Le Dragon Impérial/XXVII

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Armand Collin et Cie (p. 293-307).

CHAPITRE XXVII


LE DRAGON IMPÉRIAL


Nul n’ignore que si l’ombre d’un homme prend la forme d’un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.

Mais nulle bouche ne doit s’ouvrir pour révéler le miracle qu’ont vu les yeux ; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.


Le vaste champ dallé sur lequel s’ouvre le Portique du Sud n’était que fumée, hurlements, fureurs. Parmi des ruissellements rouges, les bottes de guerre déchiraient des cadavres. Les blessés, renversés, mordaient les jambes de leurs compagnons, qui marchaient sur des plaies. Des fusées bruyantes trouaient, des flèches promptes sillonnaient la vapeur de sang et de poudre dont s’enveloppent les combats, et qui, traversée de soleil, semblait un nuage d’or.

Malgré la constante pluie meurtrière qui tombait des remparts et du faîte des maisons, les soldats de Ta-Kiang, forts de leur nombre, résistaient et triomphaient. En dépit des dragons de bronze aux gueules foudroyantes, ils rampaient vers les murailles, ou s’efforçaient vers les embouchures des rues ; et çà et là trépignaient de féroces luttes corps à corps, où les costumes disparates et les sauvages accoutrements des rebelles chinois heurtaient les beaux uniformes des guerriers tartares.

L’armée impériale était superbe au soleil. On voyait briller les cottes de mailles dorées, écaillées comme le dos d’un dragon, et les casques pointus, où s’agite une aigrette de crins rouges, des Hoa-Tié-Tis, Vainqueurs du Ciel. Les Tigres de Guerre aux corps agiles tordaient mille mouvements souples et sournois ; vêtus de maillots jaunes tachetés de noir, les pieds armés de griffes, la tête couverte d’un capuchon que surmontent deux petites oreilles, la poitrine ornée d’une face de tigre, ils tenaient de la main droite une longue épée terminée en harpon, pour couper les jarrets des chevaux, et cachaient leur bras gauche sous l’immense bouclier de rotin qui défie la lance et fait dévier les flèches. Les somptueux Ou-Kê-Sen, dont le chapeau de velours noir est paré d’effilés rouges d’où émergent deux queues de renard bleu, brandissaient au bout d’une tige en bois de fer leurs haches miroitantes, dites Haches de la Lune. Tout sanglants, apparaissaient aussi des soldats du corps glorieux qu’on nomme Tchou-Tié-Teng, l’Étrier Sauveur du Ciel, et que Kang-Shi institua naguère en souvenir d’une bataille où lui-même, délaissé par Koan-Ti et environné d’ennemis, fut sauvé par un guerrier célèbre, Tchin-Tsou, qui, se précipitant au milieu des combattants, couvert de blessures, le front saignant, mais rugissant et le visage terrible, arracha, n’ayant plus d’armes, les étriers de l’empereur, et, formidable, avec ce fer, mit en fuite l’ennemi. C’est pourquoi les soldats de Tchou-Tié-Teng portent un étrier de fer emmanché à un pieu. Non loin d’eux grimaçaient les effroyables Li-Kioh-Ping aux cuirasses de corne noire, aux crinières noires éparses, aux noirs visages vernis qui sont hérissés d’une folle barbe rouge et borgnes artificiellement. Les Archers Tartares, l’anneau d’agate au pouce, cambraient leur taille et lançaient des traits aux plumes colorées ; sur leurs épaules, sur leurs dos, sur leurs poitrines, des caractères d’or rappelaient la gloire du guerrier Li-Siou, le Preneur de Flèches, qui n’allait au combat qu’avec son arc, et renvoyait aux ennemis leurs propres projectiles, qu’il attrapait au vol. Enfin de loin en loin, encourageant et ordonnant, s’agitaient des chefs aux poitrines glorieuses, illustrées de lions brodés, de panthères, de chats sauvages et de licornes marines.

Mais, malgré la splendeur intrépide des soldats impériaux, les rebelles, sur tous les points, étaient vainqueurs. À gauche, dans la place enveloppée de flèches frémissantes comme d’une nuée d’oiseaux, la veuve de Gou-So-Gol, montée sur le cheval du guerrier sacrifié, attaquait furieusement une maison et en brisait la porte ; plusieurs chefs autour d’elle l’imitaient et, délogeant les soldats, les précipitaient du haut des toits. Vers les remparts, Ko-Li-Tsin, se courbant poliment sous les flèches et raillant les balles inhabiles, gravissait la pente qui monte au faîte des murailles ; suivi d’un flot de hardis assaillants, il voulait s’emparer des bastions et arrêter la pluie meurtrière. Enfin, au centre de la place, Ta-Kiang, heureux et farouche, s’avançait vers la plus large des avenues qui s’enfoncent dans la ville. Échappant par miracle aux projectiles lancés, il regardait autour de lui s’affirmer la victoire, et, parfois, levant les yeux, il voyait s’élever dans le ciel des flèches ornées de banderoles rouges, signaux de triomphe donnés par les rebelles qui attaquaient sur d’autres points la ville, et il se disait : « Bientôt je me reposerai sur mon trône ! »

Mais le prince Ling, d’un élan furieux et irrésistible, fendit le flot hurlant des soldats et se précipita dans la mêlée.

— Où es-tu ? cria-t-il, grinçant des dents. Où es-tu, désastre, typhon, nuage pestilentiel ? Tu as fini de triompher, serpent vorace, car me voici, formidable et vengeur. Viens, mes dents aiguisées par la haine vont dévorer ton foie venimeux.

— Qui es-tu, vermisseau courroucé ? dit Ta-Kiang avec dédain.

— Je suis celui qui te châtiera, cria le prince ; je suis le fils du Dragon !

— Tu mens ! car tu n’es pas mon fils !

— Allons ! hurla l’Héritier du Ciel, descends de cheval et viens me combattre si tu l’oses.

— Puisque tu tiens à mourir de ma main, dit Ta-Kiang, je descendrai de cheval.

Et il sauta à terre.

— C’est lui qu’elle aime, murmurait le prince ; c’est à cause de lui qu’elle me dédaigne et que mon cœur se tord comme une couleuvre blessée.

La bataille s’écarta autour des deux adversaires, qui, face à face, se considérèrent.

Ta-Kiang resplendissait dans l’or du costume impérial. La victoire exaltait l’expression farouche de son front, la tyrannie de ses yeux et le dédain de sa lèvre. Son teint doré semblait refléter le soleil. Tout en lui était majesté et force. Il se dressait, les reins cambrés, un pied en avant, et appuyait sur les dalles les pointes de ses deux glaives.

Le prince Ling apparaissait frêle et plein d’élégance. Son visage, pâle comme le jade, aux longs yeux noirs languissamment meurtris, au front las, à la bouche éclatante, mais, vers les coins, imperceptiblement abaissée par la douleur, avait un charme plein de tristesse, et, dans les souplesses de ses vêtements en crêpe et en fine soie, son corps s’affaissait, somnolent d’opium. Cependant fiévreux, les lèvres tremblantes de colère, il croisait ses bras sur sa poitrine et serrait nerveusement les poignées de ses sabres.

Le premier il s’élança ; Ta-Kiang le chargeait d’un méprisant regard.

— Oh ! cria l’Héritier du Ciel, ta vie oppresse ma poitrine ainsi que ferait un lourd ciel d’orage. Quand tu seras mort mes poumons se dilateront délicieusement.

Ta-Kiang, hautain, répondit :

— Je te laisserai vivre, mutilé, afin que tu puisses voir l’humiliation de ta race.

Et les quatre glaives se froissèrent avec un bruit sifflant et soyeux. Ta-Kiang, calme, souriait dédaigneusement, et ses poignets étaient inflexibles comme du bronze. Le prince, au contraire, trépignait furieusement. Il dégagea ses sabres, et, revenant brusquement, en dirigea les pointes vers la poitrine de son ennemi ; mais celui-ci, d’un coup sec, les abaissa. Le fils de Kang-Shi poussa un gémissement de rage et se précipita de nouveau sur son adversaire, si violemment qu’un des glaives du rebelle fut brisé. Ta-Kiang en jeta le tronçon à terre, et, saisissant le poignet de Ling, l’étreignit dans sa main puissante. Les doigts fins et pâles du jeune prince laissèrent tomber un sabre, tandis que, plein de colère, tout son corps frémissait. Les deux glaives encore entiers se heurtèrent haineusement, et l’héritier du Ciel fut blessé à l’épaule au moment où il atteignait son ennemi en pleine poitrine ; mais son fer avait rencontré une écaille du lourd Dragon d’or brodé sur la robe impériale ; il ploya et se rompit. Le prince, désarmé, poussa un cri de désespoir, et fit un bond en arrière ; mais l’empereur se précipita sur lui et dans une caresse meurtrière l’enlaça de ses bras durs. Alors s’engagea une lutte acharnée, corps à corps, pleine de tumulte, de piétinements et de morsures. Le prince, plus faible que son adversaire, n’échappait à l’étouffement que par les mille torsions de ses membres souples. Mais l’étreinte affreuse se resserrait lentement. Ils bondissaient, se courbaient, se relevaient ; le grand soleil, luisant sur les broderies de leurs costumes, les faisait ressembler à deux grands poissons hors de l’eau. Cependant le prince Ling se dégagea d’un effort suprême, s’éloigna de quelques pas, chancelant, prêt à s’évanouir ; et il resta ainsi quelques instants, le regard fixé sur son ennemi.

Alors, soudainement, son visage, mouillé de sueur et de sang, exprima un ravissement démesuré. Ses yeux se remplirent de triomphe, et levant les bras, il cria avec la voix de Lei-Kong, Roi du tonnerre :

— L’ombre du Dragon Impérial marche derrière toi, Ta-Kiang ! Tu devais t’élever jusqu’au trône du Ciel, mais j’ai révélé le miracle et renversé la destinée.

Ta-Kiang devint blême comme la lune. Il poussa un rugissement terrible, bondit sur le prince et le renversa sur les dalles.

— Misérable ! grinçait-il, les dents serrées, une écume rouge à la bouche, tu as prononcé tes dernières paroles !

Et appuyant le genou sur la gorge du prince, il l’écrasait horriblement. L’Héritier du Ciel étendit les bras, ses doigts crispés égratignèrent les dalles lisses, son visage s’empourpra, un flot de sang monta à ses lèvres, il ferma les yeux.

Cependant Chinois et Tartares, ayant entendu la parole de Ling, répétaient de toutes parts : « L’ombre du Dragon Impérial marche derrière Ta-Kiang, mais le miracle est révélé ! »

Ta-Kiang, à leurs cris, se releva et tourna la tête. Il vit son armée hésitante, prête à demander grâce ; il vit ses chefs, jadis si terribles, reculer, trembler, jeter leurs armes en signe de soumission. Enfin, levant les yeux, il aperçut dans le ciel des flèches ornées de banderoles blanches, signaux de détresse lancés par les rebelles des trois autres armées.

Alors le laboureur croisa les bras. Il mit le pied sur le corps immobile du jeune prince et promena autour de lui un regard si féroce que les Tartares qui s’étaient approchés pour le saisir reculèrent. Sa face était verdâtre comme celle d’un Yé-Kium ; sa bouche saignait ; une telle haine bouillonnait en lui qu’il s’étonnait de ne pas mourir empoisonné d’amertume. Il eût voulu que la terre s’effondrât, que le ciel s’éteignît ; il méprisait les hommes et détestait les dieux ; il blasphémait sa mère de l’avoir mis au monde, et si la vieille tremblante du champ de Chi-Tse-Po eût été là, son fils farouche l’eût étranglée de ses mains.

Mais tandis que ce tumulte grondait dans l’âme du laboureur, ses dents serrées ne laissaient pas échapper un soupir.

Les Tartares, peu à peu, s’étaient rassurés, et tout à coup avec mille contorsions menaçantes ils se précipitèrent sur Ta-Kiang et le garrottèrent. Dès lors la défaite fut complète. Voyant leur empereur captif, les Chinois perdirent la confiance qui les faisait invincibles. Les plus braves, croisant les bras, attendaient la mort avec fierté, et les plus faibles s’agenouillaient suppliants.

Belle et sanglante, la veuve de Gou-So-Gol apparaissait encore sur son cheval harassé. Elle leva les yeux vers les nuages et s’écria :

— Ô mon époux ! voici la bataille finie. La triste défaite s’abat sur nous comme une pluie de pierres. Bourdonnante, elle souffle l’effroi dans l’oreille des guerriers qui se courbent comme sous une menace terrible. Qu’adviendra-t-il de ceci ? Je l’ignore ; mais le combat est terminé, et je vais te rejoindre, selon ma promesse.

Ayant parlé ainsi, la jeune femme tourna vers elle son glaive, se trancha la gorge, et tomba en arrière sur son cheval qui s’emporta.

Ko-Li-Tsin seul résistait encore. Le gai poète avait glorieusement combattu. Ses sabres ruisselaient ; un sang tiède coulait dans ses manches ; et il semblait Koan-Ti lui-même. Au cri poussé par le prince Ling, un affreux blasphème s’était échappé de ses lèvres. Il étrangla le premier qui, auprès de lui, répéta les paroles funestes, et enfonça son glaive dans la gorge du second qui proclama le miracle. Mais bientôt l’armée vociféra tout entière. Ko-Li-Tsin entendait toutes les bouches révéler le vénérable mystère, et il s’enfonçait les ongles dans le front ; il essaya de rejoindre Ta-Kiang pour le défendre, mais quatre soldats tartares se ruèrent sur lui simultanément et il fut obligé de se réfugier dans une petite ruelle solitaire. Les quatre hommes l’y poursuivirent, et pendant qu’il s’adossait prudemment à une muraille, ses adversaires, grimaçant et faisant de larges enjambées, se placèrent en face de lui avec des gestes terribles.

— Voici des personnages peu courtois, dit le poète, ils veulent m’envoyer au pays d’en haut sans se soucier de savoir si je suis en humeur de voyager. Tartares sans politesse, je ne veux pas partir ainsi, à l’improviste et sans bagages. Nous allons voir si vous me congédierez contre mon gré.

Et, plein d’adresse, il faisait tournoyer devant lui ses glaives sanguinolents.

— D’ailleurs, reprit-il, pendant que les Tartares s’efforçaient en vain de rompre cette barrière d’acier tourbillonnant, vous ignorez peut-être que je n’ai pas atteint encore le but de ma vie. Je veux parler de mon grand poème, dont vous ne sauriez vous expliquer toute l’importance. Loin d’être fini, il n’a pas encore de premier vers. Vous n’avez pas, j’espère, l’audacieuse prétention de me rendre immobile et stupide avant que mon poème soit gravé comme sur du jade dans la mémoire de tous les Fils de Pan-Kou.

Les soldats, peu sensibles aux discours du poète, piétinaient et grondaient en lui portant des coups réitérés qu’il parait avec une prodigieuse rapidité.

— Cependant, reprit Ko-Li-Tsin, le moment me semble grave et suprême. Si je retarde encore l’exécution de mon œuvre, mon nom demeurera peu glorieux, car je crois que je mourrai aujourd’hui. Ô ! Tsi-Tsi-Ka ! si je ne peux t’avoir pour épouse, je veux au moins que, veuve, tu me pleures ; et, malgré ces vils soldats, je vais composer le poème dont tu es le prix.

Ko-Li-Tsin devint silencieux. Tout en guettant les mouvements de ses adversaires et en écartant violemment leurs glaives, il balançait la tête selon des rythmes.

— Un ! s’écria-t-il bientôt, le premier vers est fait ! Gloire aux Pou-Sahs ! Toi, ajouta-t-il, parlant au plus laid des quatre Tartares, tu me déplais avec ta face noire et borgne : je t’aimerais mieux aveugle.

Et il enfonça son glaive dans l’œil du soldat qui tomba en arrière, mort.

— Très bien ! dit Ko-Li-Tsin. Je tuerai un homme à chaque vers.

Et il se remit à songer.

— Deux ! cria-t-il, après un long temps. Le second vers vibre dans mon esprit. Eh bien ! personne ne tombe ?

Et le poète faisant un pas brusque en avant, perça à la fois de ses glaives deux des Tartares.

— Ah ! ah ! dit-il, cette fois mon esprit est en retard.

Mais il courait un grand péril. Pendant que ses sabres étaient engagés dans les blessures, le dernier adversaire se ruait sur lui dangereusement. D’un violent coup de pied, Ko-Li-Tsin le fit rouler à terre, et pendant que le soldat furieux se relevait, il dégagea ses glaives, et, terminant son troisième vers :

— Trois ! dit-il, j’ai rattrapé le temps perdu.

Et il se remit à batailler sans colère avec le dernier vivant.

— Tu penses bien, lui dit-il, que je n’ai plus besoin de me presser, et que je vais prendre tout mon temps pour inventer la fin de mon poème. Tiens, je te piquerai à chaque caractère qui s’épanouira dans mon cerveau ingénieux ; le vers sera de sept caractères ; ainsi, à chaque coup, tu sauras exactement où j’en serai.

Le soldat rugissait et se démenait désespérément.

— Voyons, dit le poète, connais-tu ce caractère ?

De la pointe d’un sabre il lui grava sur le front un signe sanglant.

— Non, continua-t-il. Je suis sûr que tu ne sais même pas tracer ton nom. Tu ne mérites aucune estime. Voici le second, ajouta-t-il.

Il lui abattit une oreille.

Le soldat, épouvanté, commençait à reculer.

— Allons ! reprit Ko-Li-Tsin, je suis clément et je fais grâce de quatre mots : voici le dernier.

Et il lui plongea son glaive dans le cœur.

— Mon poème est terminé ! s’écria-t-il alors en levant les bras. Ô belle Tsi-Tsi-Ka, fleur de mon triste jardin ! tu es à moi ; tu n’appartiendras à aucun époux, et, après ma mort, tes larmes féconderont ma tombe !

Mais tout à coup, pendant qu’il se livrait à sa joie mélancolique, une femme se précipita dans ses bras avec un cri d’épouvante. C’était Yu-Tchin. Elle avait suivi le poète durant tout le combat, tremblante et pleine d’effroi, mais bravant la mort pour ne pas quitter celui qu’elle aimait.

— Ko-Li-Tsin ! s’écria-t-elle, pâlissante et renversant sa tête en arrière.

Le poète poussa un gémissement douloureux, car il vit que Yu-Tchin avait le corps traversé d’une flèche.

— Malheureuse ! quel est le misérable qui t’a frappée ?

— Je suis arrivée dans tes bras en même temps que la flèche, murmura Yu-Tchin en s’efforçant de sourire. J’ai vu un homme sur un toit ; il bandait son arc et te visait ; j’ai couru alors plus rapide que son trait.

— C’est pour me sauver que tu as reçu cette funeste blessure ? Oh ! Yu-Tchin, la douleur écrase mon cœur ; c’est pour moi que tu vas mourir !

— Eh bien ! dit Yu-Tchin d’une voix éteinte, n’est-ce pas mon devoir ? L’épouse ne doit-elle pas donner sa vie pour son époux ?

— Merveilleuse créature ! s’écria Ko-Li-Tsin en la couchant doucement sur ses genoux, pardonne-moi de ne pas t’avoir assez adorée, de n’avoir pas consacré tous mes instants à te faire heureuse et joyeuse.

— Pardon ? dit Yu-Tchin les yeux demi-clos et souriant encore ; qu’ai-je à te pardonner, maître glorieux ? Ton cœur ne devait pas se pencher jusqu’à moi, et tu ne pouvais pas m’aimer comme je t’aimais !

— Maintenant, murmura Ko-Li-Tsin, je t’aime.

— Oh ! dit-elle. Et son pâle visage refléta une joie immense.

Elle reprit d’une voix plus basse :

— J’ai été heureuse, va ! bien heureuse ! vivre près de toi, te voir, t’entendre parler, quelle joie ! Je priais chaque soir les Pou-Sahs de me laisser ainsi toujours. Et puis, tu ne sais pas, toi qui es grand, ce que donne de bonheur l’humble admiration. Oh ! j’avais des éblouissements sans fin ! Quand tu tournais les yeux vers moi ou quand tu me parlais avec tant de douceur, j’étais fière comme si le soleil eût lui pour moi seule. Je ne comprenais pas tes actions, mais je les devinais glorieuses et sublimes, et je te suivais extasiée. J’ai été heureuse ! bien heureuse !

La voix de Yu-Tchin s’entrecoupait ; le sang qui n’avait pas jailli de sa blessure, se répandait intérieurement et l’étouffait.

— Ah ! cria Ko-Li-Tsin, le visage inondé de larmes et serrant avec désespoir son front dans sa main, la voir souffrir ainsi et ne pas pouvoir lui prendre sa souffrance ! Et c’est pour moi, c’est pour moi qu’elle meurt douloureusement !

— Tais-toi, répondit Yu-Tchin, n’aie pas de chagrin. Si tu savais avec quelle joie je meurs ! Car ma tête est posée sur tes genoux et mon humble vie a la gloire sans nom de sauver la tienne.

— Yu-Tchin ! Yu-Tchin ! ne meurs pas !

Yu-Tchin avait baissé les paupières. Sa poitrine haletait péniblement. Elle essaya de parler encore :

— Dis ? lorsque tu viendras dans le pays d’en haut, tu me permettras encore d’être ta servante ?

Puis elle étendit les bras, rouvrit brusquement les yeux et mourut avec un grand soupir.

Ko-Li-Tsin était atterré.

— Morte ! dit-il. Yu-Tchin est morte ! Yo-Men-Li est morte ! La bataille est perdue ! Ta-Kiang est prisonnier ! Toute la tendresse, toute la grâce, toute la force, perdues ! La cigogne dévouée a refermé ses ailes, l’hirondelle a clos ses beaux yeux farouches, le Dragon est tombé dans un piège d’enfant ; et le poète Ko-Li-Tsin sent son cœur ruisseler par une triple blessure.

Il baissa la tête et ses larmes tombèrent lentement sur le corps de Yu-Tchin.

Mais bientôt de nombreux Tartares se précipitèrent dans la ruelle.

— Le voici ! le voici ! criaient-ils.

Et ils se jetèrent sur lui pour le lier. Ko-Li-Tsin, avec respect, déposa sur une dalle blanche le cadavre de son amie, puis il se laissa attacher les mains, et, jetant un dernier regard à Yu-Tchin :

— Du moins, en mourant, tu m’as vu libre encore ! dit-il.