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Le Dragon blessé/Week-end

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Grasset (p. 118-124).

Week-End



Les étrangers ou les diplomates qui, sitôt le printemps, éprouvent un besoin de verdure et qui l’été ne peuvent se rendre sur les plages trop lointaines, se contentent de Pao-Ma-Chang situé à une cinquantaine de kilomètres de Pékin. L’on y accède par une route ravinée, défoncée, cahoteuse, où l’auto par les jours secs soulève des tourbillons de poussière et s’enlise par les jours pluvieux.

Je m’y rends pour un week-end. À peine sorti de la ville, je longe les murailles de Pékin qui, sur des kilomètres, se dressent épiques et orgueilleuses avec leur grand air de légende. Je suis la rivière où dans l’eau rare, jaune et puante, de vieilles femmes en sarrau et pantalons bleus frappent leur linge sur des cailloux et la Chine éternelle commence.

Le chemin qui file entre des moissons est bordé de tombeaux. Humbles, ils ne s’indiquent que par une pierre et souvent même par l’absence de culture : en Chine, là où il n’y a rien, il y a les morts. Parfois, un arc de pierre ou de bois polychrome marque la tombe d’une épouse irréprochable. De cette terre que le printemps fleurit et où pourrissent des animaux et des hommes souvent à peine recouverts monte, mêlée à d’exquis parfums, une atroce odeur de cadavre.

La route s’arrête devant un gué, reprend sous forme de piste, traverse un pont vermoulu. Puis c’est un village sordide mais Odieusement émaillé de devises. Devant Un restaurant exigu, des vieillards d’ivoire me contemplent, indolents, tandis qu’un enfant nu au ventre bouddhique pisse sur Un chien crevé.

En principe, il ne faut que trois quarts d’heure pour se rendre en auto à Pao-Ma-Chang. En fait, l’on ne sait jamais : il y a tant d’encombrements ! Voici une file de chameaux, une caravane venue de Mongolie. L’un derrière l’autre et le cou balancé ils passent, effilochés et dédaigneux, se détachant de profil contre de rondes montagnes lointaines que l’air limpide et bleu rapproche. Voici des chèvres noires et des moutons que pique de sa longue baguette un berger dont la natte tombe plus bas que le sarong. Un mendiant dort en travers de la route qui ne se réveille que l’aumône reçue.

Chaque déplacement est une aventure. De maigres chiens féroces aboient contre l’auto. Ceux-là ne sont guère dangereux une pierre suffit à les éloigner. Ce sont les autres qui sont à craindre, les chiens tristes, muets qu’il ne faut pas fuir lorsque l’on est à pied et devant lesquels on s’immobilise.

Courbés en deux, paysannes et paysans, les pantalons retroussés, baignent jusqu’aux genoux dans leurs rizières miroitantes. Un instant ils se redressent pour vous regarder passer, sourient et retournent à leur minutieux labeur. Aux moissons succèdent des plaines de bambous que l’on peut côtoyer encore mais que l’on évite l’été lorsque les tiges ont poussé car, hautes comme des forêts, elles servent de maquis aux bandits.

Les ombres de milliers d’oiseaux pointillent les rizières. Des nappes de corbeaux montent et retombent et, dans le ciel chinois, deux par deux les cigognes, le cou tendu et les ailes droites, s’envolent dans un style d’estampe.

Pao-Ma-Chang n’est pas un village, c’est une agglomération de jardins et rarement les maisons se découvrent de la route. Il doit sa vogue au champ de courses situé à deux ou trois kilomètres. Il y a peu d’années, l’on n’accédait à Pao-Ma-Chang qu’à cheval, en chaise ou en rickshaw. Les jours de courses, la route est encore toute sillonnée de coureurs qui, sous le soleil, le torse nu et transpirant, trottent dans la poussière ou la boue tandis que, dans leurs légères voitures, parés de leurs plus belles soies, des Chinois et des Chinoises s’éventent en maintenant contre leur bouche une petite serviette parfumée.

Il faut aux coolies trois heures de trot pour atteindre Pao-Ma-Chang et ce n’est point la maigre somme convenue qui les rend insensibles à la fatigue, mais bien le pari mutuel et cette ivresse : le jeu.

La charmante femme qui me reçoit à Pao-Ma-Chang a accoutumé de dire qu’elle y habite un tombeau. À la vérité, elle loge dans la petite maison funéraire où se restauraient les descendants du mort lorsqu’ils venaient rendre hommage à ses mânes. La tombe est au fond du jardin, enfouie sous des arbres penchés. Le soir, un rossignol chante dans les branches tandis que sous des lanternes de papier la maîtresse de maison joue au bridge avec des officiers américains et leurs épouses. Tous ont les mains huilées et les jambes enveloppées dans des taies d’oreiller à cause des moustiques.

La maison, où l’on a installé le chauffage central et construit des salles de bains, s’adosse à une ferme et est devenue confortable. Le petit-fils du défunt, un vieux gentilhomme chinois gêné d’argent, sachant que Mlle de Balleran entretiendrait le tombeau, lui a cédé ce funèbre domaine qui respire d’ailleurs la gaieté.

Quand j’entrai dans son salon, Mlle de Balleran qui n’aime au monde que la Chine, les animaux et le bridge, était agenouillée devant une corbeille où une chienne mettait bas sous l’œil compréhensif d’un cochon noir. Un âne passait sa tête dans la baie, retenant de son front la persienne et un perdreau qui faisait partie de la basse-cour picorait sur une nappe immaculée un restant de salade. À travers la fenêtre, j’apercevais quelques poneys de course qui, sous la surveillance de deux ma-foo, broutaient une sèche pelouse.

Après avoir passé quarante-huit heures de repos à vivre une vie d’églogue, — je Pétais particulièrement lié avec le cochon noir qui me suivait comme un chien, et avec le perdreau qui venait me voir dans ma chambre, — je regagnai Pékin en hâte. Non point que cette existence bucolique me pesât, mais le soir même de mon arrivée j’avais été mordu à la main par un magnifique chien-loup qui depuis avait été mis en surveillance et cet incident semblait atterrer Mlle de Balleran. Persuadé que « Bandit », tel était le nom de mon agresseur, n’était pas enragé, je n’eusse attaché à cette morsure aucune importance si l’air préoccupé de la maîtresse de maison et de ses invités n’avait fini par me gêner. Aussitôt que j’apparaissais dans le salon, la conversation s’arrêtait : je jetais un froid et me sentais en partie responsable.

— Ces choses-là, me dit une dame compatissante, c’est bien désagréable pour tout le monde.

— Dans une dizaine de jours vous serez fixé, me confia un camarade encourageant. Une révélation avait aggravé les choses. Mlle de Balleran, ayant fait subir à ses coolies et à ses ma-foo, un interrogatoire serré, avait appris, en effet, que Bandit s’était battu six jours plus tôt avec un chien errant et avait été mordu derrière l’oreille. On lui avait caché cette bataille pour ne pas l’inquiéter, mais la pauvre femme ne dormait plus d’angoisse.

— Je vous téléphonerai deux fois par jour, me dit-elle, pour vous donner des nouvelles de Bandit, mais en tout cas, je vous en supplie, sitôt à Pékin, voyez un docteur.

— C’est cela qu’il aurait dû faire le soir même, grommela la dame compatissante. Il n’aurait même pas dû coucher ici.

Les invités qui restaient encore quelques jours assistèrent à mon départ, en me souhaitant bonne chance et tous me regardèrent partir avec un véritable soulagement.