Le Dragon Impérial/XIII

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Armand Collin et Cie (p. 155-164).

CHAPITRE XIII


ROSES, PERLES, FLEURS


Il avait naguère autant de rêves qu’il y a de fleurs de pêcher sur la colline orientale ;

Mais maintenant son front n’a plus qu’une pensée,

Comme une porcelaine blanche où trempe une pivoine.


Le prince Ling suivit Yo-Men-Li des yeux aussi longtemps qu’il put la voir. Lorsqu’elle eut disparu avec l’eunuque il rentra lentement, rêveur.

— J’étais un guerrier dans une plaine brûlante, écrasé sous le poids de son armure en corne noire ; mais soudain un serviteur inconnu m’enlève ma lourde cuirasse, un vent parfumé souffle de l’est, et je pense qu’à l’été lourd succède le tiède printemps.

Il remonta les escaliers des terrasses. Le regard levé vers la lune, il souriait et murmurait :

— Yo-Men-Li ! Yo-Men-Li !

Revenu dans sa chambre, où brûlaient les quatre lampes odorantes, il jeta les yeux sur le poème qu’il composait avant l’arrivée de la jeune fille.

— Ah ! ah ! Voilà ce que j’écrivais avant de l’avoir vue. Il n’y a pas une heure que je la connais, et pourtant je n’écrirai plus jamais rien de semblable ; je ne saurais même pas finir le vers commencé. Celui qui me verra désormais ne reconnaîtra pas le prince Ling ; comme le voyageur qui trouve au retour son champ inondé par le fleuve se dit : « Ce lac brillant sous le ciel peut-il bien être la plaine féconde où se dressaient autrefois les grands épis ? » ainsi mes amis s’étonneront devant moi.

Le prince froissa le papier où s’alignaient ses vers anciens.

— Aux Yé-Kiuns, esprits des ténèbres, l’étude, la morale et les sages maximes ! Grands philosophes que je vénérais, je vous quitte ; vous n’êtes plus mes conseillers ni mes maîtres ; mon cœur ne peut contenir désormais que la joie ou le désespoir.

Le prince trempa un pinceau dans l’encrier et écrivit sur une page blanche :


J’étais pareil à un pavillon inhabité au milieu d’un lac glacé par l’hiver.

Sous le ciel noir, lourd de pluie, dans les arbres grêles et dépouillé, les oiseaux, gonflant leurs plumes, dormaient tristement, croyant que c’était la nuit.

Mais soudain le grand soleil s’épanouit ; le toit d’or du pavillon s’éclaire et sur le lac fondu fleurissent les tulipes d’eau ;

Et les fenêtres s’ouvrent joyeusement, et une femme penche vers les fleurs son visage plus beau que la lune, pendant que les oiseaux en fête chantent pour elle avec tendresse.


Le prince Ling s’éloigna de la table et alla s’asseoir sur le banc d’honneur, regardant la place vide où était naguère Yo-Men-Li ; et il baisa les fourrures qui l’avaient enveloppée.

— Pourquoi l’ai-je laissée partir ? soupira-t-il.

Et pendant très longtemps il rêva, triste et heureux.

L’eunuque rentra dans l’appartement.

— Eh bien ! t’a-t-elle répété sa promesse ? Parle-moi d’elle. Où l’as-tu conduite ?

L’eunuque traça en l’air des caractères avec son éventail.

— Elle m’a dit : « À demain ! » écrivit-il. Je l’ai conduite à l’extrémité septentrionale de l’Avenue de l’Est.

— Et tu n’as pas vu dans quelle maison elle est entrée ?

— Non, glorieux maître ; elle m’a ordonné de m’éloigner sans retourner la tête.

— Tu crois qu’elle viendra ?

— Certes ! traça l’eunuque.

— Allons, dit le prince, viens me mettre au lit ; si le sommeil pouvait me prendre et me conduire à demain ! Il me semble que je vais mourir d’impatience.

Le prince se coucha, mais il ne put dormir. Appuyé sur un coude, les yeux ouverts, il vit pâlir la lune, la dernière étoile s’éteindre, et avant que l’aurore fût levée, il se leva.

Il courut au jardin, une petite jonque de laque au bras. Il voulait choisir pour sa bien-aimée les fleurs nouvellement écloses. Il prit des touffes de roses pourpres et les roses pâles qui ont l’arôme du thé ; il cueillit le koei-hoa, cette fleur d’amour dont le parfum trouble le cœur, la fleur de lune, le lys d’or et la pervenche humide ; il se penchait sur les lacs pour saisir les nélumbos et les nénuphars jaunes, il se haussait sur la pointe des pieds pour atteindre les camélias grimpants et les claires hydrangées qui faisaient pleuvoir sur lui leur rosée odorante.

Il disposa son bouquet dans la jonque et se dirigea vers les longues galeries où sont entassées les richesses des empereurs. Il parcourut lentement les salles, remuant du bout de ses grands ongles les diamants et les saphirs au fond des coupes d’or.

— Quelle est la pierre assez belle pour Yo-Men-Li ? Quelle est la gemme digne de son regard ? Où sont les perles qui valent son sourire ?

Il ôta sa calotte de satin et l’emplit jusqu’aux bords des pierres les plus rares.

— Lorsqu’elle sera assise près de moi je les verserai sur sa robe, et elle se divertira un instant de les voir, entre ses genoux, briller comme des fleurs de feu ; puis, se levant et secouant sa robe, elle rira peut-être du bruit joyeux qu’elles feront en roulant sur le sol.

Il continua à fureter, ouvrant les coffrets, renversant les tasses d’or mat.

— Je lui poserai moi-même cette aigrette de rubis sur le front ; je pourrai ainsi toucher un instant ses cheveux lisses. Et ce bracelet d’escarboucles ? peut-être aimera-t-elle son éclat de soleil et me donnera-t-elle, en échange du bijou, son bras de jade à baiser.

Il prit encore des colliers d’émeraudes, des agrafes de corail, des bagues de topaze, puis remonta vers le Palais, écoutant, le cœur gonflé de joie, la huitième heure du matin qui tintait sur le gong du Portail Serein.

En rentrant dans sa chambre, le prince s’arrêta devant un large miroir d’acier poli, semblable à la lune sur les roseaux ; il se vit, les joues empourprées par la fraîcheur du matin, les mains ensanglantées par les épines, les vêtements ruisselants de rosée, les bras enlacés de colliers flamboyants, les cheveux étoiles de fleurs et de lueurs, et les yeux pleins d’amour.

— Ah ! s’écria-t-il en souriant, m’aimerait-elle si elle me voyait ainsi, outragé par les ronces et chargé comme un paysan qui se rend au marché ?

Il versa tous les bijoux dans une grande corbeille de porcelaine et plaça sur la table de laque la jonque pleine de fleurs.

— Allons, reprit-il en frappant sur un petit gong d’argent, qu’on apporte les parfums les plus purs, les plus superbes costumes, et qu’on m’habille ! Si ma bien-aimée me surprenait ainsi, elle me prendrait pour un homme vil.

Des serviteurs entrèrent. Les uns portaient de larges coffres de laque fleuris d’or, d’où ruisselaient à demi déployées des étoffes resplendissantes ; les autres des plateaux d’or débordant de plumes multicolores, d’aigrettes, de calottes brodées, des boîtes précieuses renfermant les globules honorifiques, et des vases de jade où fumaient des parfums.

Le prince, impatient, plongea ses bras dans les coffres et retira les vêtements l’un après l’autre. Il dispersait à terre ceux qui ne lui plaisaient pas. Lorsqu’il eut préféré une robe qui lui sembla digne de plaire à Yo-Men-Li, il se livra aux serviteurs qui le lavèrent avec du lait odorant, l’inondèrent d’essence de thé, terminèrent sa longue natte par des brindilles de soie, puis le revêtirent du costume choisi. C’étaient une robe de damas, couleur de saphir, ramagée de broderies d’or et bordée d’une haute bande de satin dont les couleurs alternées formaient un triple arc-en-ciel ondoyant, un manteau court, aux larges manches, en satin jaune, qui portait sur la poitrine et sur les épaules le Dragon à Cinq Griffes, et une calotte de brocart jaune ornée d’un œil de chat. Couvert de ces splendeurs, il mit à son pouce une bague d’or au chaton formé d’un gros rubis conique et lisse, dont la douce caresse rafraîchit les paupières, puis, ayant fait appeler l’eunuque muet, il lui dit :

— Vas attendre ma bien-aimée à la porte de la Ville Rouge ; il est temps.

L’eunuque s’éloigna.

— Comme la fièvre palpite dans mes tempes, disait le prince, à demi couché sur le banc d’honneur ; comme l’attente oppresse mon cœur et fait trembler mes membres !

L’homme de bronze qui est assis au sommet du Portail Serein commença de frapper la dixième heure sur le gong.

Le prince devint pâle et se leva brusquement.

— Elle vient ! elle est à présent près des murailles ; dans un instant elle sera ici ; je vais mourir de joie. Il faut dix minutes pour venir des murailles à cette chambre. Oh ! longues minutes !

Elles s’écoulèrent. Le prince souriait.

— La voilà, disait-il.

Cinq minutes encore se passèrent.

— Elle marche lentement ; elle se repose de moment en moment, pendant qu’elle monte les degrés des terrasses.

Il écarta le store bleu de sa fenêtre et regarda.

L’eunuque revenait seul.

— Misérable ! cria le prince, que fais-tu là ?

— Elle ne vient pas, traça l’eunuque.

— Je te ferai mettre à la cangue ! elle est à la Porte du Sud, elle t’attend, chien, pendant que tu te promènes !

L’eunuque tourna les talons et se mit à courir vers les murailles.

Le prince attendit longtemps.

— Si elle ne venait pas ! se dit-il tout à coup.

Une douloureuse terreur l’envahit.

— Pourquoi ne viendrait-elle pas ? Pourquoi cette enfant voudrait-elle me faire mourir ?

La onzième heure retentit. Le prince Ling n’essaya point de se contenir plus longtemps. Oubliant toute étiquette, il se précipita hors de la chambre, descendit l’escalier des terrasses et alla rejoindre l’eunuque.

Celui-ci était seul.

Le prince, mortellement triste, n’osa point lui parler ; il tourna des yeux pleins de larmes vers l’Avenue de l’Est, demeura immobile et attendit.

La douzième heure tinta ; le prince frémit.

— Elle ne viendra pas ! dit-il avec désespoir.

L’eunuque secoua la tête.

— Viens ! gémit le prince. Conduis-moi où tu l’as laissée ; puisqu’elle ne veut pas venir, allons la chercher.

Le jeune homme se mit à marcher rapidement ; il traversa la Ville Jaune et entra dans la Ville Tartare, accompagné longtemps par le regard des passants étonnés de voir l’Héritier du Ciel courir les rues sans cortège et suivi d’un seul eunuque. Il arriva à l’extrémité de l’Avenue de l’Est.

— C’est ici que tu l’as laissée ? dit-il.

L’eunuque écrivit :

— Oui.

Le prince regarda autour de lui ; puis il alla frapper à une maison ; mais lorsque le portier vint ouvrir il ne sut que demander. Il tourna la tête vers l’eunuque ; celui-ci traça en l’air des caractères avec son éventail.

— Demande, voulait-il dire, si l’homme qui habite la maison a une fille.

Le prince répéta la question au portier.

— Il en a trois, répondit le portier ; la plus âgée a huit ans.

Le prince s’excusa et se dirigea vers une autre porte. Aux portiers de vingt maisons il fit la même demande ; aucun ne connaissait la jeune fille qu’il cherchait. Il arriva devant la pagode de Koan-In ; et il errait, plein de tristesse, jetant aux murailles muettes des regards désespérés.

Un vieillard, de la terrasse de sa maison, appela le prince.

— Jeune seigneur, dit-il, que cherches-tu ?

Le prince leva la tête.

— As-tu vu une jeune fille rentrer seule chez elle, cette nuit ? demanda-t-il.

— Si cette nuit n’avait pas été pleine de troubles et de batailles, ta question serait oiseuse ; car un vieillard ne passe pas volontairement la nuit à regarder ce qui se fait dehors. Mais, ayant été réveillé par les cris des soldats, j’ai ouvert ma fenêtre et j’ai observé le combat sanglant qui s’est livré devant la pagode de Koan-In.

— Et tu as vu une jeune fille ?

— Non ; mais un jeune garçon qui, après la bataille, est venu frapper à la pagode.

— C’est elle ! s’écria le prince en battant des mains. Et que s’est-il passé, bon vieillard, après que ce jeune garçon eut frappé à la porte de la pagode ?

— Les vainqueurs lui ont ouvert, et il est entré en donnant les signes de la plus vive inquiétude.

— Ensuite ?

— Ensuite, je suis allé me coucher.

— Merci, honorable seigneur, dit le prince ; et il se dirigea vers la pagode.

La porte rompue encombrait l’entrée. Il fut obligé d’enjamber des débris. Les longues allées de marbre étaient désertes. Sur les degrés des terrasses grimaçaient des têtes de cadavres ; et la pagode à demi écroulée brûlait lentement. Le prince, épouvanté, se mit à courir autour du monument ; il se penchait sur les morts en frémissant et appelait tristement Yo-Men-Li.

— Où est-elle ? où est-elle ? criait-il avec égarement ; et, fou de douleur, il arrachait les broderies de sa robe et étouffait ses sanglots en mordant ses mains mouillées de larmes.

L’eunuque se jeta à ses pieds, le suppliant par ses gestes d’apaiser cette douleur, de reprendre espoir et de revenir au Palais pour ne pas se montrer aux passants, lui, le fils du Maître, ainsi oublieux de l’étiquette ; mais le prince ne voulut pas comprendre. Ce ne fut qu’avec la nuit qu’il rentra dans son palais splendide, le cœur et le foie brisés, plus misérable que le mendiant affamé qui grelotte sous la pluie.