Le Double secret/05

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V

Pendant plusieurs jours, Philippe ne sortit guère. Du premier contact qu’il venait de prendre avec le monde, il conservait surtout le souvenir de la dernière phrase de M. Fortier et cette phrase le laissait rêveur :

« Autour d’une table de baccara, il est également dangereux de trop gagner et de trop perdre. »

Qu’avait-il voulu dire par là ? Et que voulait-il dire encore, en ajoutant :

« Je suis heureux que vous ne soyez pas celui que je croyais. »

Blâmait-il la passion du jeu, ou bien était-ce une façon détournée de faire comprendre qu’il n’ignorait pas son passé ?

Cette hypothèse lui parut peu vraisemblable. Après avoir longuement réfléchi, il se retrouva aussi hésitant qu’à la première minute. Une chose demeurait certaine : le malaise qui venait de gâter son existence tranquille pouvait se reproduire d’un moment à l’autre et l’obliger à se rappeler une chose qu’il avait tant cherché à oublier. Il conclut que la société des hommes n’était pas encore faite pour lui, et décida de partir. Rien ne le retenait ; Paris lui offrait le refuge d’une foule où on se perd, où la vie est trop fiévreuse pour qu’on ait le loisir de s’occuper du voisin. Sans être considérable, sa fortune lui permettait une vie indépendante. Si, au bout de quelques jours ou de quelques semaines il s’y ennuyait, rien ne l’empêchait d’aller chercher fortune ailleurs. Au reste, les années passées en Amérique lui avaient donné le goût d’une existence nomade. Le séjour prolongé dans un même lieu était bon pour les bourgeois, et un homme tel que lui ne saurait plus s’en accommoder. Deux mois de Paris étaient le plus qu’il pouvait supporter. Quand vient l’hiver, le ciel gris est désolant sur les toits. Le bonheur consiste à vivre comme ces oiseaux migrateurs qui suivent le soleil et fuient le mauvais temps ; à trop voir les mêmes paysages et les mêmes êtres, on finit par leur découvrir mille défauts. Déjà, il trouvait moins de douceur à cette Vendée, où il était revenu avec tant de joie ; moins de charme à son horizon coupé de prairies et de bois. Il traça le plan de ce que pourrait être son existence : l’hiver sur la Côte-d’Azur ou en Algérie ; le printemps à Paris ; l’été aux eaux ou à Deauville. Après cela, il éprouverait quelque plaisir à regagner la maison quand viendrait l’automne : la chasse, la pêche, les travaux de la campagne, le reposeraient pendant le premier mois de l’agitation des villes et lui donneraient pendant le second le désir d’y goûter de nouveau.

Ce programme l’enchanta ; il s’étonna de n’y avoir pas songé plus tôt et sonna son domestique :

— Décidément, Germain, je crains de m’ennuyer ici. Faites descendre mes malles. Je partirai d’ici deux ou trois jours. Germain se récria :

— Au moment des moissons ? Que monsieur voie, au moins, sa récolte !

— On coupera très bien le blé sans moi…

Tout en déjeunant, il compulsait l’indicateur. Il n’est rien de tel pour vous inciter au voyage que la lecture de noms de villes ou de villages inconnus. Vers deux heures, le temps immuablement beau depuis son arrivée s’assombrit, et la grisaille du ciel, la pluie qui tambourinait les vitres et coulait en petits ruisseaux, achevèrent de le décider. Cependant, une éclaircie s’étant produite vers le soir, il pensa qu’un départ précipité aurait l’air d’une fuite, qu’il ne pouvait pas s’en aller sans faire une visite de politesse à M. Chanteleu, et le lendemain, car rien ne le pressait en somme, il se rendit à la Roche-au-Roi.

M. Chanteleu et sa fille étaient sortis. Il tira une carte de sa poche ; mais, prêt à la remettre au jardinier, il se ravisa :

— Savez-vous si monsieur rentrera bientôt ?

— Monsieur et mademoiselle sont allés à Nantes. Peut-être arriveront-ils par le train de cinq heures, peut-être ne rentreront-ils que demain…

Il balança sa carte entre ses doigts, puis la remit dans son portefeuille et dit :

— Bon, je reviendrai.

Mais, au lieu de se diriger vers la maison, il prit le chemin de la gare. Comme il y arrivait, M. Chanteleu et sa fille descendaient du train.

— Un revenant ! s’écria M. Chanteleu en l’apercevant.

— J’espère que les revenants ne vous font pas peur, répliqua gaîment Philippe.

— Peur, non, mais ils surprennent toujours un peu, dit Anne-Marie.

Ce ton d’aimable reproche le ravit. Il craignait, encore, que M. Fortier eût tenu sur lui des propos défavorables. Pour quelle raison ? Il n’aurait su le dire, mais il sentait de sa part une hostilité que cachait mal une correction, parfaite d’ailleurs.

Mlle Chanteleu leva ses doigts chargés de menus paquets et sourit :

— Je ne vous tends pas la main, vous voyez…

Il lui proposa de la débarrasser.

— J’accepterai, si la voiture n’est pas là.

— Je ne crois pas qu’elle y soit, mademoiselle, car on ne vous attendait guère que demain — je l’ai appris bien par hasard, s’empressa-t-il d’ajouter : j’étais venu à la Roche-au-Roi pour serrer la main de monsieur votre père et vous présenter mes hommages… C’est là que votre jardinier m’a appris…

— Ne vous excusez pas. Ici, tout se sait bien vite. Ainsi, nous avons appris, ce matin, que vous alliez partir vous-même.

— Moi ? murmura-t-il avec une stupeur véritable.

— N’est-ce donc pas vrai ?

Il s’embarrassa dans une explication assez vague :

— J’ai, en effet, l’intention de m’absenter… mais, de là au grand mot « partir »…

Ils étaient arrivés dans la cour de la gare ; M. Chanteleu ayant jeté un coup d’œil autour de lui, déclara :

— La voiture n’est pas là. Nous n’avons qu’à rentrer à pied.

— Permettez que je vous accompagne ? demanda Philippe. Ne serait-ce que pour épargner à mademoiselle l’ennui de porter ces paquets…

— Avec plaisir.

— Ainsi, reprit Anne-Marie en se mettant en route, vous vous absentez. Je comprends : on ne s’amuse pas beaucoup, ici.

Il protesta :

— Je m’y plais infiniment, au contraire.

En vérité, il ne s’y ennuyait plus depuis un instant, le mot « départ » le surprenait, le gênait presque et, de nouveau, la campagne qu’il dédaignait la veille lui semblait remplie d’agrément.

— Voyez, s’écriait M. Chanteleu, comme les blés sont lourds, comme les foins sont drus ! Nous aurons une moisson superbe.

— Admirable ! renchérit Philippe, ravi surtout par la conversation de la jeune fille.

Quand les toits de la Roche-au-Roi parurent, il demeura silencieux.

— À quoi pensez-vous ? dit-elle.

— Je pense, en regardant votre demeure où vous m’avez accueilli, monsieur votre père et vous, avec une bonne grâce si charmante, que je serais heureux de vous recevoir chez moi.

— Nous serons enchantés d’y venir, assura M. Chanteleu.

Par avance, Philippe s’excusa de la modestie de son service :

— Vous viendrez chez un garçon… Je n’ai que de vieux domestiques ; une maison mal organisée.

M. Chanteleu l’interrompit.

— Coquetterie de châtelain ! Je suis sûr que votre habitation est exquise.

— Agréable, tout au plus, corrigea Philippe.

On arrivait devant les haies de la Roche-au-Roi. Philippe prit congé de ses compagnons.

— Alors, à lundi ? convint-il.

— Parfaitement. À lundi, huit heures.

Ils se séparèrent. Philippe les regarda s’éloigner comme le jour où, pour la première fois, il avait aperçu la jeune fille. Ce jour-là, elle portait une robe blanche et un chapeau de toile, relevé sur le côté. Il demeura pensif un instant, puis se remit en route. Germain l’attendait devant la barrière.

— Germain, dit-il sans préambule, j’ai du monde à dîner après-demain.

— Monsieur ne part donc plus ?

— Non… non… pas tout de suite. J’ai retardé mon départ.

— Et moi qui avais fait les malles…

— Vous les déferez, voilà tout… À propos, est-ce vous qui avez dit que je m’en allais ?

— Ma foi, monsieur, c’est bien possible…

— Vous avez eu tort. À l’avenir, vous voudrez bien vous abstenir de tenir les gens au courant de mes faits et gestes.

— Bien, monsieur.

— Et à qui avez-vous dit cela ?

— À M. Fortier.

— En quoi cela peut-il intéresser M. Fortier, que je connais à peine ?

— Ce monsieur me demandait des nouvelles de monsieur. Je lui ai parlé de cela comme je lui aurais parlé d’autre chose, mais du moment que cela contrarie monsieur…

— Cela ne me contrarie pas, corrigea Philippe d’un ton plus doux. Je n’ai rien à cacher à personne… mais je n’ai pas, davantage, de confidence à faire à qui que ce soit… Je pars quand il me plaît ; je reste où il me convient, et je ne veux pas être obligé, parce que j’ai changé d’avis, de donner des explications à Pierre ou à Paul.

Il remonta dans sa chambre, jeta son chapeau sur son lit, s’accouda à la fenêtre et réfléchit. Il éprouvait le besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées ; sa brusque résolution de rester succédant à sa résolution non moins brusque de partir, le surprenait. Encore savait-il quelles raisons le poussaient à quitter le pays, tandis qu’il ne démêlait pas celles qui venaient de le conduire à modifier ses plans. Il trouva d’abord une explication assez simple, et logique, en somme : par courtoisie, il avait voulu déposer sa carte à la Roche-au-Roi, puis le hasard l’avait conduit sur la route de M. Chanteleu ; par courtoisie toujours, il l’avait invité à dîner… Et voilà. L’explication ne tarda pas à lui paraître incomplète. Quelque chose de plus qu’un devoir de politesse le retenait. Il regarda la tache rouge que la toiture de la Roche-au-Roi dessinait entre les arbres et la fumée légère qui montait de ses cheminées.

Comme il rêvait ainsi, une voiture passa sur la route. Bien que l’obscurité commençât à tomber, il y reconnut M. Fortier.

— Tiens, se demanda-t-il, où peut-il aller à cette heure ?

Et il suivit des yeux la charrette qui s’éloignait au trot. Un instant, elle disparut derrière un bouquet d’arbres.

— Si elle tourne à droite, réfléchit Philippe, c’est qu’elle va à la gare ; si elle tourne à gauche, c’est à la Roche-au-Roi.

Elle tourna à gauche. Alors, il fit claquer ses doigts et ferma brutalement les volets, juste comme une lumière s’allumait à une fenêtre du premier étage de la Roche-au-Roi.

— Allons, tant pis ! Je partirai donc mardi, dit-il.