Le Dragon blessé/Autres tribulations

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 144-156).

Autres tribulations : East is East



Je dois beaucoup à Geraldine. Son acharnement à explorer Pékin afin d’y découvrir la demeure idéale, sa décision tyrannique de me réquisitionner en qualité de conseiller, m’ont valu de connaître bien des quartiers et des gens que j’eusse ignorés sans cela.

Au début, Geraldine était pleine d’optimisme. Chaque jour, en effet, on lui signalait des palais à louer ou à acheter qui, sur le papier, étaient parfaits. Mais les uns, habités par des Chinois, n’avaient ni chauffage central, ni confort hygiénique. Les autres étaient trop petits ou ne seraient libres que trop tard, ou encore ne pouvaient être soumis à aucune transformation, et Geraldine était résolue à imprimer à la maison qu’elle acquerrait ce qu’elle appelait orgueilleusement son empreinte.

De plus, elle était impatiente dans une ville où ce mot n’a aucun sens. Sous prétexte qu’il n’y a point de Bourse à Pékin, cette jeune Américaine en concluait que les gens n’y ont rien à faire. Mais n’avoir rien à faire n’est pas une raison pour que l’on ne fasse rien, ce serait même plutôt le contraire. À peine indiquait-on une demeure à Mrs Harway qu’elle envoyait au réveil, à une quelconque Mme X… un télégramme :

« Viendrai visiter maison quatre à cinq aujourd’hui. »

Mme X…, souvent, ne la recevait point : elle avait un bridge ou un thé. Ou alors, si Mme X… l’accueillait, ce n’était point en propriétaire, mais en maîtresse de maison. Il nous fallait subir un bridge, parfois un concert et toujours des présentations, au bout de quoi Mme X… proposait à Geraldine de revenir un autre jour. Et celle-ci, qui est une enfant gâtée, repartait en s’écriant :

— On s’ennuie trop dans cette maison. Je sens que je ne m’y plairai jamais. Un soir, vers les six heures, Mrs Harway que je n’avais pas vue depuis deux jours, entra chez moi le visage rayonnant.

— Cette fois, j’ai trouvé, s’écria-t-elle. C’est la plus jolie demeure de Pékin. Bien qu’elle appartienne à un Chinois, elle possède tout le confort moderne. Vous verrez, c’est un enchantement.

Geraldine avait raison. C’était, au milieu de jardins, un pur palais mandchou précédé de pavillons aériens. Lorsque nous gravîmes les marches du perron, j’aperçus au loin un petit étang bleu qu’enjambait un pont de marbre et, fermant l’horizon, un dernier jardin un peu mélancolique où rêvaient des saules.

Un boy somptueusement vêtu nous pria de le suivre. Yu-Shan, en effet, n’était point dans son palais mais dans son parc.

— Et j’ai de la chance, me confia Geraldine tout en marchant à grands pas, il veut quitter Pékin pour Shang-Haï et il est prêt à me vendre tout cela.

Suivant le boy, nous nous engageâmes dans un dédale de bosquets. À plusieurs reprises, nous aperçûmes Yu-Shan, mais chaque fois le sentier qui semblait nous rapprocher de lui nous en éloignait davantage. Enfin, nous fûmes en sa présence.

Il avait grande allure : un visage de vieil ivoire sous des cheveux neigeux, quelques poils blancs retombant de sa lèvre, quelques autres prolongeant son menton. Il était assis sur un escabeau devant Une petite toile et, à l’aide de minces pinceaux, reproduisait en couleurs tendres son jardin. Il devait nous avoir aperçus Mais ne nous remarqua que lorsqu’il lui eût été malaisé de faire autrement. Aussitôt il se leva, s’inclina, joignit ses longues mains fines qu’allongeaient encore des ongles démesurés, prononça une charmante Phrase d’accueil puis, nous précédant à travers un nouveau labyrinthe de verdure où sa robe de soie mettait une tache blanche, nous arrêta devant le palais dans le moment même où nous désespérions de l’atteindre.

Pour la première fois, grâce à Geraldine, je voyais une maison chinoise qui n’avait Pas l’air cambriolée. Des jades et des cristaux formaient un contraste un peu surprenant avec la laideur des étagères. Nul tableau mais, sur des chevalets, des fragments de marbre ou de pierre encadrés et dont le grain offrait une imitation naturelle de nuages, d’animaux ou de forêts. D’autres fragments, également encadrés, n’évoquaient rien : pour les vrais amateurs chinois, c’est la matière seule qui compte, la composition et le sujet importent peu.

Geraldine qui n’avait pas encore vu le premier étage brûlait de tout visiter. Tandis que nous buvions du thé vert, elle demanda à deux reprises à revoir le palais, s’imaginant que la première fois Yu-Shan n’avait pas entendu. Celui-ci esquissa un geste évasif de sa main effilée et répondit :

— Un peu plus tard.

Une dame entra. Elle devait être vieille mais rien n’accusait son âge qu’une démarche un peu fatiguée. Elle était délicieusement vêtue d’une robe de couleur foncée, qui n’était pas une robe chinoise et n’était pas une robe européenne. Elle se boutonnait au col, épousait un corps qui avait dû être charmant et retombait en plis droits sur de tout petits pieds.

— Ma femme, nous dit Yu-Shan. Elle n’aura jamais autant regretté de ne parler aucune langue européenne. Toutefois, elle comprend un peu le français.

Mme Yu-Shan nous tendit une main potelée, nous fit signe de nous rasseoir, introduisit une cigarette dans un long bout d’ambre et nous contempla en souriant. Quelques instants après, une jeune femme parut, vêtue à la nouvelle mode chinoise. Un jeune homme la suivait, habillé à l’européenne.

— Ma fille et mon gendre. Ceux-là ajouta Yu-Shan d’un ton un peu railleur, parlent à peu près toutes les langues que l’on appelle civilisées.

Tous deux s’assirent et entamèrent une conversation sur New-York qu’ils avaient visité l’année précédente, sur Paris, Rome et Londres qu’ils connaissaient et sur les distractions si rares à Pékin. Geraldine, à la dérobée, regardait sa montre : elle avait en effet ce soir-là un dîner. Ce n’est point la peur d’être en retard qui la préoccupait, — elle y était accoutumée, — mais l’impatience.

— Si vous le voulez bien, avant que la nuit ne tombe, nous dit Yu-Shan, je vais vous montrer les jardins.

Geraldine me lança un regard de suppliciée, tout en esquissant par politesse un faible sourire. À ma satisfaction, je vis que nous nous acheminions vers le jardin mélancolique où les saules avaient l’air de pleurer et où l’étang, maintenant, devenait rose sous le tendre adieu du soleil. Mais plus nous avancions, plus ce côté du parc revêtait un aspect austère. Géraldine surtout paraissait impressionnée et à Yu-Shan qui lui demandait :

— Aimez-vous ce coin-là ?

Elle répondit :

— Oui, mais je le trouve un peu lugubre. Si jamais j’ai le bonheur d’occuper votre palais, je ne laisserai pas tous ces saules.

Yu-Shan et sa femme échangèrent un singulier regard et ne répondirent point. Il était plus de huit heures quand nous regagnâmes le palais. Geraldine, assombrie et qui n’espérait plus visiter le premier étage, murmura :

— Il n’y a plus qu’à partir. Mais dans le moment même où nous nous apprêtions à prendre congé, notre hôte nous dit :

— J’espère que vous excuserez l’insuffisance du dîner. Vous nous avez prévenus bien tard, il faudra vous contenter de notre ordinaire.

— Dîner ! protesta Geraldine. Mais je ne comptais pas.

— Vous m’avez télégraphié que vous viendriez à sept heures, interrompit Yu-Shan en souriant, cela ne pouvait être que Pour le dîner.

Et précisément comme un boy l’annonçait, force nous fut de passer à table.

L’on pourrait appliquer à la cuisine chinoise la réponse qu’Ésope fit à propos de la langue : à savoir qu’elle est la pire chose du monde et la meilleure qui soit. Partout ailleurs, il est possible de faire un repas médiocre et qui soit mangeable. En Chine, non : c’est atroce ou merveilleux.

Ce fut merveilleux ce soir-là. Il est vrai que Yu-Shan traitait d’autres convives, mais ce n’était pas un grand dîner : il ne comportait que soixante plats. Un dîner important n’en compte pas moins d’une centaine. Il est de bon ton de ne faire qu’y goûter et l’on n’est pas obligé de toucher aux derniers mets.

Chez Mme Yen, la sœur de Mme Wellington Koo, qui fut longtemps ambassadrice à Paris, chez le marquis Li, à Shang-Haï, en compagnie de Marc Chadourne, j’avais fait de ces repas à ce point surprenants qu’il faudrait un livre pour les décrire. Ce soir-là, je retrouvais à la table de Yu-Shan cette gamme de nuances, cette étourdissante invention qui procurent aux Européens étonnés un plaisir gustatif qu’aucune cuisine au monde ne pourrait leur offrir.

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que l’on puisse manger de la bonne cuisine chinoise ailleurs qu’en Chine. Les matières premières font défaut. Où trouverait-on ces letchis, ces lotus, ces bambous, ces herbes tropicales, ces légumes aquatiques qui arrivent de tous les points de la Chine et qui ne mûrissent que sous ces climats ? Le prix de tels repas est d’ailleurs exorbitant. Il faut quatre poulets pour une seule tasse de bouillon. Certains œufs se conservent comme des vins. La peau d’un canard laqué que vous roule dans une crêpe votre voisine est tout ce que l’on utilise de ce volatile : on mange la peau et on jette le canard ! Le thé que l’on fait venir de Hang-Tchéou coûte aussi cher que de l’or. C’est par avion que se transportent vivants ces crabes violets, ces crevettes d’eau douce et ces crevettes de mer : on les mange enduites légèrement de sauce et crues, quand on a le courage de les manger. Et l’on ne se repent pas de cet héroïsme.

Tout cela nous était servi dans de précieuses assiettes de porcelaine dont chacune constituait une pièce de musée et le sana, qui remplace le sel, étalait sa sauce brune dans des soucoupes d’argent gradées de caractères chinois et qui dataient des premiers empereurs.

Après le dîner, comme je félicitais notre hôte de sa cuisine, il me dit :

— Je transmettrai vos compliments aux poètes qui ont inspiré mon cuisinier.

Je le regardai, surpris.

— Chez nous, souvent, me renseigna-t-il, ce sont les lettrés qui inventent les recettes et ce sont les maîtres de maison qui, aidés de leurs conseils, dirigent et documentent les cuisiniers. Ainsi, chez moi, deux fois par semaine, nous avons des réunions de poètes. Ils viennent accompagnés de leurs chefs et nous discutons jusqu’à deux heures du matin.

— Croyez-vous, me demanda vers dix heures Geraldine, en proie à son idée fixe, que je vais voir enfin le premier étage ? Mais à ce moment d’étranges musiciens firent leur entrée. C’étaient des Chinois musulmans vêtus de longues redingotes noires fermées par un col officier et tous coiffés d’un bonnet de couleur sombre. Ils étaient jeunes, émaciés et osseux. Leur maître, le chef d’orchestre, était un maigre vieillard qui, lui aussi vêtu de cette livrée, portait une petite moustache tartare.

Ils s’installèrent devant des instruments longs et légers qui ressemblaient à de fines tables noires. Et soudain monta un chant liturgique, sauvage et doux.

— De quand datent ces instruments ? demandai-je à Yu-Shan.

— Oh ! ce sont des copies, me dit-il. C’est assez vieux.

— Mais encore ?

— Quatre mille ans.

— Et cette mélodie ?

— Elle est plus moderne : trois mille ans.

Le concert prit fin. Geraldine qui sommeillait se réveilla.

— Puis-je maintenant voir, demanda-t-elle, le second étage ?

— Vous ne connaissez pas encore le premier, répondit Yu-Shan, et notamment la bibliothèque.

Pour y atteindre, nous traversâmes une vaste pièce qui devait être l’oratoire car, sur une table de marbre qu’isolait un cordon, j’aperçus un portrait, un sabre et, devant cette table, un vénérable fauteuil.

Je m’inclinai respectueusement mais Geraldine, peu au courant, passa en me disant :

— La bibliothèque doit être plus intéressante, venez donc.

À nouveau, je vis que Yu-Shan et sa femme échangeaient un regard qui ne devait pas être favorable à Mrs Harway.

Nous ne nous attardâmes pas dans la bibliothèque, en dépit de tant de manuscrits et de livres que j’aurais voulu examiner. Seul, le second étage préoccupait mon amie, mais décidément il n’en était plus question car Yu-Shan, avec une infinie courtoisie, nous remerciait de notre visite en nous remettant à chacun un éventail qu’il avait peint et qu’il signa devant nous.

— Je reviendrai demain, dit Geraldine et vous n’aurez qu’à me dire votre prix. Je l’accepte sans discuter.

Yu-Shan s’inclina, sourit et nous montâmes en auto. Geraldine ne se tenait pas de joie :

— La semaine prochaine, je pendrai la crémaillère, car ça y est, j’ai la maison.

— Mais vous ne l’aurez jamais, dis-je, consterné. C’est effrayant ce que vous avez gaffé.

— Moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Vous avez dit que vous sacrifieriez les saules du jardin et, sans vous arrêter, vous avez passé devant cette table de marbre avec un regard méprisant.

— Et alors ?

— Mais, malheureuse, le petit parc est un tombeau et la table est l’autel des ancêtres !

Geraldine me regarda, une lueur de désespoir dans ses yeux agrandis :

— Décidément, soupira-t-elle, je n’ai pas de chance avec les morts.