien, dit le roi. Il me semble que vous m’avez dit là, si je ne me trompe, quarante manières d’accommoder les œufs. Mais je les connais, mon cher Fripesaulcetus — vous me les avez fait goûter pendant tout le carême. Trouvez-moi autre chose. » Le ministre, désolé, voyant que les affaires de l’intérieur allaient si mal, se frappa le front pour chercher une idée — mais ne trouva rien.
Alors, le roi, maussade, fit appeler son magicien. Le nom de ce savant était Nébuloniste, si j’ai bonne mémoire ; mais le nom ne fait rien à l’affaire. C’était un élève des mages de la Perse ; il avait digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Chakyâmouni, il était remonté au berceau de toutes les religions et s’était pénétré de la morale suprême des gymnosophistes. Mais il ne servait ordinairement au roi qu’à lui tirer les cartes.
« Sire, dit Nébuloniste, il ne faut faire apprêter vos œufs d’aucune des manières qu’on vous a dites ; mais vous pouvez les faire couver.
— Pardieu, répondit le roi, voilà une bonne idée : au moins je n’en mangerai pas. Mais je ne vois pas bien pourquoi.
— Grand roi, dit Nébuloniste, permettez-moi de vous conter un apologue.
— À merveille, répondit le monarque, j’adore les histoires, mais je les aime claires. Si je ne comprends pas, puisque tu es magicien, tu me l’expliqueras. Commence donc.
— Un roi de Nepaul, dit Nébuloniste, avait trois filles. La première était belle comme un ange ; la seconde avait de l’esprit comme un démon ; mais la troisième possédait la vraie sagesse. Un jour qu’elles allaient au marché pour s’acheter des cachemires, elles quittèrent la grande route et prirent un chemin de traverse par les rizières qui tapissaient les rives du fleuve.
« Le soleil passait obliquement entre les épis penchés et les moustiques dansaient une ronde parmi ses rayons. À d’autres endroits les hautes herbes entrelacées formaient des bosquets où flottait une ombre délicieuse. Les trois princesses ne purent résister au plaisir de se nicher dans l’un d’eux ; elles s’y blottirent, causèrent quelque temps en riant, et finirent par s’endormir toutes trois, lassées par la chaleur. Comme elles étaient de sang royal, les crocodiles qui prenaient le frais au ras de l’eau, sous les glaives ondulés des épis trempés dans la rivière, n’eurent garde de les déranger. Ils venaient seulement les regarder de temps en temps et avançaient leur mufle de corne brune pour les voir dormir. Tout à coup ils replongèrent sous l’eau bleue, avec un grand clapotement, ce qui réveilla les trois sœurs en sursaut.
« Elles aperçurent alors devant elles une petite vieille ratatinée, toute ridée, toute cassée, qui trottinait en sautillant, appuyée sur une canne à béquille. Elle portait un panier couvert d’une toile blanche. — ‹ Princesses, dit-elle d’une voix chevrotante, je suis venue pour vous faire un cadeau. Voici trois œufs entièrement semblables ; ils contiennent le bonheur qui vous est réservé dans votre vie ; chacun d’eux en renferme une égale quantité ; le difficile, c’est de le tirer de là. ›
« Disant ces mots, elle découvrit son panier, et les trois princesses virent en se penchant trois grands œufs d’une blancheur immaculée, reposant sur un lit de foin parfumé. Quand elles relevèrent la tête, la vieille avait disparu.
« Elles n’étaient pas fort surprises ; car l’Inde est un pays de sortilèges. Chacune prit donc son œuf et s’en revint au palais en le portant soigneusement dans le pan relevé de son voile, rêvant à ce qu’il en fallait faire.
« La première s’en alla droit à la cuisine, où elle prit une casserole d’argent. ‹ Car, se disait-elle, je ne puis rien faire de mieux que de manger mon œuf. Il doit être excellent. › Elle le prépara donc suivant une recette indoue et le savoura au fond de son appartement. Ce moment fut exquis ; elle n’avait rien goûté d’aussi divinement bon ; jamais elle ne l’oublia.
« La seconde prit dans ses cheveux une longue épingle d’or dont elle perça deux petits trous aux deux bouts de l’œuf. Puis elle y souffla si bien qu’elle le vida et le suspendit à une cordelette de soie. Le soleil passait à travers la coque transparente, qu’il irisait de ses sept couleurs ; c’était un scintillement, un chatoiement continuels ; à chaque seconde la coloration changeait et on avait devant les yeux un nouveau spectacle. La princesse se perdit dans cette contemplation et y trouva une joie profonde.
« Mais la troisième se souvint qu’elle avait une poule de faisan qui couvait justement. Elle fut à la basse-cour glisser doucement son œuf parmi les autres ; et, le nombre de jours voulu s’étant écoulé, il en sortit un oiseau extraordinaire, coiffé d’une huppe gigantesque, aux ailes bariolées, à la queue parsemée de taches étincelantes. Il ne tarda pas à pondre des œufs semblables à celui d’où il était né. La sage princesse avait ainsi multiplié ses plaisirs, parce qu’elle avait su attendre.
« La vieille n’avait d’ailleurs pas menti. L’aînée des trois sœurs s’éprit d’un prince beau comme le jour, et l’épousa. Il mourut bientôt ; mais elle se contenta d’avoir trouvé dans cette vie un moment de bonheur.
« La puinée chercha ses plaisirs dans les beaux-arts et les travaux de la pensée. Elle composa des poèmes et sculpta des statues ; son bonheur était ainsi continuellement devant elle, et elle put en jouir jusqu’au jour de sa mort.
« La cadette fut une sainte qui sacrifia toutes les distractions de cette vie aux joies du Paradis. Elle ne réalisa aucune de ses espérances dans ce monde passager afin de les laisser éclore dans l’existence future, qui est, comme vous le savez, éternelle. »
Là-dessus Nébuloniste se tut. Le roi, pensif, réfléchit longtemps. Puis sa figure s’éclaira, et il s’écria d’un ton joyeux :
« Voilà qui est merveilleux ; mais, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que j’ai compris du premier coup. Cela veut dire qu’il faut mettre couver mes œufs. »
Le grand magicien s’inclina devant la sagacité du roi, et tous les courtisans battirent des mains. Les gazettes ne manquèrent pas de vanter l’esprit de Sa Majesté qui avait ainsi démêlé la morale d’un profond apologue.
La conséquence fut que le bon roi ne voulut pas être le seul heureux. Il s’enferma pendant trois heures et élucubra le premier décret de son règne. De par tout le royaume il était désormais interdit de manger des œufs. On les ferait couver. Le bonheur des sujets serait assuré inévitablement de cette manière. Des peines sévères sanctionnaient l’exécution de la loi.
Le premier inconvénient du nouveau régime fut que le roi, occupé contre son habitude des affaires du royaume, en perdit la tête et oublia de commander son déjeuner pour le dimanche de Pâques. Il le regretta bien ce jour-là.
Puis il y eut aussitôt des hommes politiques pour commenter le décret. L’apologue de Nébuloniste s’était répandu par les journaux et l’on vit dans la loi du prince un mythe ingénieux qui commandait aux hommes de vivre en cénobites. Le pauvre roi se trouva ainsi avoir établi, sans le savoir, une religion d’État.
Ce furent alors de grandes querelles dans le royaume. Beaucoup d’hommes préférèrent trouver leur bonheur dans ce monde que dans l’autre ; ceux-là firent la guerre à ceux qui voulaient faire couver leurs œufs. Le pays fut ensanglanté, et le bon roi s’arrachait les cheveux.
Son cuisinier le tira de peine bien ingénieusement et prit du coup sa revanche sur le magicien. Il lui conseilla de faire couver tous ses œufs, puisqu’il ne voulait pas les manger, — mais de laisser ses sujets, comme auparavant, libres de ne pas être heureux. Tout joyeux de cette solution, le roi décora son ministre et révoqua son unique décret.
Mais les couveurs d’œufs ne furent point contents. Comme ils ne pouvaient plus faire des prosélytes de par la loi, ils émigrèrent du royaume, où on ne les laissa jamais rentrer. Ils parcoururent alors l’univers entier, où, depuis, ils ont forcé bien des gens à être heureux dans l’autre monde. Quant au roi, il finit par s’ennuyer de sa nouvelle vie ; il prit exemple sur ses sujets, et le malin Fripesaulcetus acheva de le déconvertir en lui servant, l’année suivante, des œufs accommodés à la quarante et unième manière pour terminer le carême — des œufs rouges.