Le Dragon Impérial/VI

La bibliothèque libre.
Armand Collin et Cie (p. 71-81).

CHAPITRE VI


LE POISSON JAUNE


Garde-toi de dire d’un homme qui passe avec un poisson sur le dos : Voilà un pêcheur ;

Car souvent une jeune fille cache en un sein délicat le cœur furibond d’un guerrier.


Le lendemain, avant qu’il fit grand jour, un homme, à travers les rues désertes de la Cité Tartare, se dirigeait vers l’élégante Ville Jaune. Il portait sur ses épaules un énorme poisson couleur d’or qui le forçait à marcher péniblement courbé. Arrivé devant la Porte Septentrionale, il dut s’arrêter et attendre l’ouverture de la ville.

Le soleil monta tout à coup et fit étinceler les toits vernis des maisons ; les enseignes, les banderoles frissonnèrent multicolores, et les rues se laissèrent voir clairement dans toute leur longueur, pendant que les cigognes neigeuses secouaient leurs ailes au sommet des portes triomphales, dont les triples toitures s’estompaient dans le matin vaporeux.

La cinquième heure sonna. Dans les pavillons fortifiés du bastion septentrional les soldats commencèrent à s’agiter, et bientôt le gong d’airain ébranla la citadelle de ses vibrations profondes. Alors les portes pourpres étoilées de clous d’or s’ouvrirent largement ; un pont mobile s’abaissa, et les sentinelles tartares apparurent, la pique à l’épaule. L’homme qui pliait sous le poids d’un Poisson Jaune mit le pied sur le pont et s’avança vers la porte.

— Eh ! parc à poux ! lui cria une sentinelle, ne sais-tu pas que les estropiés, les mendiants et les gueux n’entrent pas dans la noble Cité Jaune ?

— Je suis aussi droit, répondit l’homme, qu’on peut l’être sous un fardeau lourd comme le mien, et je ne suis ni sourd ni aveugle, car j’entends ta voix de bœuf à jeun, et je vois ta face de carpe de Tartarie ; je n’ai aucune infirmité cachée ; je ne t’ai pas tendu la main en glapissant mes misères : donc je ne suis pas plus mendiant qu’estropié.

— Mais, répliqua le soldat, tu es un gueux ; par conséquent, tu n’entreras pas.

Et il abaissa sa pique devant l’homme.

— Soit, dit celui-ci. Le Fils du Ciel sera privé de poisson à son repas du soir, et toi demain tu seras mis à la cangue.

Là-dessus il fit mine de s’en retourner.

— Où donc allais-tu avec ton poisson ? demanda la sentinelle avec un commencement d’inquiétude.

— Que t’importe, puisque je m’en vais ?

— Explique-toi. Si tes raisons sont bonnes, je te laisserai passer.

— Oh ! moi, je ne tiens pas beaucoup à passer ; mon poisson m’a été payé d’avance par le Chef des Dix Mille Eunuques, qui m’attend en ce moment ; et je ne risque rien, puisque je dirai que c’est toi qui m’as empêché de remplir mon devoir.

L’homme était déjà au milieu du pont ; le soldat courut après lui.

— Mais entre donc, queue de mulet, groin de truie, misérable, qui veux me faire mettre à la cangue par méchanceté ; tu vois bien que je ne t’empêche pas d’entrer, gueux fétide !

Et il le poussa brusquement dans la Cité Jaune.

Le marchand de poisson traversa de grandes places aux dalles grises, suivit de larges rues tranquilles, longea le rempart de brique qui enferme la Ville Rouge ; puis arrivé à la Montagne de Charbon, il la gravit et s’arrêta près d’un palais superbe, au toit couleur d’émeraude. Les portes étaient grandes ouvertes sur la cour d’honneur ; l’homme entra, et ne voyant personne, après avoir un peu hésité, frappa de son poing fermé un gong suspendu à un arc de pierre porté par deux lions cabrés. Aussitôt des serviteurs accoururent des différents côtés, donnant des signes d’une vive émotion qui se changea en colère, quand ils aperçurent celui qui avait fait sonner le bronze.

— Veux-tu donc mourir sous le bâton ? lui cria-t-on, un vermisseau tel que toi faire vibrer le gong qui n’annonce que des mandarins ou des princes !

— Eh bien ! j’annonce le roi des poissons, répondit l’homme sans se déconcerter, ne voyez-vous pas que j’ai pêché un Poisson Jaune, le plus magnifique qu’on puisse imaginer ? Il est de l’espèce de ceux qu’il est interdit à tout homme de manger, et qui sont réservés à la bouche vénérable du Fils du Ciel ; je viens l’offrir à votre noble maître le noble Kouang-Tchou, surintendant du palais, pour le repas de l’empereur.

— Ce serait en effet un plat très somptueux. Reste là. Nous appellerons les cuisiniers.

Le pêcheur déposa lentement son fardeau à ses pieds et ôta sa calotte pour s’essuyer le front avec sa manche ; puis il promena ses yeux sur les beaux bâtiments qui entouraient la cour et sur la gracieuse galerie aux treillis dorés qui circulait, peinte et fleurie, devant les appartements du premier étage.

Les cuisiniers arrivèrent, ayant leurs nattes roulées autour de la tête, vêtus de robes de coton bleu que recouvraient des tabliers carrés de même étoffe. L’un d’eux, qui ne portait pas de tablier, s’avança, les bras croisés.

— Il y a huit jours que tu as pêché ce poisson, dit-il d’un air dédaigneux.

— Il vit encore, dit le marchand en poussant la bête du pied.

Le poisson bâilla et se tordit faiblement.

— Soit, reprit le cuisinier ; mais il aura peut-être un goût prononcé de vase.

Le pêcheur se mit à rire.

— Tu sais bien que le ouan-yu se tient toujours au milieu des lacs ; je ne l’ai donc pas ramassé dans les fanges du rivage.

— Allons, il vaut un liang d’or.

— C’est-à-dire qu’il coûterait à ton maître trois liangs d’or ; tu m’en donnerais un et tu en garderais deux. Le marché ne me convient pas.

Le pêcheur fit mine de ramasser son poisson. Le cuisinier tourna le dos et s’éloigna ; mais il revint.

— Je te donnerai un liang d’argent avec le liang d’or.

Le marchand secoua la tête, plaça résolument le poisson entre ses deux épaules, et se dirigea vers la porte.

Or, depuis un moment, un personnage d’aspect illustre, ayant à son côté un jeune serviteur, était venu s’accouder au rebord de la galerie. Il avait regardé la scène qui se passait dans la cour ; il avait écouté les propos du cuisinier déloyal. C’était Kouang-Tchou lui-même, le Chef des Dix Mille Eunuques. Il médita pendant quelques instants ; puis un sourire cruel, conforme sans doute à quelque féroce pensée, crispa sa bouche.

— Voleurs ! drôles ! cria-t-il, rentrez dans les cuisines !

Les cuisiniers, épouvantés, disparurent comme des Rou-lis.

— Pêcheur, reprit le mandarin, je t’achète ton poisson.

Le pêcheur salua profondément.

— Toi, continua Kouang-Tchou en s’adressant au jeune serviteur qui l’accompagnait, va donner seize liangs d’or à cet homme. Je te charge de garder ce poisson ; s’il tombe une seule écaille de son dos je te ferai couper la tête.

Le maître rentra dans son appartement. Le serviteur descendit avec rapidité, s’approcha du marchand, et en le regardant fit un geste de surprise :

— Ko-Li-Tsin ! cria-t-il.

— Yo-Men-Li ! dit Ko-Li-Tsin en écarquillant ses yeux.

— Comment en une nuit es-tu devenu pêcheur ?

— Et toi, comment es-tu devenue le serviteur préféré de l’eunuque Kouang-Tchou ? Mais, ajouta Ko-Li-Tsin d’un air inquiet, Ta-Kiang ?

— Il est en sûreté, dit Yo-Men-Li avec un sourire plein de fière joie.

— Gloire aux Pou-Sahs ! Moi, j’ai été poursuivi. On voulait me battre. J’ai volé comme une hirondelle. Je suis tombé dans une barque. Ce matin je mourais de faim, et je n’avais pas un tsin. J’ai trouvé des filets dans la barque. J’ai pêché. Par bonheur, j’ai pris un Poisson Jaune. On m’a indiqué la demeure de l’Intendant des Banquets de la Munificence Impériale. Le Pou-Sah des rencontres m’a bien servi, et je t’ai revue. Voilà mon histoire, raconte-moi la tienne.

— D’abord il faut que tu manges, dit Yo-Men-Li. Viens avec moi ; mais n’oublions pas le poisson.

Ko-Li-Tsin le prit dans ses bras et suivit la jeune fille. Ils entrèrent dans une vaste salle affectée aux repas des domestiques. Tandis que le poète déposait son fardeau sur une étagère, Yo-Men-Li trouva dans une armoire des pistaches, du riz, des viandes, des graines de pastèque, des amandes salées, un vase plein de vin, disposa le tout sur une petite table et dit à Ko-Li-Tsin : « Assieds-toi et mange ». Il obéit avec un empressement peu conforme aux rites, mais qu’excusait un long jeûne.

— Maintenant, écoute, dit Yo-Men-Li. Tu te souviens que tu nous as quittés devant une pagode ? Tu étais parti depuis quelques instants à peine, quand des hommes, sortis d’un mur, entourèrent nos chevaux, puis, brusquement, nous saisirent, nous lièrent et nous emportèrent.

Ko-Li-Tsin, qui avait déjà mangé toutes les pistaches hormis une, laissa tomber la dernière, et ouvrit démesurément la bouche.

Yo-Men-Li, en souriant, poussa vers lui un plat de poulet haché ; il se remit à manger. Elle continua :

— Ta-Kiang insultait ces hommes et leur crachait au visage. Moi, toute tremblante, je regardais autour de moi avec terreur. On nous avait fait franchir plusieurs portes. Nous étions entre deux balustrades de marbre, dans une allée pavée de marbre. De chaque côté des cèdres immobiles formaient un grand mur noir. Au loin je voyais deux lions sculptés qui regardaient en arrière. On nous forçait d’avancer plus vite. Les allées se croisaient, toutes semblables. J’aperçus enfin, élevé sur une terrasse, un monument rond dont les six toits se superposaient en se rétrécissant.

— C’était la pagode de Koan-In, dit Ko-Li-Tsin la bouche pleine.

— On nous obligea de monter les degrés innombrables d’un escalier d’albâtre ; puis on nous entraîna par des galeries obscures, et longtemps nous roulâmes dans l’ombre, et enfin on nous poussa dans une salle rayonnante, et j’entendis crier : « Voici des espions que nous avons surpris rôdant autour de la pagode ! »

Ko-Li-Tsin, qui portait à sa bouche une tasse de vin de riz, la replaça sur la table sans y tremper les lèvres, et ouvrit infiniment les yeux.

— Un Grand Bonze, très majestueux, parlait à une assemblée nombreuse. À notre arrivée il se tut et tous les assistants levèrent les bras avec épouvante. Puis, tandis que nous nous débattions, trois jeunes prêtres nous emmenèrent dans une chapelle voisine, et le Grand Bonze lui-même vint nous interroger. Je répondis simplement que je venais du champ de Chi-Tsé-Po à la suite d’un laboureur en qui j’avais foi et dont l’ambition était immense. Mais Ta-Kiang refusa de parler. Alors le Grand Bonze dit aux prêtres : « Levez vos lanternes vers le visage de cet homme, afin que je voie s’il porte le front d’un traître. » Et les prêtres levèrent lentement leurs lanternes.

Yo-Men-Li cessa de parler, et feignit de chercher sous la table un petit bâton qui n’était pas tombé.

— Bien ! bien ! très bien ! dit Ko-Li-Tsin, non moins embarrassé qu’elle. Ils levèrent leurs lanternes. Ah ! ah ! ils firent très bien.

Et craignant de hasarder la moindre allusion à l’ombre miraculeuse qu’avait dû produire Ta-Kiang ainsi éclairé, le poète se mit à contempler avec une profonde attention le paysage peint sur la tasse qu’il n’avait pas vidée.

— Enfin, reprit Yo-Men-Li, qui détournait la tête de crainte de rencontrer le regard de Ko-Li-Tsin, je ne me souviens plus de ce qui se passa alors ; mais le Grand Bonze se retira bientôt avec les jeunes prêtres en témoignant pour notre maître du respect le plus profond.

Pour se donner une contenance, Ko-Li-Tsin avait imaginé de se mettre dans la bouche tant d’amandes salées à la fois qu’il faillit étouffer. Yo-Men-Li poursuivit :

— Une heure plus tard, les prêtres revinrent ; ils emmenèrent Ta-Kiang, et je demeurai seule dans la chapelle. Mais on ne m’y laissa que peu de temps. Un bonze vint me demander si je voulais le suivre et me conduisit avec beaucoup de politesse dans la grande salle où nous avions été introduits d’abord. L’assemblée était beaucoup moins nombreuse qu’auparavant ; je vis environ trente bonzes, et à côté du Grand Pontife un somptueux personnage qui portait une robe couleur d’or. Ta-Kiang aussi était là. Dans le coin le plus obscur du temple, sur un trône élevé, il était assis ; il portait un manteau de satin jaune qui resplendissait, et avait dans la main un sceptre de jade vert. L’un après l’autre les assistants, agenouillés, lui rendaient hommage, et le nommaient : Houang-Ti ! Je crus que j’allais mourir de joie, car je compris que nous étions tombés au milieu d’une réunion de conspirateurs, qui n’ayant pas de chef, avaient choisi notre maître pour empereur !

— Remercions les pieds de Koan-In ! dit Ko-LiTsin en battant des mains, et il ajouta, enthousiaste :

Ta-Kiang marche ? Devant lui les obstacles s’évanouissent et les murailles s’écroulent.

Ta-Kiang montre sa face superbe ? Tous les hommes s’agenouillent dans la poussière de ses souliers.

Déjà le laboureur de Chi-Tsé-Po est l’égal du Fils du Ciel ; bientôt il aura conquis Pei-King,

Bientôt l’empire, bientôt le monde ! Sa gloire fera tressaillir tous les peuples,

Et le Dragon l’ira proclamer aux immortels dans les nuages !


Ko-Li-Tsin se leva tout ému ; ses petits yeux brillants s’ouvraient et se fermaient avec rapidité, et il étendait les bras comme un guerrier victorieux. Yo-Men-Li, accoudée à la table, cachait son visage dans ses mains ; elle sanglotait tout en riant.

— Mais toi, petite, reprit le poète, comment et pourquoi es-tu ici ?

— Tu le sauras, dit la jeune fille en relevant la tête. Le Grand Bonze m’a dit : « Jeune homme, es-tu capable d’accomplir une action terrible pour concourir aux victoires de Ta-Kiang, ton maître ? » J’ai dit : « Oui » ; et le Grand Bonze a ajouté : « Suis donc le mandarin Kouang-Tchou, Chef des Dix Mille Eunuques, et ce qu’il t’ordonnera, fais-le. » J’ai suivi le mandarin. Je ne sais pas encore ce qu’il me faudra faire, mais ce qui sera ordonné sera accompli. Toi, cependant, va vers l’empereur, qu’il sache que Yo-Men-Li lui dit : « Je sais que je dois peut-être mourir pour toi, mais je t’aime, et en mourant, je glorifierai ton nom sacré. »

— Je lui rapporterai tes paroles, dit Ko-Li-Tsin, qui, ayant fini de manger, s’était levé. Mais pourquoi ton cœur est-il plein de funèbres pensées ?

— Je ne sais, dit Yo-Men-Li. Prends les seize liangs d’or, et hâte-toi de rejoindre le maître.

Le poète quitta la salle du repas inférieur et traversa la cour. Yo-Men-Li le suivit jusqu’à la grande porte.

— Frère, dit-elle, souviens-toi du nom de ta sœur.

Ko-Li-Tsin la considéra d’un œil attendri.

— Sœur fidèle, à bientôt, dit-il.

Et pendant qu’il s’éloignait il put entendre la voix impérieuse du Chef des Eunuques appeler Yo-Men-Li du haut de la galerie et lui dire :

— Que mon cortège soit prêt à me suivre avant la quatrième heure ; et toi, va revêtir des habits somptueux, car tu m’accompagneras dans la Ville Rouge.

Mais Ko-Li-Tsin n’entendit pas le mandarin ajouter d’une voix plus sourde :

— Monte d’abord vers la salle supérieure où sont entassées mes armes précieuses, et choisis, parmi toutes, un sabre bien effilé dont la longueur égale celle du Poisson Jaune.