Le Dragon blessé/Les Boys

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Grasset (p. 98-104).

Les Boys



Le petit palais de Reginald Garner se compose de trois pavillons et son personnel comprend trois boys, un cuisinier et son aide, un chauffeur, un coolie de rickshaw et deux mah-foo qui soignent ses poneys de polo.

Possédant pour le week-end un temple sur la colline, il y entretient un ménage de jardiniers et tient table ouverte à Pékin : le tout lui coûte quinze cents francs par mois.

Beaucoup d’étrangers qui séjournent à Pékin déclarent que c’est une ville magnifique, en quoi ils ont raison, mais ce qu’ils trouvent magnifique c’est d’y vivre comme des milliardaires pour quinze cents francs par mois.

Reginald Garner a neuf serviteurs, mais ce n’est évidemment là qu’un chiffre officiel.

En effet, l’on ne connaît jamais, en Chine, le nombre de ses domestiques, et il ne faut Pas chercher à le connaître. C’est un préjugé européen. Si vous rentrez le soir chez vous, balancé dans votre rickshaw à travers des ruelles silencieuses bordées de murs de pisé que dépassent des arbres mouillés ou poussiéreux, et que saisissant le marteau vous cogniez à la porte de laque rouge incrustée de clous de bronze qui donne sur le premier court-yard, c’est souvent un inconnu qui vient vous ouvrir. Il est de bon ton de ne pas s’en étonner : le « number one » a eu sa femme, ou sa mère, ou son fils malade. Inutile de répondre que vous savez qu’il est sorti pour fumer l’opium, ni de vous mettre en colère : ce serait mal reconnaître les services que vous rend cet aimable Chinois qui bénévolement remplace votre maître d’hôtel. Vous pouvez d’ailleurs avoir en lui toute confiance. Sans doute, si vous comptiez offrir ce soir-là à vos amis un verre de Champagne, de whisky ou de gin, ne serez-vous point servi tout de suite parce que votre boy occasionnel ne boit ni Champagne, ni whisky, ni gin. Mais il sait généralement où se trouvent les cigarettes, le thé et les gâteaux parce qu’il aime les gâteaux, les cigarettes et le thé.

Les boys chinois sont honnêtes — honnêtes à la manière chinoise. Ils ne vous volent pas : ils vous taxent. À peine un barbare d’Europe est-il installé à Pékin que les boys connaissent son traitement s’il est fonctionnaire ou officier, ses bénéfices s’il est industriel ou financier, son compte en banque s’il est touriste. Aussitôt le « number one », c’est-à-dire le premier boy, seul responsable, se charge de suppléer au fisc.

Le capitaine X… et sa femme me racontaient qu’à leur arrivée à Pékin ils avaient sous-loué, dans la ville tartare, la maison du colonel Z… rentré en Europe, la maison et ipso-facto les serviteurs. Au bout de huit jours, ils s’effrayèrent de la cherté du livre du number one.

— C’est trop cher, déclarèrent-ils. Il faut changer.

Le premier boy sourit, s’inclina, parut acquiescer mais la semaine suivante le livre du chef comme le sien, à un dollar près, demeurèrent immuables. Le capitaine alors, qui s’était mis au courant des mœurs chinoises, fit comparaître le number one.

— Tu me traites, lui dit-il, comme si j’étais colonel. Je ne touche qu’une solde de capitaine.

— Capitaine touche combien ? demanda le boy.

L’officier dit un chiffre.

— Moi comprendre.

Au bout d’une heure, il revint avec les livres rectifiés et, depuis, ceux-ci furent stabilisés. Il ne faut jamais s’irriter contre les boys, car aussitôt ils vous méprisent. Ils savent que la colère est une faiblesse et ils se vengeront en ne faisant pas bouillir l’eau du thé, ce qui vous vaudra peut-être une dysenterie, ou en ne lavant pas les légumes, ce qui vous vaudra peut-être le typhus. Il faut les traiter bien et pour cela il faut les comprendre.

Une dame nouvellement arrivée dans Une légation avait voulu faire du zèle. Elle jugeait que l’épouse de son prédécesseur dépensait trop. Quelques jours après son installation elle convoqua tout le personnel. Les boys se présentèrent, non pas au complet, mais enfin les serviteurs officiels étaient là : il y en avait treize.

— Où est le cuisinier ? demanda-t-elle. L’assistance se regarda, indécise.

— Je veux voir le cuisinier, insista la dame.

Un des serviteurs sortit puis la porte s’ouvrit à deux battants. Un vieillard aveugle, comme Œdipe, fit une entrée vacillante, soutenu par deux jeunes garçons : il y avait dix-huit ans qu’il ne faisait plus la cuisine mais il était toujours « le cuisinier ». Indignée, la dame le renvoya comme bouche inutile, selon son expression. Le soir même, — elle avait un grand dîner, — il ne se trouva personne pour le préparer et personne non plus pour le servir : tous les domestiques étaient partis.

Il convient également de ne pas avoir sur la propreté des idées occidentales. Je déjeunais chez une charmante femme dont la table à Pékin est célèbre, et comme je la félicitais de son menu elle me dit :

— Oui, c’est un chef parfait, mais au début je ne l’aimais pas. Maintenant, nous nous entendons.

Et elle se mit à rire.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Voilà. En venant ici, j’avais encore mes manies françaises et j’exigeais que chez moi tout fût propre, et notamment la cuisine. Au bout de huit jours, je résolus de l’inspecter. Ce que je vis était innommable : les dalles boueuses étaient semées de casseroles, le fourneau était crasseux, des serviettes maculées traînaient ; une horreur. Je me mis en colère et je dis au chef : « Comment peux-tu vivre dans une pareille saleté ? Qu’est-ce que tu fais donc dans ta cuisine ?  »

— Moi faire cuisine, répondit-il.

— Eh bien, tu la feras autrement. Si à Partir de demain ta cuisine n’est pas aussi propre que le salon, je te chasse. Je lui disais cela avec appréhension, me confiât-elle, car véritablement c’est un des meilleurs chefs de Pékin.

Quelque temps après, attendant du monde à déjeuner et voulant faire une dernière recommandation au chef, je m’en fus à la cuisine. À ma satisfaction, je la trouvai d’une propreté reluisante, mais le fourneau n’était même pas allumé et le chef n’était pas là. Affolée, je demandai au premier boy :

— Où est le chef ?

— Chef dans sa chambre.

Je traversai le court-yard et pénétrai dans la chambre. Le plancher était jonché de casseroles qui mijotaient sur de petits réchauds. Des arêtes de poissons, des débris de graisse traînaient dans des assiettes. Un plat froid attendait sur l’oreiller. L’ensemble était d’une saleté incroyable mais dans un verre à dents une rose s’épanouissait et sur le sol, entre le canard laqué et la tarte, un oiseau chantait dans une cage. Quant au boy, il était accroupi et, avec des shopsticks, goûtait un des plats !

— Qu’est-ce que tu fais là ? m’écriai-je, ahurie.

— Missis recommandé tenir cuisine propre. Alors, moi faire cuisine dans ma chambre : seul moyen que cuisine soit propre.

— Et depuis ? demandai-je en riant.

— Depuis, il continue. Et vous voyez, c’est très bon.