Le Dragon Impérial/III

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Armand Collin et Cie (p. 38-47).

CHAPITRE III


LA PRUDENCE DE KO-LI-TSIN


Le voyageur qui vient de loin dans la poussière et sous le soleil

Chemine péniblement, et dans son esprit mille projets se construisent ;

Il songe à l’auberge pacifique, aux cuisines parfumées et à la table où il s’accoudera

En tournant la face du côté de la route qui s’éloigne vers l’avenir.


— Et moi, dit Ko-Li-Tsin en entrant à la suite de Ta-Kiang dans la Cité Chinoise, je crois voir déjà le Dragon à Cinq Griffes tordre ses anneaux d’or sur ma robe de mandarin et le globule de saphir rayonner à ma calotte ; je suis le Grand Cèdre de la Forêt des Mille Pinceaux, et le Fils du Ciel, la tête dans sa main, écoute avec extase les vers que j’improvise. Un, deux, trois, quatre, cinq, ajouta le poète en comptant sur ses doigts.


Le jeune homme de Chi-Tse-Po avait des pensées hautaines, mais ses actions étaient inférieures.

Il cultivait le chanvre et le riz ; il cultivait aussi l’aloès et le blé.

Mais les Génies immortels avaient semé dans son esprit une graine d’ambition ;

Et le jeune homme, laissant se courber les épis et les tiges de chanvre, se dirigea vers d’autres travaux afin de faucher les blés d’or de l’approbation.


L’improvisateur se tourna vers Ta-Kiang dans le but d’apaiser avec modestie les enthousiasmes qu’il prévoyait ; mais Ta-Kiang, silencieux et en proie à son rêve hautain, n’avait pas prêté l’oreille. Ko-Li-Tsin, déconcerté, regarda Yo-Men-Li. Celle-ci contemplait Ta-Kiang avec une tendre inquiétude : timide et retenant son souffle, elle suivait sur la face morne du maître le reflet des luttes intérieures. Quand il fronçait les sourcils, elle sentait son cœur battre d’effroi ; mais s’il laissait échapper un cruel sourire, elle redevenait joyeuse et pensait : « Maintenant il est victorieux. » Ko-Li-Tsin, plein de dépit, se mit à chantonner d’un air qui voulait paraître indiffèrent et se fit à part lui la promesse d’être peu prodigue, à l’avenir, des trésors de son esprit.

Les trois aventuriers suivaient la longue Avenue du Centre, cahotés par le pas inégal de leurs montures lasses.

— Oh ! oh ! dit un barbier ambulant en toisant avec dédain Ko-Li-Tsin, voici un voyageur qui n’a guère de liangs à sa ceinture, car il ne s’est point arrêté dans une auberge pour y changer de costume ; avec sa robe somptueuse, noire de boue et grise de poussière, il ressemble au lendemain d’une fête.

— Femelle d’âne ! pensa le poète.

Une vieille femme se dirigea vers Yo-Men-Li et lui dit sans politesse :

— Vous êtes des comédiens, n’est-ce pas ? Et c’est toi qui remplis, parce que tu n’as pas de moustaches, le rôle de la belle Siao-Man dans la comédie intitulée la Servante malicieuse ? Il faut me dire dans quelle pagode vous donnerez des représentations, afin que j’aille voir si tu ressembles à une femme quand tu as une tunique longue et de très petits pieds. Au surplus, dit la vieille, tu fais un métier qui n’est pas honorable.

Yo-Men-Li, en rougissant, détourna la tête.

— Des comédiens ? cria un marchand de dîners qui haranguait devant sa porte un groupe de mangeurs attablés. Tu te trompes, vénérable mère ! Ce sont certainement des voleurs qui, chassés de quelque province, viennent exercer leur métier dans la grande Capitale ; et, de leur arrivée, il ne résultera rien de bon ni pour nous ni pour eux. Je me souviens d’un criminel qui est passé devant ma porte, il y a peu de jours, entre quatre bourreaux, et dont la tête, le lendemain, était pendue dans une cage de bois au-dessus justement du quartier de mouton que vous mangez en ce moment, mes hôtes. Eh bien celui-ci, ajouta le marchand de dîners en désignant Ta-Kiang, ressemble à l’homme qui a été décapité : avec même visage, il aura même sort.

Ko-Li-Tsin, précipitamment, saisit son encrier, l’ouvrit, y trempa son pinceau, et plongeant sa main dans sa botte de satin noir il y prit ses tablettes et traça quelques caractères.

— Qu’écris-tu là ? demanda Yo-Men-Li.

— L’ordre, dit Ko-Li-Tsin, de faire donner cent coups de bambou à ce bavard lorsque Ta-Kiang, empereur, sera assis dans la salle du Dragon entre Yo-Men-Li, sa première épouse, et Ko-Li-Tsin, son premier mandarin.

Cependant le soir montait. L’obscurité et le silence s’établissaient dans les rues. Au loin le bourdonnement du gong ordonnait la fermeture des portes. Les veilleurs de nuit commençaient à rôder, portant des lanternes à leurs ceintures et faisant s’entre-choquer de petites plaques de bois pour mettre les voleurs en fuite et tranquilliser les honnêtes gens. Quelques passants attardés regagnaient à la hâte les ruelles transversales, déjà closes de barrières à claire-voie, échangeaient à voix basse deux ou trois paroles avec le Ti-Pao, gardien du quartier, puis longeaient les murs noirs ; et l’on entendait leurs semelles claquer sur les dalles.

— Ces gens-là vont souper, dit Ko-Li-Tsin. Mon estomac entre en révolte. Il me rappelle, comme si je ne m’en souvenais pas, que l’heure du repas du soir est depuis longtemps passée. Que puis-je lui répondre ? Absolument rien. Ta-Kiang se nourrit d’ambition et Yo-Men-Li d’extase ; mais ces régimes sont peu substantiels.

— Toi qui as habité Pei-King, ne pourrais-tu pas nous conduire dans quelque auberge ? demanda Yo-Men-Li.

— Et où donc penses-tu que je vous conduise ? s’écria le poète, stupéfait qu’on pût lui attribuer d’autre dessein que d’obtenir un bon gîte après un bon repas. Quand nous aurons franchi la Porte de l’Aurore, qui de la Cité Chinoise donne entrée dans la Cité Tartare, tu ne tarderas pas à voir briller les grandes lanternes, dont se décore l’auberge de Toutes les Vertus, où Kong-Pang-Tcha, qui achète cher, vend à bon marché.

Ko-Li-Tsin se tut un instant : puis les yeux à demi fermés, et caressant par moments de la langue les deux ou trois poils noirs de sa lèvre supérieure :

— Combien de fois, reprit-il en se parlant à lui-même, combien de fois, sous l’auvent de la galerie extérieure, Kong-Pang-Tcha m’a versé, dans de petites tasses enveloppées de paille de riz, le thé des premières pousses ou le Pi-Kao à pointes blanches ou la Rosée d’automne de la dernière récolte ! Je connais le portail et la première cour toujours pleine d’une odeur charmante de fricassées et de rôtis, qui souhaite la bienvenue à l’appétit des arrivants ; je sais en quel coin de cette cour s’ouvre la citerne où des domestiques viennent incessamment puiser de l’eau dans de grands seaux d’osier, et je me rappelle les auges de bois, accrochées au mur, que chaque voyageur remplit d’avoine et de paille hachée pour son cheval ou pour sa mule. Mais je me rappelle bien mieux la salle où l’on s’assied devant des tables délicieusement odorantes de viandes et de poissons. Réminiscences savoureuses ! quels repas ! Les pâtés, les volailles succèdent sans relâche aux confitures, aux gâteaux, aux pistaches, aux noisettes sèches, et le tiède vin de riz frissonne clairement dans les tasses. On boit, on fume, on chante. Toute l’auberge est pleine de joie et de vie. Des cou-lis entrent, sortent, se culbutent, se querellent, jettent des paquets, réclament de l’argent. Les voyageurs appellent, s’informent et s’irritent. On voit s’engouffrer sous la grande porte des chaises à porteurs que des chariots renversent, des chameaux, des mulets, des ânes. Injures, piétinements, coups de fouet jaillissent et se croisent. Des mendiants qui se sont insinués dans la cour glapissent aigrement leurs infirmités douteuses. Le seigneur Kong-Pang-Tcha, parmi le tumulte, vocifère des ordres, que ses serviteurs répètent en hurlant ; de jeunes garçons chantent sur un ton aigu le compte des voyageurs prêts à partir ; et, en même temps, tous les chiens du voisinage s’imaginent qu’il est de leur devoir d’aboyer à perdre haleine ; de sorte que, tout en mangeant, fût-on morose comme les pénitents qui se macèrent dans la Vallée du Daim Blanc, on se sent pris d’un rire inextinguible. Puis, le soir vient, les bruits s’apaisent, les voyageurs se retirent dans les appartements intérieurs. Là, les corps fatigués s’enroulent dans les couvertures, et l’obscurité des songes est doucement illuminée par la blancheur des lanternes suspendues au plafond des chambres paisibles. Quelquefois il est vrai, les dormeurs sont éveillés en sursaut par un formidable tapage : toutes les montures, libres la nuit dans la première cour, se battent, se mordent, piaffent, hennissent, braient intolérablement. Mais il est un moyen de réduire au silence la plus bavarde bête : on prend une planchette de bois et une corde, on relève la queue de l’âne ou du cheval criard, on la lie à la planchette, puis on attache solidement celle-ci à la croupe de l’animal ; ainsi forcé de tenir sa queue en l’air et privé de la faculté d’accompagner de gestes aimables ses bruyants discours, le plus obstiné tapageur se résigne à se taire et laisse dormir son maître dans l’auberge de Kong-Pang-Tcha. Ah ! belle auberge ! chère auberge ! ne verrai-je pas bientôt luire les douze lanternes en papier peint de ta porte hospitalière ! Un, deux, trois, quatre, ajouta Ko-Li-Tsin, obéissant encore à sa manie invétérée.


Comme l’amoureux absent désire entendre la voix délicate de sa bien-aimée, mon oreille aspire à ta voix rauque, ô Kong-Pang-Tcha !

Le cœur de celle qu’on aime ressemble au foyer bien flambant de l’hôtellerie où le voyageur se chauffe et reprend des forces.

Mais la femme perd sa beauté ; le feu s’éteint ; le voyageur s’égare en des sentiers couverts de neige.

Kong-Pang-Tcha va fermer sa porte ; le dîner sèche sur la cendre des fourneaux, et Ko-Li-Tsin, affamé, erre encore par les chemins.


Les trois aventuriers avaient franchi la Porte de l’Aurore ; maintenant ils remontaient vers le Nord la longue Avenue de l’Est, et ils allaient dans peu d’instants atteindre la rue transversale où est située l’auberge de Toutes les Vertus. Mais Ko-Li-Tsin, plus prudent qu’affamé, pensa : « Il serait périlleux d’arriver chez Kong-Pang-Tcha avant que les lanternes soient éteintes, car l’ombre miraculeuse qui suit les pas de Ta-Kiang pourrait se montrer à des personnes indiscrètes. Je sais bien que d’ordinaire les Pou-Sahs réservent les visions sacrées aux yeux seuls qui en sont dignes ; néanmoins il ne faut pas s’exposer inutilement à un péril, même douteux. » Et Ko-Li-Tsin dit à son cheval : « Là ! là ! par pitié pour les reins de ton maître, garde une allure modérée. » Mais tout à coup, au moment même où il sacrifiait sa juste impatience d’un repas et d’un lit aux intérêts de son maître, d’éblouissantes lumières éclatèrent, multicolores, à deux ou trois cents pas devant lui.

— Oh ! dit Yo-Men-Li, qu’est-ce que cette foule pompeuse précédée par un homme qui porte un gong, et chargée de tant de belles lanternes ?

— C’est sans doute, dit Ko-Li-Tsin, le cortège d’un mariage, car je vois des personnes à cheval, de grandes tables où s’amoncèlent de somptueux costumes, des chaises à porteurs et d’innombrables musiciens. Voici des lanternes, ajouta-t-il en soi-même, autrement dangereuses que les deux ou trois lampions fumeux de Kong-Pang-Tcha. Il est vrai que le cortège, sorti d’une petite rue, remonte, comme nous, l’Avenue de l’Est ; mais il s’éloigne si lentement que nous ne manquerons pas de le rejoindre, avec quelque prudence que je modère l’allure de nos chevaux. Ceci est grave. Que faire ?

Ko-Li-Tsin songea un instant, puis, se tournant vers Ta-Kiang :

— Maître glorieux, dit-il, je crains de m’être égaré ; car depuis cinq années je ne suis pas venu dans la Capitale du Nord. Si tu le permets, j’irai seul à la recherche d’une auberge, tandis que tu m’attendras avec Yo-Men-Li sous le portique obscur de ce monument, qui est, je crois, la Pagode de Koan-In.

— J’y consens, dit Ta-Kiang en se dirigeant, suivi de Yo-Men-Li, vers l’ouverture qu’avait désignée Ko-Li-Tsin. Et celui-ci, satisfait, s’éloigna vivement en pensant : Quand le cortège aura disparu je reviendrai et je leur dirai : « Allons, j’ai trouvé l’auberge. »

Ta-Kiang et Yo-Men-Li, sous le portique, dans l’ombre, se tenaient immobiles. Le lieu était noir. La jeune fille aurait eu peur si elle avait osé. Elle s’efforça de voir autour d’elle. Elle distingua un grand mur que dépassaient de sombres arbres emplis de frémissements indécis et de bruits éteints. Il lui sembla que ce mur était hostile et plein d’embûches. Si elle n’avait craint de s’exposer à quelque dure réponse, elle aurait dit à Ta-Kiang : « Allons-nous-en ! » Tout à coup elle jeta un cri parce qu’un homme était sorti de l’ombre qui le cachait.

— Ah ! qui vient là ? dit-elle.

— Un chien, je pense, dit Ta-Kiang. Non, ajouta-t-il, c’est un homme, et en voici un autre.

— Un autre encore ! cria douloureusement Yo-Men-Li.

Bientôt douze hommes les enveloppèrent. Les uns saisirent Ta-Kiang, les autres Yo-Men-Li. Ils les arrachèrent de leurs selles, les lièrent de cordes et les emportèrent dans la nuit, tandis que Yo-Men-Li poussait de grands sanglots, et que Ta-Kiang, farouche, hurlait : « Je ferai pendre ces hommes ! »