Le Dragon blessé/Jean-Pierre

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 92-97).

Jean-Pierre



Je déjeune ce matin chez un camarade anglais, the Hon. Reginald Garner qui, dans la ville tartare, occupe un petit palais mandchou.

Pleuvra-t-il ? Ici la pluie est un drame, elle change les boulevards en bourbiers et transforme les ruelles en ruisseaux, elle contremande les repas — à tout le moins lorsque l’on a accepté une invitation dans la ville tartare : les coolies s’y enlisent et y abandonnent leurs rickshaws et les autos demeurent en panne, le moteur noyé.

— Pas pluie, beaucoup vent, grande chaleur.

C’est mon boy.

Il s’appelle Jean-Pierre et il est chrétien. Il a une quarantaine d’années. Il est grand, avec un visage osseux, de grosses lunettes sur des petits yeux brillants, des mains soignées et des poignets douteux. Je ne l’entends jamais entrer. Il semble que le seul fait d’avoir un valet chinois huile les portes.

Jean-Pierre parle français et, comme il dit, « mandarin ».

Un ami, sachant que je me rendais en Chine, l’avait engagé pour moi et expédié à Hong-Kong afin de m’attendre au débarqué. Hong-Kong est anglais et chinois, mais comme Jean-Pierre ne parle que « mandarin », c’est-à-dire le chinois de Pékin, il ne comprenait rien à la langue du sud et comme, d’autre part, il ignore l’anglais, son vague français dans les colonies britanniques demeurait impuissant. Force lui était d’écrire pour se faire comprendre des Chinois qui, de province à province, ne s’entendent point mais se servent d’un même alphabet. Le temps pour Jean-Pierre de dessiner avec art un billet chinois et pour son interlocuteur d’en dessiner la réponse, le temps d’échanger par lettres dansantes les indispensables formules de politesse — laquelle exige au minimum que l’on demande : « Êtes-vous marié ? Combien d’enfants avez-vous ? Quel âge ont-ils ? Avez-vous vos parents ? Quel âge ont-ils ? » et le temps pour l’interlocuteur de dessiner la réponse à ces questions, il y avait de quoi, étant pressé, rendre un saint enragé ; tandis qu’avec l’anglais, je parvenais à me faire à peu près comprendre des chauffeurs, des restaurateurs, des marchands. De sorte que, pendant plus d’un mois, je dus servir d’interprète à mon boy.

Celui-ci professe d’ailleurs un grand mépris pour les Chinois de la côte.

— Eux trop petits, me confie-t-il, ressemblent Japonais. Eux trop malins aussi, moi pas confiance. À Pékin, beaux hommes, honnêtes, grands, parlent chinois savant.

Donc, contemplant ce matin-là le ciel où s’amoncelaient des nuages d’un noir électrique, je dis, sceptique à Jean-Pierre :

— Il ne pleuvra peut-être pas tout de suite, mais cet après-midi, vers trois heures ?

Jean-Pierre soupire, lève d’un geste las ses longues mains qui tremblent un peu — des mains de fumeur d’opium — et ne répond pas.

Mais je comprends son silence. Il signifie : « Contente-toi du provisoire. Et pourquoi vouloir connaître à dix heures du matin les ennuis qui ne surviendront qu’à trois heures du soir ?… »

— Master mettre costume neuf ? me demande-t-il.

Je me suis, en effet, fait faire à Pékin deux complets de tussor par un protégé de Jean-Pierre. Les deux costumes me coûtent cent soixante-quinze francs.

— Je mettrais, dis-je, l’un des costumes neufs s’ils étaient là.

— Costumes là, avec tailleur.

Je me retourne : c’est vrai. Souriant, le tailleur en longue robe crème est entré sans que je m’en aperçoive et a disposé sur le lit les costumes, ainsi qu’un vieux complet délabré après trois mois de voyage que je lui avais remis comme modèle et dont le pantalon accuse un trou causé par la brûlure d’une cigarette.

Jean-Pierre qui, à Pékin du moins, me sert d’interprète, avait, sur mon ordre, spécifié que le tailleur copiât exactement ce complet. Comme le veston ne possédait qu’une poche intérieure, j’avais demandé que l’on me fît le plus de poches possible, entendant par là deux poches intérieures, deux poches extérieures et une troisième pour le mouchoir, ce qui faisait cinq poches.

J’essaie le veston. Il est parfait, mais il a huit poches, dont deux poches pour deux mouchoirs, et, à droite et à gauche, une double poche superposée. L’effet est désastreux.

— Pourquoi, dis-je horrifié, ce veston a-t-il huit poches ?

— Master commandé plus de poches possible.

— Et pourquoi ce pantalon neuf a-t-il déjà un trou ?

— Master commandé copier exactement vieux complet.

Je m’assieds, découragé.

— C’est bien, dis-je, demande la note. La note marque cent quatre-vingt-cinq francs, ce qui n’est pas cher, surtout pour deux complets et tant de poches, mais ce qui dépasse de dix francs le prix convenu.

Jean-Pierre, indigné, entame une orageuse discussion avec le tailleur. Au bout de cinq minutes, tous deux s’apaisent.

— Master donner cent quatre-vingts francs, tailleur fera nouveau veston avec cinq poches pour cinquante francs de plus.

J’accepte, résigné ; le tailleur sort. Jean-Pierre, souriant, me demande :

— Master content ?

— Content ? Que vais-je faire des deux vestons à huit poches ? Je ne peux pas les porter.

— Non, me répond Jean-Pierre, en souriant, mais moi même taille que master, master m’en fera cadeau.