Le Dragon blessé/Temples

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Grasset (p. 157-160).

Temples



Cest, au cœur de la ville chinoise, un temple tatoïste où me reçoivent des chiens faméliques qui, hargneux, respirent Mes semelles. Tuiles de turquoises et d’émeraude, rocailles, jardins délabrés.

Une paix infinie, une douceur tombale règnent dans l’abandon des cours. Un jardin plus soigné que les autres précède la résidence du père supérieur, le seul de ce couvent qui soit initié aux secrets d’un rite que ses disciples ne suivent plus que machinalement, mécaniquement, sans oser comprendre.

De jeunes moines au type mongol m’accueillent avec un sourire à pourboires. Ils ont un visage de fille sous de longs cheveux emmêlés et des regards un peu fous. Mon guide me renseigne : ce sont des sorciers. D’autres moines apparaissent, l’air dessiné Par Gustave Doré. Ils sont desséchés, avec de vrais visages de magiciens, de longues barbes de burgraves et des bonnets pointus. Mais tous, en dépit de leur bizarre accoutrement, ont une bonhomie souriante.

Dans les sanctuaires grillagés, des bouddhas d’or et des kwanins brillent vaguement sous des veilleuses. C’est le plus saint des temples bouddhistes de Pékin.

Je visite une cave : le réfectoire. À ma surprise, tout y est propre, mais les tables trouées sont boiteuses, les escabeaux rongés. Une chauve-souris, réveillée, me décoiffe.

Dans l’une des cours, deux coupoles grises ressemblent à des tombes ou à des termitières. Incertain, je m’incline et médite un instant comme devant le soldat inconnu. Comme nous quittons le couvent, mon guide me demande :

— Pourquoi avez-vous salué si longuement ces coupoles ?

— Ce ne sont pas des tombeaux de saints ?

— Non, répond mon guide, ce sont les cuisines.

Je vais revoir, en dehors de la ville, le Temple du Ciel. C’est en effet la plus délicieuse promenade de Pékin. Les sanctuaires se dressent au milieu d’un parc immense qu’un Lenôtre de l’Empire a noblement dessiné.

Ici, du moins, la pierre et le marbre ont résisté aux injures du temps et à la négligence des hommes. Les pavillons et les cours, de cet inimitable rouge chinois, et qui servaient de magasins et d’entrepôts aux sacrifices, bâillent, depuis longtemps sans usage. Mais là-bas, veillé par sa garde de cyprès, un temple blanc au toit de turquoise se dresse comme un hymne de pierre. Un autre, sacré entre tous et qu’enveloppent trois terrasses circulaires, élève un autel de marbre. Depuis la chute des empereurs, nul n’y a officié. Qui, en effet, sauf un Fils du Ciel, serait assez auguste pour oser revêtir la robe liturgique que le soleil, la lune et les étoiles décorent et qu’incrustent les écailles du Dragon ? Qui, aujourd’hui, gravissant l’un des escaliers faisant face aux points cardinaux, pourrait, au nom de quatre cents millions d’âmes, offrir au ciel dont il est descendu le pur sacrifice que depuis quatre mille ans le Seigneur de la Terre offrait aux puissances invisibles ?

Derrière moi, un clairon triste sonne mollement ; ce sont des soldats chinois qui paresseusement font l’exercice.

Je songe aux pages d’Abel Bonnard : Chine immuable…