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Le Dragon blessé/Euphorie

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 125-132).

Euphorie



Pékin est l’endroit du monde où les nouvelles journalières sont le plus dramatiques mais où elles ont le moins d’importance. La dysenterie et le typhus sont Quotidiens, le choléra est aux portes, les attentats des bandits sont hebdomadaires : assassinats, trains attaqués, bateaux piratés. Cela compte peu. Les pires nouvelles se tamisent. Tout s’apaise à Pékin, s’atténue, se dissout dans une sorte de paresse vague, d’euphorie douce, d’indifférence optimiste.

Rentré au Grand Hôtel, je mande le docteur à qui je confie le double incident de la morsure et du chien errant.

— Évidemment, la rage est toujours à craindre, me dit-il jovial, mais il faut attendre. Bandit est en observation, n’est-ce pas ? Et vous vous êtes badigeonné d’iode ?

Sur ma réponse affirmative, il me serre la main, — celle qui me fait mal —, et me quitte en s’écriant :

— Alors, tout va bien. Je reviendrai dans quarante-huit heures, question de bavarder.

Convié le soir à la légation de Bolivie, je me repose avant dîner sur le balcon en contemplant les toits oranges de la cité violette. L’air est léger. Au ciel limpide monte une lune encore pâle et la poussière de la large avenue commence à se teinter de rose. L’engourdissement heureux de Pékin me gagne, mon âme « flotte », — ceux qui ont vécu à Pékin ne jugeront pas cette expression ridicule. En voyage, d’ailleurs, j’éprouve souvent ce détachement : l’âme qui fait la planche.

On frappe à ma porte. C’est le secrétaire de la légation de Bolivie, Panchito. Je ne le connais que sous ce prénom, son nom étant trop compliqué à retenir.

Une trentaine d’années, une figure poupine, amoureux de toutes les femmes, bavard comme une vieille Chinoise et essayant, ébloui par le chic britannique, de se donner le genre anglais. Il est en tenue de polo et, encore transpirant, s’est enveloppé le cou dans un foulard aux couleurs d’Oxford, sous prétexte qu’il y a passé quarante-huit heures. Au demeurant, le meilleur garçon du monde.

— Ah ! vous voilà revenu, s’écrie-t-il, trop anglomane pour me serrer la main, ce qui en l’occurrence me rassure.

Il sonne pour commander un cocktail et me dit :

— Vous connaissez les nouvelles ?

— Il y en a ?

— C’est formidable. Vous dînez bien ce soir chez nous, à la légation ?

— Oui. Pourquoi ?

— Parce que la femme de mon patron est malade. Les fraises, mon cher. On ne les avait pas assez désinfectées, elle en a mangé hier à dîner, alors cette nuit on a dû la transporter d’urgence à l’hôpital allemand. Elle était à la mort.

— Mais c’est affreux !

— Non, elle est sauvée. Seulement, c’est inouï ce que l’on peut maigrir en une nuit ! C’est même ça qui la console. Dites donc, vous deviez bien dîner chez le docteur Duke lundi prochain ?

— Oui. Vous y dînez aussi ?

— Plus personne n’y dîne, mon cher. On vient de les trouver assassinés dans le temple qu’ils possèdent sur la colline et où ils passaient le week-end.

— Mais c’est abominable. Qui est l’assassin ?

— Il est peu probable qu’on le trouve. On pendra deux ou trois Chinois pour le principe.

— Ces pauvres Duke ! dis-je atterré.

— N’est-ce pas ? Il paraît qu’ils n’ont pas souffert.

— Macabres, vos nouvelles. Vous n’avez rien de plus gai ?

— Plus gai, non. Enfin, celle-là est un peu meilleure. Cela va s’arranger.

— Quoi ?

— Vous vous rappelez notre déjeuner à la légation d’Angleterre, la semaine dernière, avec cette vieille dame et ces trois étudiants anglais qui s’embarquaient à Tien-Tsin ?

— Très bien. Et alors ?

— Piratés, mon cher ; en un tournemain.

— Ils avaient embarqué sur un bateau anglais ?

— Oui, mais dont l’équipage était chinois et bien entendu les pirates déjà à bord. Quand la vieille dame a vu pénétrer dans sa cabine un des bandits avec un couteau à la main, elle était en train de manger des chocolats. Elle lui a tendu la boîte d’une main vacillante et, avec cette voix chevrotante qu’elle avait déjà à déjeuner, elle a murmuré : « Un chocolat ? » Pour l’amadouer, vous comprenez. L’autre lui a flanqué son poing en plein visage. Elle est tombée, les quatre fers en l’air, à côté de son râtelier. Quelle brute, hein ?

— Oui. Et puis ?

— Ils ont tous été emmenés dans une jonque. Je ne sais pas ce que compte faire le ministre d’Angleterre, mais il a de la poigne, cela ne traînera pas. Hein, croyez-vous que je vous en apporte, des nouvelles, conclut-il avec allégresse. D’ailleurs, vous savez, tout s’arrangera.

— La mort des Duke me paraît difficile à arranger, dis-je timidement.

— C’est vrai, mais cela s’oubliera. C’est encore une manière que les choses s’arrangent. Panchito regarde sa montre et se dresse :

— Sapristi, déjà sept heures et demie ! Et les places à table ne sont pas faites. Mme Martinez étant à l’hôpital, tout retombe sur moi. Neuf heures le dîner. Et vous verrez, il y a une nouvelle livrée, elle est magnifique.

À neuf heures, pour me rendre en Bolivie, vêtu d’un smoking blanc et paresseusement renversé dans mon rickshaw, je traverse dans la langueur du soir le quartier des légations : un Deauville d’Extrême-Orient et d’avant-guerre.

Mon coureur coupe au plus court par les jardins de la légation d’Angleterre. La légation est un adorable palais mandchou autour duquel, disséminés dans les bosquets, s’érigent les bungalows des secrétaires. Là-bas, les soldats du bodyguard rient et jouent.

Je franchis la grille blasonnée où veillent deux jeunes athlètes en kaki et débouche dans une avenue rose que fleurissent des mimosas du Japon. D’autres rickshaws me croisent et d’autres smokings blancs. Émergeant de leurs rickshaws comme des fleurs d’une corbeille, des jeunes Européennes en toilette du soir, une dame eurasienne, quelques Chinoises. C’est une symphonie de couleurs claires. On n’entend pas le trot des coureurs. Une tendre paix tombe du ciel turquoise où, parmi les étoiles qui s’annoncent, la douce lune commence à briller.

J’essaie de repenser au ménage Duke et je me dis que mon dîner en Bolivie sera assombri par tant de dramatiques nouvelles. Je me le dis, mais sans y croire ; suis-je assombri moi-même ? J’ai beau évoquer les bons visages heureux du vieux couple, ils s’estompent, reculent, disparaissent imprécis vagues, déjà oubliés : c’est Pékin…

Sur le perron de la légation de Bolivie, deux boys attendent, engoncés dans des costumes théâtraux : c’est la nouvelle livrée et il est vrai qu’elle soit magnifique. Les boys sont rouge, vert et or et, de leur chapeau conique, pend un gland pourpre au bout d’une tresse d’or.

Du perron, j’aperçois les jardins. Ils brillent en contrebas sous des lanternes multicolores qui éclairent dans les fontaines les lotus et font briller les poissons-traînes. Panchito me guette dans l’antichambre. Il a un visage préoccupé, — c’est la première fois. Anxieux, je lui demande :

Mme Martinez va plus mal ?

— Non, de mieux en mieux. Il ne s’agit pas de cela. C’est fort ennuyeux.

— Quoi donc ? Encore une mauvaise nouvelle ?

— Cela dépend. Vous n’avez pas d’autre invitation, ce soir.

— Non.

— Vous jouez au bridge ?

— S’il le faut. Pourquoi ?

— Dieu soit loué ! Nous aurons un quatrième pour la troisième table : la femme du ministre de Hollande était sans bridge. Venez vite, maintenant, ajoute-t-il, l’on n’attendait plus que vous.

— Vous ne m’avez toujours pas appris la mauvaise nouvelle, dis-je en le retenant.

— Il n’y en a plus, puisque vous jouez au bridge.

— C’est à cause du bridge que vous aviez cet air torturé ? Pour une pareille futilité !

— Futilité ! me répond Panchito indigné. On voit bien que vous n’habitez pas Pékin et que vous n’êtes pas diplomate. À partir de huit heures du soir, c’est la seule chose ici qui garde de l’importance.