Le Dossier n° 113/Chapitre 14

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E. Dentu (p. 231-261).


XIV


Immobile sur la berge, plus froide et plus blanche qu’une statue, Valentine regardait s’enfuir cette frêle embarcation qui emportait celui qu’elle aimait. Elle glissait au gré du courant, rapide comme l’oiseau qu’entraîne la tempête, et, après quelques secondes, elle n’était plus qu’un point noir à peine visible au milieu du brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.

Gaston parti, sauvé, Valentine pouvait, sans crainte, laisser éclater son désespoir. Il lui était inutile, désormais, de comprimer les sanglots qui l’étouffaient.

À sa noble vaillance de tout à l’heure, un affaissement mortel succédait. Elle se sentait anéantie, brisée, comme si quelque chose en elle se fut déchiré, comme si cette barque, maintenant disparue, eût emporté la meilleure part d’elle-même, l’âme et la pensée.

C’est que pendant que Gaston gardait au fond du cœur un rayon d’espérance, elle ne conservait, elle, aucun espoir.

Écrasée par les faits, elle reconnaissait que tout était fini. Et en interrogeant l’avenir, elle était prise de frissons et de terreur.

Il lui fallait rentrer, cependant.

Lentement elle regagna le château, passant par cette petite porte qui, tant de fois, s’était ouverte mystérieusement pour Gaston, et en la refermant, il lui semblait qu’entre elle et le bonheur, elle poussait une barrière infranchissable.

Avant de remonter chez elle, Valentine eut le soin de faire le tour du château pour aller regarder les fenêtres de la chambre de sa mère.

Ces fenêtres étaient éclairées comme d’habitude à cette heure, car Mme de La Verberie passait une partie des nuits à lire, et ne se levait que très-avant dans la matinée.

Réfugiée dans l’engourdissement du bien-être matériel, peu coûteux à la campagne, l’égoïste comtesse ne s’inquiétait aucunement de sa fille. Ne voyant nul danger pour elle, dans leur isolement, elle lui laissait une liberté absolue, et, jour et nuit, pour ainsi dire, Valentine pouvait aller, venir, se promener sans que sa mère songeât à en prendre ombrage.

Mais Valentine, cette nuit, redoutait d’être vue. On lui eût demandé d’où venait l’affreux désordre de sa toilette ; et comment expliquer pourquoi sa robe était toute mouillée et tachée de boue ?

Heureusement elle put, sans encombre, gagner sa chambre et s’y enfermer.

Elle avait soif de solitude, elle voulait réfléchir, elle sentait la nécessité de s’affermir contre les coups terribles qui allaient la frapper.

Assise devant sa petite table de travail, elle avait retiré de sa poche la bourse qui lui avait été donnée par Gaston, et machinalement elle examinait les bijoux qu’elle contenait.

Certes, il lui eût été doux de passer à son doigt une de ces bagues, la plus petite, la plus simple, mais le pouvait-elle ? Sa mère ne lui demanderait-elle pas d’où elle venait ? Faudrait-il donc mentir encore.

Une dernière fois elle embrassa cette bourse, souvenir de l’absent, et c’est au fond d’un des tiroirs de sa commode qu’elle cacha le précieux dépôt.

Elle songeait alors qu’il lui fallait se rendre à Clameran, pour rassurer le vieux marquis et lui annoncer que son fils vivait encore, miraculeusement sauvé.

Lorsqu’il avait demandé ce service suprême à son amie, Gaston, aveuglé par la passion, n’avait pas réfléchi aux obstacles qu’elle rencontrerait, aux périls qu’il lui faudrait braver.

Valentine ne les voyait et ne les comprenait que trop. Mais elle avait juré. L’idée ne lui vint même pas de manquer à sa promesse ou de chercher un biais pour ne pas la tenter entièrement.

Le jour venait ; elle s’habilla.

Peu après, lorsque sonna l’Angelus matinal à l’église du village, elle se dit qu’il était temps de se mettre en route, et descendit.

Déjà, depuis longtemps, les servantes du château étaient levées. L’une d’elles, du nom de Mihonne, attachée particulièrement au service de Valentine, était occupée à passer au sable les dalles du vestibule.

— Si ma mère me demande, lui dit la jeune fille, tu lui répondras que je suis allée entendre la première messe.

Souvent elle se rendait à l’église à cette heure, elle n’avait donc rien à redouter de ce côté ; Mihonne ne fit aucune observation.

La grande difficulté, pour Valentine, était d’être de retour à l’heure du déjeuner. Elle devait faire plus d’une lieue avant de trouver un pont, et autant pour se rendre de ce pont à Clameran. En tout, plus de cinq lieues.

Aussi, en sortant de La Verberie, se mit-elle à marcher aussi vite que possible. La conscience d’accomplir une action extraordinaire, l’inquiétude, la fièvre du péril bravé lui donnaient des ailes. Elle oubliait la lassitude ; elle ne s’apercevait plus qu’elle avait passé la nuit à pleurer.

Pourtant, malgré ses efforts, il était plus de huit heures quand elle arriva à la longue allée d’azeroliers qui, de la route, conduit à la grande grille du château de Clameran.

Elle allait s’y engager, quand devant elle, à quelques pas, elle aperçut Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, qu’elle connaissait bien.

Elle s’arrêta pour l’attendre, et lui, l’ayant vue, hâta le pas. Sa physionomie était bouleversée, ses yeux étaient rouges : on voyait qu’il avait pleuré.

À la grande surprise de Valentine, il n’ôta pas sa casquette en arrivant près d’elle, et c’est du ton le plus grossier qu’il lui demanda :

— Vous allez au château, mademoiselle ?

— Oui.

— Si c’est pour M. Gaston, répondit le domestique, soulignant son odieuse méchanceté, vous avez pris une peine inutile. Monsieur le comte est mort, mademoiselle, pour une maîtresse qu’il avait.

Valentine pâlit sous l’insulte, mais ne la releva pas. Quant à Saint-Jean, qui pensait l’atterrer, il fut stupéfait de son sang-froid et indigné.

— Je viens au château, reprit la jeune fille, pour parler à monsieur le marquis.

— Saint-Jean eut comme un sanglot.

— Alors, fit-il, ce n’est pas la peine d’aller plus loin.

— Pourquoi ?

— Parce que le marquis de Clameran est mort ce matin à cinq heures, mademoiselle.

Pour ne pas tomber, Valentine fut obligée de s’appuyer à l’arbre près duquel elle était debout.

— Mort !… balbutia-t-elle.

— Oui, répondit Saint-Jean avec des regards terribles ; oui, mort.

Véritable serviteur de l’ancien régime, Saint-jean avait toutes les passions de ses maîtres, leurs faiblesses, leurs amitiés, leurs haines. Il avait les La Verberie en horreur. Et pour comble, il voyait en Valentine la femme qui avait causé la mort du marquis qu’il servait depuis quarante ans, et de Gaston qu’il adorait.

— Donc, reprit-il, s’efforçant de faire de chaque mot un coup de poignard, c’est hier soir que monsieur le comte a péri. Quand on est venu annoncer au marquis que son fils aîné n’était plus, lui, robuste, comme un chêne, il a été foudroyé. J’étais là. Il a battu l’air de ses mains et est tombé à la renverse sans un cri. Nous l’avons porté sur son lit, pendant que M. Louis montait à cheval pour aller quérir un médecin à Tarascon. Mais le coup était porté. Quand M. Raget est arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Cependant, au petit jour, monsieur le marquis a repris connaissance, et il a demandé à rester seul avec M. Louis. Peu après, il est entré en agonie ; ses derniers mots ont été : « Le père et le fils le même jour, on peut se réjouir à La Verberie. »

D’un mot, Valentine pouvait calmer la douleur immense du fidèle domestique ; elle n’avait qu’à lui dire que Gaston vivait, elle eut le tort de redouter une indiscrétion qui pouvait être fatale.

— Eh bien ! reprit-elle, il faut que je parle à monsieur Louis.

Cette déclaration parut transporter Saint-Jean.

— Vous ! s’écria-t-il, vous !… Ah ! vous : n’y songez pas, mademoiselle de La Verberie. Quoi ! après ce qui s’est passé, vous oseriez vous présenter devant lui ! Je ne le souffrirai pas, m’entendez-vous. Et même, tenez, si j’ai un conseil à vous donner, rentrez chez vous. Je ne répondrais pas de la langue des domestiques, s’ils vous voyaient.

Et sans attendre une réponse, il s’éloigna à grands pas.

Que pouvait faire Valentine ? Accablée, humiliée, elle reprit, se traînant à grand’peine, le chemin si rapidement parcouru le matin. À cette heure, beaucoup de cultivateurs revenaient de la ville ; ils avaient appris les événements de la veille, et partout, sur son passage, l’infortunée jeune fille recueillait des saluts ironiques et les regards les plus insultants.

Arrivée près de La Verberie, Valentine trouva Mihonne qui la guettait :

— Ah ! mademoiselle, lui dit cette fille, arrivez bien vite. Madame a reçu une visite ce matin, et depuis elle vous demande à grands cris ; venez, mais prenez garde à vous, madame est dans un état effrayant.

On parle beaucoup et souvent des mœurs patriarcales de nos ancêtres. Il se peut qu’en effet il y ait eu des mœurs patriarcales autrefois, il y a longtemps. Ce qui est sûr, c’est que nos aïeules, bien autrement que nos femmes, Dieu merci ! avaient l’esprit prompt, la main leste et la parole libre, ne reculant ni pour un geste vif, ni pour le mot propre.

Mme de La Verberie avait gardé ces façons du bon temps où les plus grandes dames juraient ni plus ni moins qu’un charretier embourbé. C’est dire que dès que Valentine parut en sa présence, elle l’accabla des injures les plus violentes et les plus grossières.

La comtesse avait été informée des scènes de la veille, grossies et arrangées au gré de la malignité publique, par une vieille douairière, son intime, laquelle s’était habillée de grand matin, tout exprès pour venir, avec force condoléances, lui servir ce plat empoisonné.

En cette affaire affreuse, Mme de La Verberie avait vu beaucoup moins la perte de la réputation de sa fille que la ruine de ses projets à elle, projets de mariage, d’ambition, de fortune.

Une jeune fille, si cruellement compromise, ne devait pas trouver aisément un mari. Il devenait indispensable, avant de la présenter dans le monde, de laisser passer au moins deux années sur cette aventure.

— Malheureuse ! s’écriait, avec une énergie furieuse, la comtesse plus rouge qu’une pivoine, c’est donc ainsi que vous respectez les nobles traditions de notre maison. Jamais on n’avait eu besoin encore de surveiller les La Verberie, elles savaient, seules, garder leur honneur. Il vous appartenait d’abuser de votre liberté pour descendre au rang de ces dévergondées qui sont la honte de leur sexe.

Cette scène affreuse, Valentine l’avait prévue, elle l’avait attendue avec un horrible serrement de cœur. Elle la subissait comme l’expiation juste, méritée, de coupables amours. S’avouant que l’indignation de sa mère était légitime, elle courbait la tête, comme l’accusé repentant devant ses juges.

Mais ce silence était précisément ce qui pouvait le plus exaspérer la comtesse.

— Me répondrez-vous ? reprit-elle avec un geste menaçant.

— Que puis-je vous répondre, ma mère ?…

— Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti qui prétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous, parlez.

Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.

— C’est donc vrai ! s’écria la comtesse hors d’elle-même, c’est donc vrai !

— Pardon !… ma mère, balbutia la jeune fille, pardon !

— Comment ! pardon !… On ne m’a donc pas trompée. Pardon !… c’est-à-dire que vous avouez, impudente ! Jour de Dieu ! quel sang coule donc dans vos veines ? Vous ignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quand l’évidence éclate ! Et vous êtes ma fille ! Vous ne sentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nulle puissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme ! Mais non, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-en gloire, ce sera plus nouveau !

— Ah ! vous êtes sans pitié, ma mère !

— Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille ! Avez-vous songé que votre honte pouvait me tuer ? Ah ! bien des fois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugle confiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’est que je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillais près de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, après boire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu des risées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remis en vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait ? Vous l’avez livré au premier venu.

C’en était trop. Ces mots « le premier venu » révoltèrent l’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvait mériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.

— Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votre amant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes allée choisir l’héritier de nos ennemis séculaires, Gaston de Clameran. C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous ; un lâche qui allait publiquement se vanter de vos faveurs ; un misérable qui se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, sur une femme et sur une enfant.

— Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût pu espérer votre consentement…

— Il vous eût épousée ? Ah ! jamais. Plutôt vous voir, de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir la femme d’un tel homme.

Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme la colère du marquis de Clameran.

— D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femme seule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieux marquis est mort à ce qu’on assure. Dieu est juste ; nous sommes vengées.

Les paroles de Saint-Jean, « qu’on se réjouirait à La Verberie », se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine ; une joie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.

Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuis une demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violences des efforts surhumains, ses forces trahirent son énergique volonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux, avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba, heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessure profonde.

C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à ses pieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour maternel n’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent si bien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peut trouver place.

Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et les servantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclats de cette voix redoutée, accoururent.

Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’y enfermerez et vous m’apporterez la clé.

La comtesse se proposait alors de tenir, pendant longtemps Valentine prisonnière et de d’empêcher de sortir.

C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’elle savait la méchanceté — faut-il dire inconsciente et naïve ? — des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entiers sur le même cancan.

Jamais la campagne n’aura, pour certaines fautes, les ménagements, les délicatesses des villes. Là, malheur à la pauvre fille qui tombe, il lui faut fuir ou vider jusqu’à la lie le calice des humiliations préméditées et des brutales ironies. On se fait honneur de lui jeter la pierre.

Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vaut l’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurs sourdes et continues de la médisance.

Mais tous les plans de la comtesse devaient être déconcertés.

Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait repris connaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.

Elle commença par dire que c’étaient là « des simagrées » ; mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre de sa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence : Valentine était en péril.

Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoya chercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle du pays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour le marquis.

Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtemps encore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence, il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais le prix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins, attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffre renfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.

C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, à l’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézeyant un peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.

Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il le ramenait.

En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.

Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, il étudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur la vieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en était ébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.

— Cette enfant est bien malade ! prononça-t-il enfin.

Et comme Mme de La Verberie ne répondait pas.

— Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avec elle.

Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère, imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Elle sortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans une pièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plus sombres pensées.

Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure — un siècle — que le docteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant de douleurs, il semblait très-ému.

— Eh bien ? lui demanda la comtesse.

— Vous êtes mère, madame, répondit-il tristement, c’est-à-dire que votre cœur a des trésors d’indulgence et de pardon, n’est-ce pas ? Armez-vous de courage. Mlle Valentine est enceinte.

— La misérable ! je l’avais deviné.

L’œil de la comtesse eut une si épouvantable expression, que le docteur en fut frappé. Il posa sa main sur le bras de la vieille dame, et, la fixant jusqu’à la faire frissonner, il ajouta, appuyant sur chaque mot :

— Et il faut que l’enfant vienne à bien.

La pénétration du docteur n’était pas en défaut.

En effet, une idée abominable avait traversé l’esprit de Mme de La Verberie, l’idée de supprimer cet enfant, qui serait le vivant témoignage de la faute de Valentine.

Se sentant devinée, cette femme si dure et si hautaine baissa les yeux sous le regard obstiné du vieux médecin.

— Je ne vous comprends pas, docteur, murmurait-elle.

— Mais je m’entends, moi, madame la comtesse ; j’ai voulu dire simplement qu’un crime n’efface pas une faute.

— Docteur !…

— Je vous dis ce que je pense, madame. Si je me suis trompé, tant mieux pour vous. En ce moment, l’état de Mlle Valentine est grave, mais non pas inquiétant. Des émotions trop violentes ont ébranlé sa jeune organisation, et elle est en proie à une fièvre violente, que nous calmerons vite, je l’espère.

La comtesse comprenait si bien que les soupçons du vieux médecin n’étaient pas dissipés, qu’elle essaya de l’attendrissement.

Au moins, docteur, fit-elle, vous m’assurez qu’il n’y a aucun danger ?

— Aucun, madame, répondit M. Raget avec une fine pointe d’ironie ; que votre tendresse maternelle se rassure. Ce qu’il faut avant tout à la pauvre enfant, c’est un repos d’esprit que seule vous pouvez lui donner. Quelques bonnes et douces paroles de vous feront plus et mieux que toutes mes prescriptions. Mais, sachez-le bien, la moindre secousse, le plus léger ébranlement cérébral auraient des suites funestes.

— Il est vrai, dit hypocritement la comtesse, que sur le premier moment, en apprenant que ma bien-aimée Valentine était victime d’un lâche séducteur, je n’ai pas été maîtresse de ma colère.

— Mais le premier moment est passé, madame, vous êtes mère, vous êtes chrétienne, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Mon devoir, à moi, est de sauver votre fille et son enfant, et je les sauverai. Je reviendrai demain…

Mme de La Verberie ne pouvait laisser le docteur s’éloigner ainsi. Elle l’arrêta d’un geste, et sans réfléchir qu’elle se trahissait, qu’elle avouait, elle s’écria :

— Quoi ! monsieur, prétendez-vous donc m’empêcher de faire tout au monde pour tenir secret l’affreux malheur qui me frappe ! Faut-il que notre honte devienne publique, voulez-vous nous condamner à être la fable et la risée du pays !

Le docteur fut un moment sans répondre, il réfléchissait, la situation était grave.

— Non, madame, dit-il enfin, je ne saurais vous empêcher de quitter La Verberie, ce serait outrepasser mes droits. Mais il est de mon devoir de vous demander compte de l’enfant. Vous êtes libre, mais il vous faudra me donner des preuves qu’il vit, ou que du moins rien n’a été tenté contre lui.

Il sortit sur ces mots menaçants, et il était vraiment temps, la comtesse suffoquait de rage et de contrainte.

— L’insolent ! s’écria-t-elle, l’impertinent ! Oser faire la leçon à une femme de mon rang. Ah ! si je n’étais pas à sa merci !…

Mais elle y était, et elle comprenait que cette fois, sans retour, il lui fallait donner congé à ses chimères.

Plus de luxe à espérer désormais, plus de gendre millionnaire, plus de fortune pour sa vieillesse, plus de voitures, de robes magnifiques, de fêtes où l’on joue gros jeu.

Elle mourrait ainsi qu’elle avait vécu, pauvre, besogneuse, condamnée à une médiocrité d’autant plus écœurante, qu’elle n’aurait plus, pour l’aider à la subir, les perspectives d’un avenir meilleur.

Et c’était Valentine qui la réduisait à cette extrémité. À cette idée, elle sentait s’allumer en elle, contre sa fille, une de ces haines qui ne pardonnent pas, que le temps avive au lieu de calmer. Elle souhaitait la voir morte, ainsi que cet enfant maudit.

Mais le regard écrasant du docteur était trop présent à sa mémoire pour penser seulement à rien tenter. Même, se décidant à monter près de sa fille, elle se contraignit à sourire, à prononcer quelques paroles affectueuses, puis la laissa à la garde de la dévouée Mihonne.

Pauvre Valentine ! Elle avait été si rudement atteinte qu’il lui semblait sentir se tarir en elle les sources de la vie.

Cependant sa souffrance diminuait un peu. Aux grandes crises physiques ou morales, un engourdissement profond succède toujours, qui est presque exempt de douleurs. Quand elle avait la force de réfléchir, elle se disait :

— C’est fini, ma mère sait tout ; je n’ai plus rien à redouter de sa colère ; je ne puis qu’espérer et attendre mon pardon.

C’était là ce secret que Valentine n’avait pas voulu révéler à Gaston, comprenant bien que, le sachant, jamais il n’aurait consenti à s’éloigner sans elle. Or, elle voulait qu’il se sauvât, et la voix du devoir, en même temps, lui criait de rester. Et, à cette heure encore, elle ne se repentait pas d’être restée.

Son plus cruel souci était le souvenir de Gaston. Avait-il, ou non, réussi à s’embarquer ? Comment le savoir ? Depuis deux jours le docteur lui permettait de se lever, mais elle ne pouvait songer à sortir, à courir jusqu’à la cabane dit père Menoul.

Par bonheur, le vieux patron fut intelligent comme sait l’être le dévoûment véritable.

Apprenant que la demoiselle du château était bien malade, il ne songea plus qu’au moyen de la rassurer sur le sort du fugitif. Il trouva plusieurs prétextes pour venir à La Verberie, et enfin réussit à voir Valentine. Ils n’étaient pas seuls, mais d’un regard le bonhomme fit entendre que Gaston n’avait plus rien à redouter.

Cette certitude fit plus pour la convalescence de Valentine que tous les remèdes, et peu après, le docteur, qui venait tous les jours depuis un mois et demi, déclara que la malade était en état de supporter les fatigues du voyage.

Ce moment, la comtesse l’attendait avec une indicible impatience. Déjà, pour que rien ne retardât le départ, elle avait vendu la moitié de ses rentes, et se disait qu’avec 25,000 fr., qui en étaient le prix, elle pouvait parer à toutes les éventualités.

Depuis une quinzaine, elle allait répétant partout que, dès que sa fille irait mieux, elle partirait pour l’Angleterre, où la demandait un de ses parents, très-vieux et encore plus riche.

Ce voyage, Valentine ne l’envisageait qu’avec terreur, et elle frissonna quand, le soir de la déclaration du docteur, sa mère lui dit :

— Nous partirons après-demain.

— Après-demain !… Et Valentine n’avait trouvé nul moyen encore de faire savoir à Louis de Clameran que son frère n’était pas mort.

En cette extrémité, elle n’hésita pas à se confier à Mihonne, et la chargea d’une lettre pour Louis.

Mais la fidèle servante fit une course inutile. Le château de Clameran était désert ; tous les domestiques avaient été congédiés, et M. Louis, qu’on appelait maintenant le marquis, avait quitté le pays.

Enfin on partit. Mme de La Verberie se croyant sûre de Mihonne, se décidait à l’emmener, non sans lui avoir fait jurer sur l’Évangile, pendant la messe, au moment de l’élévation, un éternel secret.

C’est dans un petit village au-dessus de Londres que la comtesse alla s’installer avec sa fille et sa domestique sous le nom de Mme Wilson.

Si elle avait choisi l’Angleterre, c’est qu’elle l’avait habitée longtemps, qu’elle en connaissait bien l’esprit et les mœurs, et qu’elle en parlait la langue comme la sienne.

Même, elle avait conservé des relations dans l’aristocratie, et souvent, le soir, elle sortait, dînait en ville ou allait au théâtre, prenant, en ces occasions, les précautions les plus humiliantes contre Valentine, qu’elle enfermait à double tour.

C’est dans cette triste et solitaire maison, qu’une nuit du mois de mai, Valentine de La Verberie mit au monde un fils.

Il fut présenté au révérend de la paroisse, et inscrit sous les noms de Valentin-Raoul Wilson.

La comtesse avait d’ailleurs tout prévu, tout combiné.

Dans les environs du village, après bien des recherches, elle avait découvert une bonne grosse fermière qui, moyennant cinq cents livres (12,000 fr.,) consentait à se charger de l’enfant, promettant de l’élever comme les siens, de lui faire apprendre un état, et même de le pousser dans le monde s’il se conduisait bien.

Le petit Raoul lui fut donc livré quelques heures après sa naissance.

Cette femme ignorait le vrai nom de la comtesse, elle devait croire et elle croyait avoir affaire à une Anglaise. Il était donc plus que probable, il était certain que jamais l’enfant, devenu homme, ne parviendrait à découvrir le secret de sa naissance.

Revenue à elle, Valentine avait demandé son enfant. En elle, tressaillait et s’éveillait ce sublime amour maternel dont Dieu a déposé le germe dans le cœur de toutes les femmes.

C’est en cette circonstance que la cruelle comtesse fut vraiment impitoyable.

— Votre enfant ! s’écria-t-elle, je ne sais en vérité ce que vous voulez dire, vous rêvez, j’imagine, vous êtes folle !

Et comme Valentine insistait :

— Votre enfant est en sûreté, répondit-elle, et rien ne lui manquera. Que cela vous suffise. Ce qui est arrivé, vous devez l’oublier comme on oublie un mauvais rêve. Le passé doit être comme s’il n’était pas. Vous me connaissez : je le veux.

Le moment était venu où Valentine devait, dans de certaines limites, résister au despotisme de plus en plus envahissant de la comtesse

L’idée lui en était venue, mais non le courage.

Si, d’un côté, la clairvoyance du malheur lui montrait les dangers d’une résignation presque coupable, — car enfin, elle était mère aussi ! — de l’autre elle se sentait écrasée par le sentiment de l’horrible faute.

Elle se tut, s’abandonnant ainsi pour toujours, se livrant désarmée aux volontés d’une mère qu’elle s’efforçait de ne point juger pour n’avoir pas à la condamner.

Tant de souffrances, de regrets, de combats intérieurs devaient retarder et retardèrent, en effet, son rétablissement.

Cependant, vers la fin du mois de juin, elle était assez bien pour revenir, avec sa mère, à La Verberie.

La méchanceté, cette fois, n’avait pas eu sa lucidité accoutumée. La comtesse, qui allait partout, se plaignant de l’insuccès de son voyage, put constater que, dans le pays, personne n’avait pénétré les raisons de son absence.

Un seul homme, le docteur Raget, savait la vérité. Mais Mme de La Verberie, tout en le haïssant de tout son cœur, rendait assez justice à son caractère pour être sûre de n’avoir pas à redouter de lui une indiscrétion.

C’est pour lui, qu’en arrivant, avait été sa première visite.

Elle le surprit un matin comme il sortait de table, lui demanda un moment d’entretien, et brusquement mit sous ses yeux les pièces officielles dont elle s’était munie à son intention.

— Vous le voyez, monsieur, dit-elle, l’enfant est bien vivant, et, moyennant une grosse somme, une bonne femme s’en est chargée.

— C’est bien, madame, répondit-il après un examen attentif, et si votre conscience ne vous reproche rien, je n’ai, pour ma part, rien à vous dire.

— Ma conscience, monsieur, ne me reproche rien.

Le vieux médecin hocha la tête, et arrêtant sur la comtesse un de ses regards qui font tressaillir la vérité aux plus profonds replis de l’âme :

— Jureriez-vous, prononça-t-il, que vous n’avez pas été sévère jusqu’à la barbarie.

Elle détourna les yeux, et, prenant son plus grand air, répondit :

— J’ai agi comme le devait faire une femme de mon rang, et je suis surprise, je l’avoue, de trouver en vous un avocat de l’inconduite.

— Eh ! madame, s’écria le docteur, c’est de vous que devrait venir l’indulgence ; quelle pitié voulez-vous qu’espère des étrangers votre malheureuse enfant, si vous, sa mère, vous êtes impitoyable ?…

La comtesse ne voulut pas en entendre davantage, cette voix de la franchise offensait son orgueil, elle se leva.

— C’est tout ce que vous avez à me dire, docteur ? demanda-t-elle d’un ton hautain.

— Tout… oui, madame, et je n’ai jamais eu qu’une pensée, celle de vous épargner d’éternels remords.

Ici, le noble et bon docteur se trompait ; il ne pouvait s’imaginer qu’il rencontrait une exception. Mme de La Verberie était inaccessible aux remords. Mais cette âme, insensible à tout ce qui n’était pas jouissance ou satisfaction de la vanité, devait souffrir et souffrait cruellement.

Elle avait repris son train de vie ordinaire, mais ayant perdu une partie de ses revenus, elle ne pouvait plus arriver à joindre les deux bouts.

C’était là, pour elle, un texte inépuisable de récriminations, dont, sans cesse, à chaque repas, à propos de tout et de rien, elle sacrifiait sa fille.

Car tout en ayant déclaré que le passé n’existait pas, elle y revenait continuellement comme pour y puiser de nouveaux aliments à ses colères.

— Votre faute nous a ruinées, répétait-elle à tout propos.

Si bien qu’un jour Valentine exaspérée ne put s’empêcher de répondre :

— Vous me pardonneriez donc si elle nous eût enrichies !

Mais ces révoltes de Valentine étaient rares, bien que son existence ne fut plus qu’une longue suite de tortures, ménagées avec un art infini.

La pensée même de Gaston, cet élu de son âme, était devenue une souffrance. Peut-être, découvrant l’inutilité de son courage et de son dévoûment à ce qu’elle avait cru le devoir, se repentait-elle de ne l’avoir pas suivi. Qu’était-il devenu ? Comment n’avait-il pas imaginé un expédient pour lui faire tenir une lettre, un souvenir, un mot ? Peut-être était-il mort. Peut-être l’avait-il oubliée. Il avait juré qu’avant trois ans, il reviendrait riche ; reviendrait-il jamais ?

Et même lui était-il possible de revenir ? Sa disparition n’avait pas éteint l’horrible affaire de Tarascon. On le supposait noyé, mais comme on n’avait, de sa mort, aucune preuve positive, force avait été à la justice de donner satisfaction à l’opinion publique soulevée.

L’affaire avait été en cour d’assises, et Gaston de Clameran avait été condamné, par contumace, à plusieurs années de prison.

Quant à Louis de Clameran, on ne savait au juste ce qu’il était devenu. D’aucuns prétendaient qu’il habitait Paris où il menait joyeuse vie.

Informée de ces dernières circonstances par sa fidèle Mihonne, Valentine se prenait à désespérer. Vainement elle interrogeait le morne avenir, pas une lueur n’éclairait le sombre horizon de sa vie.

En elle, tous les ressorts de l’âme et de la volonté étaient brisés, et à la longue elle en était venue à cette résignation passive des êtres sans cesse maltraités, à cette insouciance, à cette abnégation de soi qui trahissent le sacrifice raisonné de la vie.

Et le temps passait, et quatre ans s’étaient écoulés depuis cette soirée fatale où Gaston, dans la barque du père Menoul, s’était abandonné au courant du Rhône.

Ces quatre années, Mme de La Verberie les avait employées on ne peut plus mal.

Voyant que décidément elle ne pouvait vivre de ses revenus, trop niaisement fière pour vendre des terres, qui, mal administrées ne rendaient pas deux du cent, elle s’était résignée à emprunter et à manger le capital avec les revenus.

Or, comme dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte, la comtesse avait marché rapidement.

Se disant : « Après moi le déluge ! » ni plus ni moins que feu M. le marquis de Clameran, la comtesse ne songeait plus qu’à se donner ses aises.

Elle reçut beaucoup, se permit de fréquents voyages dans les villes voisines, à Nîmes, à Avignon ; elle fit venir de Paris des toilettes superbes, et donna carrière à son goût pour la bonne chère. Tout ce qu’elle avait si longtemps attendu de la munificence d’un gendre amoureux, elle se l’accorda. Il faut des consolations aux grandes douleurs !…

Dès la première année de son retour de Londres, elle n’avait pas hésité à se passer la fantaisie d’un cheval de réforme, qui n’avait pas du tout mauvais air, ma foi ! quand on l’attelait à une calèche encore fort présentable, achetée à crédit et d’occasion à Beaucaire.

Pour s’excuser vis-à-vis d’elle-même, quand des inquiétudes lui venaient, elle se disait : — « Je suis si malheureuse ! »

Le malheur est que ce semblant de luxe coûtait cher, très-cher.

Après avoir vendu le reste de ses rentes, la comtesse emprunta sur le domaine de La Verberie d’abord, puis sur le château lui-même.

Et, en moins de quatre ans, elle en était arrivée à devoir plus de quarante mille francs et à ne plus pouvoir payer les intérêts de sa dette.

Elle commençait à ne plus trop savoir où donner de la tête, le fantôme de l’expropriation se tenait, la nuit, au pied de son lit, quand le hasard daigna venir à son secours.

Depuis un mois environ un jeune ingénieur, chargé d’études de rectification sur le Rhône, avait fait du village qui touche La Verberie son centre d’opérations.

Comme il était jeune, spirituel, fort bien de sa personne, il avait été d’emblée accepté par la société des environs, et souvent la comtesse le rencontrait dans les maisons où elle allait le soir faire sa partie.

Ce jeune ingénieur se nommait André Fauvel.

Ayant remarqué Valentine, il l’étudia attentivement, et, peu à peu, il s’éprit de cette jeune fille au maintien réservé, aux grands yeux tristes et doux, qui, dans cette galerie d’ancêtres, resplendissait comme un rosier en fleur au milieu d’un paysage d’hiver.

Il ne lui avait pas encore adressé la parole, que déjà il l’aimait.

Il était relativement riche ; une carrière magnifique s’ouvrait devant lui, il se sentait l’initiative qui fait les millionnaires, il était libre… Il se jura que Valentine serait sa femme.

C’est à une vieille amie de Mme de La Verberie, noble, autant qu’une Montmorency, et pauvre, plus que Job, qu’il confia tout d’abord ses intentions matrimoniales.

Avec la précision d’un ancien élève de l’École polytechnique, il avait énuméré tous les avantages qui faisaient de lui un gendre phénix.

Longtemps la vieille dame l’écouta, sans l’interrompre. Mais, lorsqu’il eut fini, elle ne lui cacha pas combien ses prétentions lui semblaient outrecuidantes.

— Quoi ! lui, un garçon qui n’était pas né, un… Fauvel, géomètre où arpenteur de son état, il se permettait d’aspirer à la main d’une La Verberie !

Avec une véhémence particulière, elle insista sur ces considérations d’un ordre supérieur. Heureusement, ce chapitre épuisé, elle en vint au positif.

— Cependant, ajoutait-elle, il se peut que vous ne soyez pas éconduit. La situation de la comtesse est des plus embarrassées, elle doit à Dieu et à ses saints, la chère dame, les huissiers la visitent souvent, de sorte que… vous comprenez, si un jeune homme se présentait, animé d’intentions honnêtes et ayant du bien… eh ! eh ! je ne sais ce qui arriverait.

André Fauvel était jeune, les insinuations de la vieille dame lui semblèrent monstrueuses.

À la réflexion, cependant, lorsqu’il eut consulté, lorsqu’il se fut, surtout, donné la peine d’étudier l’esprit de la noblesse des environs, riche exclusivement de préjugés, il comprit que des considérations pécuniaires seraient seules assez fortes pour décider haute et puissante dame de La Verberie à lui accorder la main de sa fille.

Cette certitude dissipant ses hésitations, il ne songea plus qu’à se ménager un moyen de poser adroitement sa candidature.

Ce n’est pas que la chose lui parût aisée. S’en aller chercher femme son argent à la main répugnait fort à sa délicatesse et renversait toutes ses idées. Mais il ne connaissait dans le pays personne à qui se fier et son amour était assez grand pour le faire passer, les yeux fermés, sur toutes les répugnances.

L’occasion qu’il attendait de s’expliquer, sinon catégoriquement, au moins d’une façon claire et transparente, se présenta d’elle-même.

Comme il entrait, un soir, dans un hôtel de Beaucaire, pour dîner, il aperçut Mme de La Verberie qui allait se mettre à table. Tout en rougissant jusqu’aux oreilles, il lui demanda la permission de s’asseoir près d’elle, permission qui lui fut accordée avec un sourire des plus encourageants.

La comtesse soupçonnait-elle l’amour du jeune ingénieur ? avait-elle été prévenue par son amie ? Il est permis d’en douter.

Toujours est-il que, sans laisser à André la peine d’arriver, de transitions en transitions, jusqu’au sujet qui lui tenait si fort au cœur, elle commença dès le potage à se plaindre de la dureté des temps, de la rareté de l’argent et de l’insolence et de l’âpreté au gain des gens d’affaires.

La vérité est qu’elle était venue à Beaucaire pour un emprunt, qu’elle avait trouvé toutes les caisses cadenassées, et que son notaire lui conseillait une vente amiable de ses terres.

La colère, ce secret instinct des situations qui est le sixième sens des femmes de tout âge, lui déliant la langue, elle fut, avec ce jeune homme presque inconnu, plus expansive qu’avec les gens de sa société la plus intime. Elle dit l’horreur de sa situation, sa gêne, les inquiétudes de l’avenir, et par-dessus tout, la douleur qu’elle éprouvait de ne savoir comment marier sa chère fille.

Lui, écoutait ces doléances infinies avec une figure de circonstance, mais intérieurement il était ravi.

Aussi, sans laisser finir la vieille dame, se mit-il à exposer ce qu’il appela sa façon d’envisager la position.

Après avoir plaint considérablement la comtesse, il avoua qu’il ne s’expliquait aucunement ses inquiétudes.

Quoi ! elle était tourmentée de l’idée de n’avoir pas de dot à donner à sa fille ! Mais Mlle Valentine était de celles dont la noblesse et la beauté sont un apport des plus enviables.

Il connaissait, pour sa part, plus d’un homme qui s’estimerait trop heureux que Valentine voulût bien accepter son nom, et qui se ferait un devoir, — devoir bien doux, — d’enlever à sa mère tout sujet de souci.

En définitive, la situation de la comtesse ne lui semblait pas si mauvaise qu’elle voulait bien dire. Que faudrait-il, pour la libérer, pour dégrever absolument le domaine de La Verberie ? Une quarantaine de mille francs, peut-être ? En vérité, ce ne serait pas une somme.

D’ailleurs, ce ne serait pas un cadeau que ferait là ce gendre, mais une avance. Est-ce que le domaine et le château de La Verberie ne lui reviendraient pas, tôt ou tard, augmentés par la constante plus-value des terres.

Et ce n’est pas tout. Jamais un homme aimant Valentine ne laisserait la mère de sa femme privée du bien-être dû à son âge, à sa noblesse et à ses malheurs.

Il s’empresserait donc d’ajouter à des revenus insuffisants de quoi se procurer, non-seulement le nécessaire, mais encore le superflu.

À mesure que parlait André, avec une conviction trop accentuée pour être feinte, il semblait à la comtesse qu’une rosée céleste tombait sur toutes ses plaies d’argent. Elle s’épanouissait, son petit œil fauve avait des regards plus doux que velours, un provoquant et amical sourire voltigeait sur ses lèvres minces, plus pincées d’ordinaire que les bords d’une cassette d’avare.

Un seul point inquiétait le jeune ingénieur.

— M’entend-elle, se demandait-il ; me prend-elle au sérieux ?

Certes oui ; elle perçait la transparence des allusions, et ses réflexions le prouvèrent.

— Hélas ! fit-elle non sans un soupir, ce n’est pas avec quarante mille francs qu’on sauverait La Verberie ; intérêts et frais compris, il en faudrait bien soixante mille.

— Oh ! quarante ou soixante, ce n’est pas une affaire.

— Puis, mon gendre, — cet homme rare de nos suppositions, — comprendrait-il les nécessités de mon existence ?

— Il se ferait, j’imagine, un bonheur d’ajouter tous les ans quatre mille francs aux revenus de votre domaine.

La comtesse ne répondit pas immédiatement, elle calculait.

— Quatre mille francs… dit-elle enfin, ce ne serait guère. Tout est hors de prix en ce pays. Mais avec six mille livres !… oh ! avec six mille livres…

L’exigence parut bien un peu forte au jeune ingénieur ; pourtant, avec l’insouciante générosité d’un amoureux, il répondit :

— Le gendre dont nous parlons aimerait peu Mlle Valentine, si une misérable question de deux mille francs l’arrêtait.

— Vous m’en direz tant !… murmura la comtesse.

Mais une soudaine objection lui venait à l’esprit :

— Encore faudrait-il, remarqua-t-elle, que ce gendre honnête que nous supposons eût assez de bien pour remplir ses engagements. Je tiens trop au bonheur de ma fille pour la donner à un homme qui ne m’offrirait pas — comment dit-on cela ? — une caution, des garanties…

— Décidément, pensait Fauvel un peu honteux, c’est un marché que nous débattons.

Et, tout haut, il poursuivit :

— Il est clair que votre gendre s’engagerait par le contrat de mariage…

— Jamais ! monsieur, jamais ! Et les bienséances ! Que dirait-on de moi ?

— Permettez… il serait spécifié que votre pension serait l’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.

— Comme cela, oui, en effet…

À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramener André dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre eux le long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixés l’un sur l’autre.

Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeune ingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisa dévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita à dîner pour le lendemain.

Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait été si joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.

C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespérée elle passait à une position presque brillante. Et elle qui affichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontes de cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.

— Six mille francs de pension ! se disait-elle. Ce jeune géomètre est un honnête homme ! et mille écus du domaine, c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Paris avec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop de frais.

Jour de Dieu !… à ce prix elle eût donné non une fille, mais trois, si elle les eût eues.

Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça :

— Valentine consentira-t-elle ?

Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net, à l’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouva lisant à la lueur d’une mince chandelle.

— Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui me convient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.

À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine se dressa.

— Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.

— Pourquoi, s’il te plaît ?

— Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vous avoué…

— Les folies passées ? Dieu m’en préserve ! Et tu seras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.

Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasant despotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.

— Vous voulez m’éprouver, ma mère, s’écria-t-elle, épouser un homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plus infâme des trahisons…

La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais elle comprit que cette fois ses menaces se briseraient contre une résistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, elle pria.

— Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tu connaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pas ainsi. Ta folie a commencé notre ruine ; elle est aujourd’hui consommée. Sais-tu où nous en sommes ? Nos créanciers me menacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après, ô ma fille ? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte en porte tendre la main ? Nous sommes perdues, et ce mariage est le salut.

Et, après les prières, les raisonnements venaient.

Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théories subtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crime monstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, la situation de Valentine se présentait tous les jours.

Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si on eût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de telles précautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien à redouter.

En aimerait-elle moins son mari ? Non, En serait-il moins heureux ? Non. Dès lors, pourquoi hésiter ?

Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’était bien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dès qu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi, démentant en une fois les paroles de sa vie entière.

Hélas ! oui, c’était elle.

C’est que Valentine ignorait à quelles capitulations flétrissantes peut se résoudre une conscience qu’aveugle l’égoïsme et l’intérêt. Elle ne savait pas quelles fourches caudines prépare la misère à ceux qui n’ont pas le courage de la supporter dignement.

Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse ne devaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni la force ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui, voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à ses genoux, l’adjurant à mains jointes de la sauver.

Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par mille sentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutant les conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunée supplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures de répit.

Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus les refuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister serait imprudent.

— Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux que votre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveu inutile et le salut de votre mère.

Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.

Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.

Placée entre deux obligations également impérieuses, également sacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentine ne discernait plus clairement où était le devoir.

Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères ?

Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnête homme ?

Quelle que fût sa décision, il en résultait, pour elle, une vie affreuse et d’épouvantables remords.

Ah ! que n’avait-elle, près d’elle, un de ces conseillers bienveillants et sûrs, dont l’austère parole raffermit les résolutions chancelantes. Que n’avait-elle cet ami discret et doux qui l’avait soutenue lors de ses premiers malheurs, le vieux docteur Raget.

Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut et dicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’un vague murmure.

Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont la vertu n’a rien d’égale que la constance ; la vie réelle n’a guère de ces miracles.

Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était resté éblouissant et radieux, comme les héros des rêves ; mais les brumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole, et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froide relique.

Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante des angoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presque résolue à parler.

Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’André Fauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, le courage lui manqua.

Elle se disait encore : je parlerai ; mais elle se disait : ce sera demain, un autre jour, plus tard.

Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais elle n’était plus guère inquiète.

La vieille dame le savait peut-être par expérience : Quand on remet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, on ne l’accomplit jamais.

Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sa situation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait-il en elle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectives d’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement à d’insupportables souffrances.

Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disait qu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveu viendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’il l’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.

Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse de Gaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, mais c’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisant une sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et de sa durée.

Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André, toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicates de tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant de ses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparation lui eût été douloureuse, cruelle.

Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à faire sa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été un chef-d’œuvre.

Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé aux obsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignation larmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de sa fille.

Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eût été à la veille de manquer de pain ; mais elle avait pris ses mesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies et significations pleuvaient à La Verberie, et tous ces papiers timbrés, elle les montrait à Valentine, en disant :

— Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison de nos pères avant ton mariage, ma bien-aimée !

D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer une révélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissa seule une minute avec André.

— Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.

Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait les préparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps de se reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait, l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’était une robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, une visite à faire, une pièce à se procurer.

Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletante d’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisif d’une grosse partie.

Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seule avec cet homme qui allait être son mari.

La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentée d’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.

La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il lui prit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.

— Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pas être le confident de vos chagrins, si vous en avez ? Pourquoi ces larmes, mon amie ?

En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elle entrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère, elle vit son existence perdue ; elle se dit qu’il était trop tard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutes les jeunes filles quand le dernier moment est proche :

— J’ai peur !…

Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues, l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de la consoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnes paroles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.

Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer le contrat. André Fauvel ne devait rien savoir.

Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu à l’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de La Verberie.

Dès le matin, le château était empli des amies de la jeune mariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêts de sa toilette.

Elle s’efforcait de rester calme, souriante même ; cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords la déchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur son visage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie, une suprême humiliation.

Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sur sa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait que cette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une des tiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légère écorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sur sa robe.

Quel présage ! Valentine faillit se trouver mal.

Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un an après son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureuse des femmes.

Heureuse !… oui, elle l’eût été complètement si elle eût pu oublier.

André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout lui réussissait. Mais il voulait être très-riche, immensément riche, non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer de toutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il la souhaitait la plus parée.

Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils. Hélas ! ni cet enfant, ni un second venu un an après, ne purent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour une somme d’argent, une étrangère avait pris.

Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils de prince, elle se disait :

— Qui sait si l’abandonné a seulement du pain ?

Si elle eût su où il était, si elle eût osé !… Mais elle n’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissé par Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’elle craignait de ne jamais assez bien cacher.

Parfois, elle se disait : « Allons… le malheur m’a oubliée ! »

Pauvre femme ! Le malheur est un visiteur qui parfois se fait attendre, mais qui toujours vient.