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Le Dragon Impérial/XXVIII

La bibliothèque libre.
Armand Collin et Cie (p. 308-317).

CHAPITRE XXVIII


KANG-SHI


Ne force pas à devenir ton juge l’empereur ton père.


Dans la salle de la Paix Lumineuse, Kang-Shi siégeait sur son trône. De la main droite il dirigeait vers sa poitrine la pointe aiguë d’un sabre, car il avait résolu de s’arracher la vie quand tout espoir se serait évanoui ! mais il portait dans sa main gauche le sceptre de jade, afin d’apparaître aux vainqueurs redoutable quoique mort, et pour que son bras, bras de cadavre, brandit encore la force et le commandement.

Kang-Shi avait alors quarante ans. Depuis quinze ans déjà il régnait. Les Pou-Sahs lui avaient donné la taille haute et ample qui convient au maître d’une nation, et le visage bon qui sied au père d’un peuple. Un front uni, à peine bombé, des yeux longs et étroits d’où tombaient des clémences, un nez large, écrasé, des joues épanouies en plis nombreux, formaient sa face sereine, et son épaisse lèvre éclatait comme une fleur écarlate sous une noire moustache, mince et tombante selon la mode tartare.

Il avait revêtu le costume majestueux des cérémonies illustres. Sous un manteau de satin jaune aux vastes plis et dont les manches longues prenaient en s’achevant la forme d’un sabot de cheval, un plastron qui montre, en or et en argent, l’image du dragon Long décorait la poitrine impériale. Plus bas étincelait le damas bleu d’une robe. Une agrafe de jade fermait une ceinture parmi les enroulements d’un collier fait de grosses boules de corail rose qui descendait jusque vers le ventre vénérable ; et le front souverain resplendissait sous la haute coiffure de brocart d’or semée de perles, d’où s’élancent vers la gauche deux longues plumes de paon retenues par une boucle de saphir, tandis que le sceptre tortueux, en jade pur, chargeait le bras auguste.

Tel était Kang-Shi, troisième empereur de la dynastie des Tsings, pendant que la victoire et la défaite jouaient aux dés dans la poussière rouge des champs de bataille ; tel il brillait dans la salle de la Paix Lumineuse, sur le trône hautain qui enfonce ses quatre pieds dans un tapis en poils de chamelle, et dont le dossier large se glorifie d’une peau de dragon marin, tandis que deux grands éventails en plumes de paon palpitent à droite et à gauche, non loin de quelques cassolettes doucement vaporeuses.

Près du trône, sur des sièges gradués, brillaient plus obscurément les grands dignitaires de l’empire. À la gauche illustre du Fils du Ciel s’épanouissaient largement les ministres suprêmes, dont les poitrines bombées montrent pompeusement un fabuleux Tchi-Nen qui se hérisse d’écailles d’or ! les Ta-Kouen, cachant leurs mains dans leurs manches, songeaient, et, sur les robes des plus nobles d’entre eux, des grues dorées ouvraient leurs ailes en signe de suprématie, tandis que des paons et des oies sauvages, envolés dans un ciel étoile de pierreries, traversaient les plastrons des lettrés de troisième et de quatrième classe. À la droite de l’empereur se groupaient respectueusement les mandarins inférieurs ; sur leurs vêtements apparaissaient des oiseaux encore : aigles, faisans argentés, canards, perroquets, mais aux ailes ployées, et levant seulement une patte pour indiquer l’intention de monter.

Le plus profond silence régnait dans la salle de la Paix Lumineuse. Les pierreries et l’or des costumes dardaient des lueurs fixes, car aucun mouvement ne faisait tressaillir les lumières sur les facettes ni sur les broderies. Le Fils du Ciel apparaissait comme la statue immobile d’un dieu environné de rayons. Son front était un lac glacé, calme devant le souffle de la tempête. Il ne daignait pas trembler. Il subissait la destinée tête haute. Cèdre altier dans l’orage, il attendait que la foudre tombât. Il serait brisé, non renversé. Et, comme l’empereur, les mandarins avaient la face sereine et fière. Mais la serre cruelle de l’angoisse se crispait sur tous les cœurs.

Tout à coup un bruit de pas rapides et un cliquetis d’armes retentirent dans le silence, et le Maître des Rites cria :

— Le grand Chef des Guerriers Tartares s’avance vers la présence du Ciel.

Le Chef était sanglant et superbe ; il s’agenouilla au milieu de la salle, tachant de rouge les dalles d’albâtre.

— Parle ! dit Kang-Shi.

— Sérénité Sublime ! s’écria le guerrier d’une voix retentissante comme un chant de victoire, le Ciel triomphe ! tu es glorieux ! ton pied divin écrase les rebelles !

L’empereur se leva. Son visage resplendissait.

— Que Koan-Ti, le maître des batailles, soit loué ! dit-il.

Et il se rassit dans sa gloire.

— Chef Illustre ! ajouta-t-il, le Ciel te remercie. Quel est le premier homme de la Patrie du Milieu ! c’est moi. Vainqueur, sois le second.

Le guerrier frémit sous cet honneur suprême et dressa fièrement la tête, tandis que les mandarins tour à tour s’inclinaient devant lui.

— Maître du monde, reprit-il, le chef des rebelles a été pris vivant afin qu’il s’humilie devant ta splendeur ; Ko-Li-Tsin, son complice, est captif comme lui, et l’on a surpris errante par la ville, une torche incendiaire à la main, la jeune fille au cœur de couleuvre qui jadis dirigea la pointe d’un sabre vers ta poitrine céleste.

Le chef fit un signe et des soldats entrèrent, poussant des prisonniers. Ils les conduisirent devant le trône et les jetèrent à genoux. D’un bond, Ta-Kiang se releva. Yo-Men-Li, qui pleurait, ne fit aucune résistance. Quant à Ko-Li-Tsin, il demeura à genoux, mais il s’assit sur les talons.

Le Fils du Ciel contempla le farouche visage du laboureur qui venait d’ébranler si terriblement la Patrie du Milieu. Tandis que Ta-Kiang, plein de mépris, détournait l’orgueil de son regard, Kang-Shi admirait le rebelle au beau front.

— Ta-Kiang, dit-il après un long silence, ton ambition était démesurée : comme le Tang aux dents avides, tu voulais dévorer le Soleil ; mais le Soleil resplendit plus pur que jamais et tes gencives sont meurtries. Lao-Tze a dit judicieusement : « Plus l’on tombe de haut, plus grande est la chute. » Tu es précipité des sommets du Ciel. Ô laboureur à la grande folie ! tu tombes à terre aux pieds de ton vainqueur.

— Mon vainqueur, ce n’est pas toi, dit Ta-Kiang d’une voix hautaine. J’ai été trahi par les Dieux, par les lâches Dieux exécrés.

Le Fils du Ciel détourna du rebelle son visage obscurci et l’abaissa vers Yo-Men-Li en pleurs.

— Jeune fille, dit-il, faible enfant qui voulais lutter contre des géants, quel Pou-Sah t’a ordonné d’exposer ta jeunesse à la colère des châtiments et de traverser les villes, un sabre rouge à la main, ô toi qui vivais en paix dans ta cabane au toit de sorgho ?

— J’aime Ta-Kiang ! dit-elle.

L’empereur soupira et fit signe d’éloigner Ta-Kiang et Yo-Men-Li. Puis il se tourna vers Ko-Li-Tsin qui était demeuré assis sur ses talons.

— Eh ! eh ! c’est toi, ami Chen-Ton ? dit Kang-Shi.

— Salut, seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin avec politesse.

— Il faut convenir, reprit l’empereur, que j’ai fort à me louer de t’avoir tiré de l’eau.

— Sans doute, car tu as fait une bonne action.

— S’il m’en souvient, continua l’empereur, tu m’as assez hardiment menti, tandis que nous buvions ensemble sur la terrasse du Bateau des Fleurs.

— Mais, dit le poète, tu ne m’as pas, je crois, parlé avec une franchise au-dessus de tout blâme.

— Il est possible. Sache cependant que je t’avais enfin reconnu et que…

— Tu allais me faire inhumainement reconduire dans la prison d’où je sortais ? Mais Ko-Li-Tsin est fils d’une Rou-Li.


Un jour deux renards se rencontrèrent sur un chemin ; ils s’accostèrent selon les rites.

— Moi, dit l’un, je suis un mouton pacifique qui se promène par la prairie.

— Moi, dit l’autre, je suis une douce gazelle qui viens me désaltérer au ruisseau clair.

Mais après les salutations d’usage, s’étant regardés en face, les deux renards, l’un vers l’est, l’autre vers l’ouest, s’enfuirent épouvantés.


L’empereur ne put pas s’empêcher de sourire.

— Allons, Chen-Ton, dit-il, ton talent pour la poésie apaise ma justice et me fait oublier les crimes que tu as commis. Si tu consens à te repentir et à t’humilier devant le maître véritable, ta vie sera sauve.

— Seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin, mon cœur est sensible à ta bonté, mais Meng-Tseu a dit : « Celui qui pour éviter la mort renie ses compagnons vaincus et se range de l’avis du plus fort n’est pas digne de vivre. »

— Meng-Tseu, répliqua l’empereur, a dit aussi : « Celui qui reconnaît son erreur ne s’est pas trompé. » Cependant, puisque tu ne veux pas de la vie, reste fidèle à tes compagnons. N’as-tu rien à demander avant de mourir ?

— À toi, rien ; mais, si tu me le permets, je parlerai à ce respectable mandarin, répondit Ko-Li-Tsin, en désignant l’ancien gouverneur du Chen-Si, devenu Chef de la Table Impériale.

— Je te le permets.

— Ne me reconnais-tu pas, illustre gouverneur ? demanda le poète.

— Je ne t’ai jamais vu, dit le mandarin avec mépris ; et s’il m’était arrivé de te rencontrer, j’aurais promptement oublié ton visage.

— Il n’est pas cependant des plus désagréables, répliqua Ko-Li-Tsin, et tu t’en souviens tout aussi bien que de la promesse que tu m’as faite.

— Moi, je t’ai fait une promesse ?

— Je vais venir en aide à ta mémoire paresseuse. Rappelle-toi le dîner somptueux que tu offris à plusieurs jeunes hommes dans la capitale du Chen-Si. Rappelle-toi ton serment de donner ta fille en mariage à celui qui composerait en moins de dix lunes le plus remarquable poème philosophique ou politique. Eh bien ! les dix lunes ne sont pas encore écoulées : j’ai fait un poème qui est incontestablement admirable, et je te prie d’aller chercher ta fille, mon épouse.

— Moi, s’écria le Chef de la Table Impériale, moi je donnerais Tsi-Tsi-Ka à un misérable tel que toi ! J’aimerais mieux l’étrangler de ma propre main.

— Parjure ! dit Ko-Li-Tsin. Mais qu’importe ! C’est en vain que tu refuses de me donner ta fille ; elle est à moi, puisque je l’ai conquise ; moi mort, elle sera veuve.

Et le poète, après avoir salué poliment l’empereur, sortit de la salle au milieu d’un groupe de soldats.

Alors les mandarins, pleins de joie, s’empressèrent autour de Kang-Shi ; mais le Maître, rêveur sur son trône, les éloigna d’un geste.

Il resta seul. Il songea à l’empire si glorieusement conquis par son aïeul Tien-Tsong, si rapidement perdu, si soudainement recouvré. Il pensa à Ta-Kiang, ce laboureur qui avait su conduire une armée triomphante, aux mandarins flatteurs qui avaient causé tant de désastres, et il se dit : « Désormais je serai la tête et le bras. Mais, hélas ! que de sang a coulé, que de sang va couler encore ! Quand il neige sur le champ de bataille on ne voit plus la terre rouge ni les cadavres ; que ne puis-je répandre ma clémence sur mes ennemis, comme le ciel verse la neige ! »

Tandis qu’il rêvait ainsi, solitaire dans la salle où s’amassaient les ombres, une tenture se souleva derrière le trône, et l’impératrice tartare aux pieds libres apparut gémissante et en pleurs.

La glorieuse épouse du Ciel rayonnait comme la pleine lune. Elle portait une robe de satin blanc brodée de perles fines et une tunique de brocart d’argent. Sur sa tête frissonnait une aigrette de pierreries. La pâleur de ses fins poignets se mêlait à la pureté laiteuse des bracelets de jade. Mais, quoique belle, l’impératrice pleurait, et, dans ses longs ongles limpides, elle recueillait les larmes tremblantes au bout de ses cils.

— Doux Repos de la Terre ! dit l’empereur en descendant de son trône et en se dirigeant vers elle, pourquoi tes pleurs coulent-ils après la victoire ?

— Ô Maître puissant ! répondit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de son époux, venge le mieux aimé de mes fils !

— Le prince Ling est mort ! gémit l’empereur, subitement blême.

— Non, il souffre encore. Son beau visage est meurtri et sanglant. Son souffle douloureux sonne lugubrement dans sa poitrine déchirée. Autour de lui les médecins secouent la tête.

— Oh ! cria l’empereur, l’Héritier du Ciel, mon fils bien-aimé, mourir ! Et moi, je me croyais victorieux !

— Venge-le ! dit l’impératrice. Peut-être ne partira-t-il pas pour le pays d’en haut ; mais, vivant ou mort, qu’il soit vengé ! Extermine entièrement toute cette armée maudite et fais subir mille supplices au chef exécrable des rebelles.

— Je le ferai, dit Kang-Shi.

— Que chaque goutte du sang de ton fils soit payée d’un lac de sang ! continua la Tartare.

L’empereur soupira longuement.

— Oui, dit-il. Toi cependant, mère au cœur rouge, va pleurer auprès de l’espoir déçu, secourir l’avenir qui croule, consoler le fils qui meurt avant le père.

Puis le grand empereur, plein de souci, s’éloigna pour aller se livrer, selon les rites, au jeûne et aux macérations, avant de signer les sentences de mort.