Le Double secret/06
VI
Philippe ne partit pas le mardi, et bien d’autres mardis suivirent, sans que l’idée de fuir le préoccupât de nouveau. D’abord espacées, ses relations avec M. Chanteleu étaient devenues fréquentes. Le voisinage, les occasions sans cesse renouvelées de se voir, avaient resserré leur intimité. Tout lui était prétexte pour aller à la maison aux toits rouges, et l’automne approchait sans qu’il s’aperçût que les arbres perdaient leurs feuilles. Un moment, il avait craint les journées brèves, les soirées longues ; maintenant, il aimait l’heure où l’on allumait les lampes, chez lui, parce qu’elle le rapprochait du lendemain, chez M. Chanteleu, parce que, dans l’intimité de la maison tiède, il voyait la lumière passer dans les cheveux d’Anne-Marie. Assis près d’elle, il évoquait les souvenirs de l’été disparu, leur première rencontre, leur retour de la gare et les promenades en forêt. Une foule de détails renaissaient pour eux avec un charme infini. En se quittant, on se disait : « À demain », comme on se dit : « Au revoir ». Seule, la présence presque constante de M. Fortier gâtait, pour lui, la douceur de ces instants. Assez froid au début, il était devenu presque cordial, affectant de ménager des tête-à-tête aux jeunes gens, de s’intéresser d’une façon exclusive à la conversation de M. Chanteleu, de n’être, en somme, qu’un simple ami, plein d’indulgence et de bonne grâce. Philippe qui, d’abord, avait vu en lui un rival, cherchait la cause de ce changement. L’hiver approchait. Aux promenades, aux excursions, succédaient des causeries au coin du feu. Chaque soir, après le dîner, Philippe et M. Fortier se retrouvaient dans le salon de M. Chanteleu ; chaque soir, ils prenaient congé du maître de la maison et de sa fille et regagnaient ensemble leur demeure. Philippe ne se méprenait pas sur les motifs de sa propre assiduité ; il s’inquiétait de ceux qui en dictaient une pareille à M. Fortier. À diverses reprises, par des questions plus ou moins directes, des allusions plus ou moins vagues, il avait bien tenté de les démêler, mais toujours sans résultat. À la fin il décida d’en avoir le cœur net, et, une nuit qu’ils revenaient et s’apprêtaient à se séparer à l’entrecroisement des chemins, il lui dit à brûle-pourpoint :
— La question que je vais vous poser vous paraîtra étrangement indiscrète. Je l’ai différée le plus longtemps que j’ai pu, mais à trop différer on se trouble, on s’énerve, et, puisque nous nous voyons chaque jour, le mieux est de dissiper au plus tôt une équivoque…
— J’ignore à quoi vous faites allusion, répondit M. Fortier avec son calme imperturbable, mais soyez assuré que, quelle que soit votre curiosité, je m’efforcerai de la contenter — si je le puis, du moins.
— Vous le pouvez, dit Philippe, que ce ton courtois agaçait.
Et il ajouta :
— Du reste, vous avez deviné, sans doute, de quoi il s’agit ?
— En aucune façon.
Philippe chercha à lire l’expression de son visage ; mais ils étaient sous les arbres, l’obscurité était profonde, et il ne vit rien.
— Soit, dit-il. Aussi bien question et réponse sont fort simples.
Il s’étonna lui-même de l’accent impérieux de sa voix et poursuivit, d’un ton plus léger :
— Ceci n’est pas un chapitre des Trois Mousquetaires et je ne veux point vous provoquer.
— Pourquoi le feriez-vous, en effet ? articula lentement M. Fortier.
Cette question donna aussitôt à Philippe l’envie de le saisir au collet, mais il se contint, et murmura :
— Avez-vous l’intention d’épouser Mlle Chanteleu ?
M. Fortier baissa la tête, chassa un caillou du bout de sa canne, puis se redressa :
— Je pourrais vous répondre que je n’ai à rendre compte à personne de mes intentions, qu’une telle question venant d’un homme qui n’est ni le père, ni le frère de la jeune fille, est un aveu, ou un défi… Je préfère user avec vous de franchise : non, je n’ai pas l’intention d’épouser Mlle Chanteleu…
Philippe respira et lui tendit la main ; M. Fortier la serra simplement et reprit :
— C’est un état d’esprit assez commun chez les amoureux de penser que nul homme ne peut approcher celle qu’ils ont élue dans leur cœur sans éprouver les mêmes sentiments qu’eux. Certes, Mlle Chanteleu est une jeune fille délicieuse, et je suis convaincu qu’elle sera pour un mari une compagne parfaite. Mais, si l’on devait épouser la première jeune fille délicieuse qu’on rencontre !… Le mariage est une chose grave et qu’on envisage, parfois, avec légèreté… Philippe l’interrompit :
— Qu’entendez-vous par là ?
— Peuh ! mon Dieu, rien… si ce n’est que, ayant songé plusieurs fois à me créer un foyer, j’ai toujours été arrêté au dernier moment par des doutes, des scrupules, des inquiétudes…
Philippe demeura songeur, puis crut deviner la pensée de M. Fortier :
— Oui… je sais… Mlle Chanteleu est de santé fragile…
— C’est tout ce que vous savez ?…
— On m’a dit que son père s’était installé dans ce pays parce qu’elle avait été assez sérieusement malade ; que sa mère… Il se tut, attendant que M. Fortier confirmât ses doutes ; mais M. Fortier ne dit rien ; il continua :
— …Que sa mère était morte de la poitrine…
— C’est possible, dit M. Fortier.
Puis, posant la main sur l’épaule de Philippe il le regarda bien en face :
— Tout à l’heure, vous m’avez demandé avec franchise si j’avais l’intention d’épouser Mlle Chanteleu. Permettez-moi de vous poser la même question en ce qui vous concerne : Avez-vous l’intention de l’épouser ?
— Oui, répondit nettement Philippe.
M. Fortier hocha la tête, puis murmura, comme s’il se fût parlé à lui-même :
— Me voici bien devant le plus angoissant problème qui puisse se poser…
Il réfléchit, puis ébaucha un geste de la main et reprit :
— Je suis l’ami de M. Chanteleu, et rien ne vous oblige à croire que je sois également le vôtre ; cela est cependant. Entre deux sentiments également sincères, et fort désintéressés je vous l’affirme, j’ai longtemps hésité. J’eusse préféré n’avoir pas à choisir, mais votre sincérité dicte ma conduite : les phrases vagues, les allusions plus ou moins discrètes ne sont point de mon goût ; mais que penseriez-vous d’un homme qui, se proclamant votre ami, vous cacherait un secret, quand la connaissance de ce secret peut être pour vous d’un intérêt capital ? Entre hommes du même monde et du même âge, il existe une sorte de solidarité, je ne veux pas m’y dérober. Sachez donc que Mme Chanteleu n’est pas morte de la poitrine ; que Mlle Chanteleu se porte admirablement et que ce n’est pas du tout par raison de santé qu’elle et son père sont venus s’enterrer à cent cinquante lieues de Paris.
Depuis un instant, les deux hommes marchaient de long en large. Philippe s’arrêta, la gorge serrée :
— Que me dites-vous là, et que voulez-vous dire ?
— Rien qui ne soit la stricte vérité, répondit M. Fortier.
— Tiens, tiens ! murmura Philippe en s’efforçant de cacher son trouble.
M. Fortier semblait déjà regretter sa franchise et se taisait. Alors, avide de savoir, Philippe reprit, d’un ton dégagé :
— Ce que vous m’apprenez ne m’étonne qu’à demi. Je me suis parfois demandé si cet exil ne cachait pas quelque chose. Mais votre présence dans la maison me rassurait. Je me disais que vous ne fréquenteriez pas chez des gens douteux…
— Il n’y a rien, dans tout ceci, qui puisse porter atteinte à l’honorabilité personnelle de M. Chanteleu ou de sa fille, protesta vivement M. Fortier.
— Alors, s’écria Philippe, le reste importe peu !…
— C’est selon… La loi ne rend pas les enfants responsables des fautes des parents, mais la nature n’y met pas tant de scrupules.
— Vous parlez par énigmes…
— Ce que j’aurais à ajouter est tellement délicat, prononça M. Fortier… Mais, tout bien considéré, peut-être vaut-il mieux que vous l’appreniez maintenant que plus tard. Vous n’avez rien dit de vos projets à M. Chanteleu ?
— Rien.
— Ni à Mlle Chanteleu ?
— Encore moins.
— Cela me met à mon aise ; il est si difficile de battre en retraite quand on s’est trop avancé ! Voici donc la chose. Il y a eu, dans la famille, une histoire assez fâcheuse. Mme Chanteleu était, il y a quelques années, une des femmes les plus en vue de Paris ; jeune, jolie ; imaginez Anne-Marie vers la trentaine. Elle recevait beaucoup ; sans être ce qu’on appelle riche, son mari gagnait pas mal d’argent dans les affaires, et ce ménage était, vraiment, un des ménages les plus heureux qu’on pût voir. Or, un soir qu’ils avaient du monde à dîner, sept heures, huit heures, Mme Chanteleu ne rentre pas. M. Chanteleu s’inquiète, téléphone à droite à gauche, sans obtenir de renseignements ; bientôt, il s’affole, les invités s’agitent… Neuf heures… Toujours rien. Ce jour-là, précisément, Mme Chanteleu était sortie sans sa voiture : vous voyez quelles déductions les hôtes tirent de cette coïncidence ; on chuchote d’étranges propos, on en suggère, on en invente… À dix heures, enfin, coup de téléphone. M. Chanteleu se précipite à l’appareil, revient au bout d’un moment affreusement pâle, et explique que sa jeune femme, prise d’un malaise subit, a été transportée chez un pharmacien ; puis, de là, n’ayant pas de papiers sur elle, à l’hôpital.
L’explication était assez plausible (il arrive chaque jour que des gens se trouvent mal dans la rue). M. Chanteleu se confond en excuses, les invités se confondent en regrets et se retirent. Le lendemain, ils viennent aux nouvelles. On leur répond que Mme Chanteleu est hors de danger, mais qu’elle ne pourra pas recevoir avant une semaine ou deux ; bientôt M. Chanteleu reparaît au Cercle ; on revoit Mme Chanteleu, aux courses, à l’Opéra, puis, brusquement, son mari annonce qu’elle est retombée malade et qu’il l’emmène en Algérie… On vend l’hôtel, les voitures ; les intimes reçoivent pendant quelque temps des lettres ou des cartes, puis les lettres s’espacent… et on n’entend plus parler de rien jusqu’au jour où on lit dans un journal que Mme Chanteleu est morte ; de là la légende qu’une maladie de poitrine l’aurait emportée en peu de mois.
La vérité était autre : Mme Chanteleu avait été prise en flagrant délit de vol dans un grand magasin, arrêtée, amenée au commissariat de police et c’est de là qu’à dix heures on avait prévenu son mari. Ici, l’histoire s’aggravait ; la malheureuse n’en était pas à son coup d’essai : une fois déjà, elle avait été convaincue de vol chez un couturier, une autre fois chez un bijoutier. Désintéressés aussitôt, ces gens s’étaient abstenus de porter plainte, mais ce coup-ci, la police s’étant trouvée mêlée à l’affaire, il n’avait pas été possible de l’étouffer complètement… Si bien qu’il y eut enquête, perquisition, instruction et finalement non-lieu après un examen médical, qui avait conclu à l’irresponsabilité. Pour ma part, je demeure convaincu que Mme Chanteleu était simplement une kleptomane, une malade… Craignant que la vérité se fît jour, M. Chanteleu l’avait séparée du monde, et là-bas, isolée, désespérée, rongée de honte, elle s’était éteinte.
Telle est la vérité : peu de gens la connaissent.
— Oserai-je vous demander comment vous êtes si parfaitement renseigné ? dit Philippe.
— Hasard, simple hasard, prononça M. Fortier. Des personnes, sachant que je voyais assez souvent les Chanteleu, parlèrent de l’histoire devant moi… Un mot en amène un autre… Une hypothèse détruit une autre hypothèse… Sans le vouloir, on s’attache à éclaircir des détails, des contradictions… Mais, croyez bien que si je n’étais pas certain de ce que j’avance…
— Aussi bien, n’est-ce pas cela qui m’inquiète, mais la raison qui vous pousse à me faire un pareil récit ?
— Je vous l’ai dite : la sympathie que je ressens pour vous et…
Philippe l’arrêta d’un geste tranchant :
— Elle se manifeste d’une façon que je ne puis admettre.
— À votre aise, ricana M. Fortier.
— Un mot encore : Mlle Chanteleu ignore, sans doute, tout cela ?… Si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle l’apprenait jamais, c’est vous seul que je rendrais responsable d’un pareil crime, car ce serait un crime, vous m’entendez ?
— De quel droit ?
— Du droit qu’a un mari de faire respecter sa femme. Avant un mois, j’aurai épousé Mlle Chanteleu. D’ici là, il n’est peut-être pas indispensable que nous nous rencontrions à la Roche-au-Roi ?
— Je n’aime pas beaucoup les conseils qui ressemblent à des ordres, articula M. Fortier.
— Tout au plus, mon ordre ressemble-t-il à un conseil, rectifia durement Philippe.
M. Fortier se mordit les lèvres et fît un pas dans sa direction. Mais il se ravisa, et, de ce ton détaché qui mêlait toujours on ne savait quelle perfidie à ses propos, il conclut :
— Au fond, je vous ai dit ce que je croyais devoir vous dire : vous en ferez ce que bon vous semblera…