Le Dragon blessé/La Tour de Babel

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Grasset (p. 52-59).

La Tour De Babel



Shang-Haï, qui est chinois, est beaucoup moins chinois que Hong-Kong qui est anglais. Shang-Haï est presque américain ; on l’appelle « le New-York de l’Extrême-Orient ». Sa bourse volcanique en une heure tarit des pactoles ou épand des laves d’or ; ses buildings crépitent de machines ou de messages ; son port mugit jour et nuit, ses magasins, ses restaurants pullulent ; ses moovies, ses dancings regorgent. Des journaux, à chaque instant, paraissent en toutes langues. Tout le monde, fébrilement, travaille et tout le monde, fébrilement, s’amuse. Ce n’est pas une ville, c’est une foire — la foire aux nations : quarante-six nations officielles, sans parler des autres. Aussi ne peuvent-elles toutes habiter, si grande soit-elle, la concession internationale, tout d’abord parce que la plupart des riches Chinois y vivent, se sentant mieux protégés par d’autres lois que les leurs.

Les règlements qui régissent Shang-Haï sont draconiens, mais comme ce qui est interdit dans la ville chinoise est souvent autorisé dans la concession et réciproquement, pour esquiver les rigueurs de la loi, il suffit de changer de quartier.

En principe, les jeux d’argent sont défendus mais, aux courses de chevaux et de lévriers, le pari mutuel est encouragé. Le fan-tan est proscrit, mais l’on se ruine au mah-jong, qui est à la mode. Au reste, il n’est pas de lois humaines qui puissent empêcher un Chinois de jouer. Aussi, à Shang-Haï, tout le monde, tout le temps, joue à tout. L’on ne s’arrête même pas de jouer lorsque l’on mange. On joue alors au jeu des doigts ; quelqu’un lève deux, quatre ou trois doigts ; il faut qu’instantanément le voisin crie : « Quatre, deux ou trois ! » Ceci est moins simple qu’on ne l’imagine, le geste étant extrêmement rapide. C’est ainsi que certains Chinois se sont ruinés pour avoir trop dîné en ville !

Quand les Célestes ne jouent pas, ils panent et dans ce but font battre tout ce qui est à portée de leurs mains : les chiens, les rats, les cancrelats, les coqs, les scorpions et rien ne se perd parce qu’ils mangent les restes !

C’est de Hong-Kong que les Chinois font venir leurs poissons de combat. Ceux-ci ne sont pas plus longs qu’un petit doigt mais féroces. J’ai encore ce tableau dans l’œil : en robes, des Chinois de tout âge, pressés épaule contre épaule, et contemplant dans le bocal rouge et rose de débris de nageoires, le destin de leurs paris. Le duel ne s’arrête que lorsqu’un des guerriers succombe. Une vingtaine de batailles font un copieux plat de friture.

L’usage de l’opium est également défendu à Shang-Haï mais à la manière dont a New-York, pendant la prohibition, la consommation de l’alcool était interdite.

En effet, ceux-là même qui, parmi les Chinois, édictent les lois contre l’opium, sont les premiers à les enfreindre. Quelle importance ont les lois ? Aucune. La vie elle-même en a si peu. Car les Chinois, qui sont tout ensemble des jouisseurs et des sages, aiment la vie, mais n’y tiennent pas. C’est une aventure trop brève et trop souvent répétée pour en exagérer l’importance. Persuadés qu’ils se sont déjà incarnés des milliers de fois et que des millions d’autres vies les attendent, ils s’installent dans l’existence comme dans une chambre d’auberge qu’ils préfèrent confortable mais à laquelle ils ne s’attachent point. Ils n’ont jamais qu’une âme de passants.

M. Abel Bonnard, dans Chine raconte qu’un Français se trouvant dans un hôtel de Pékin avisa un domestique qui, tout en le servant, lisait par-dessus son épaule, avec un intérêt intelligent, le livre que lui-même parcourait. Ayant interrogé le Chinois, il s’aperçut que celui-ci avait poussé ses études assez loin.

— Hé ! quoi, dit-il avec surprise, instruit comme tu l’es, tu fais un métier de domestique ?

— Bah ! répondit l’autre, ce n’est que pour une vie.

Ceci ne les empêche point d’être cupides : il convient de tirer de l’existence non seulement le maximum de distractions et d’agréments, mais encore de profits. Mais ils sont intéressés avec un fonds d’indifférence. La chose essentielle est de ne pas commettre, en offensant les mânes de leurs ancêtres, des actions qui après leur mort compromettraient leurs nombreux avenirs. Or, je vous le demande, quel est Parmi leurs ancêtres celui qu’indigneraient le jeu ou l’usage de l’opium ? Les lois des vivants s’y opposent mais les Chinois n’ont Peur que des morts.

Aussi quand, sur la foi de ses gratte-ciel, Un touriste déclare que Shang-Haï est américain, commet-il une erreur un peu naïve : mais il est vrai que sa vaste concession Présente un aspect international. Cette tour de Babel a une annexe : le dortoir, et Possède un volapuck : l’américain. Il suffit de quelques mots d’anglais prononcés par le nez pour se comprendre. Le signe de ralliement, c’est le dollar.

C’est lui qui permet à ces filles venues de tous les coins du monde de s’entendre avec ces financiers, ces gangsters, ces marchands, ces réfugiés de tous pays, ces aventuriers de tous poils, ces étudiants de tous climats, ces marins de toutes les mers, ces soldats de toutes les soldes. La puissance du dollar y est telle que Shang-Haï est la seule ville de Chine où un barbare de passage puisse, à peine débarqué, s’offrir une belle Chinoise. Partout ailleurs, un stage est de rigueur dont la décevante longueur dépasse souvent la durée du séjour.

Il y a trois classes de courtisanes chinoises : la première, réservée aux hommes politiques et aux fonctionnaires chinois, — inabordable. La seconde, réservée aux Européens millionnaires, — de moins en moins abordable. La troisième accessible aux fortunes moyennes. Après quoi, il y a une demi-douzaine d’autres classes, mais toutes déclassées et qui vont des dancings de seconde zone aux boîtes à marins ou à soldats.

Sauf au restaurant ou au dancing, où elles ne se distinguent guère des femmes du monde, l’on n’aperçoit point les courtisanes des deux premières classes. Mais la troisième classe est le soir l’amusante parure de Shang-Haï. Vêtues de soies éclatantes et le visage soigneusement peint, ces dames montent dans leurs élégants rickshaws que borde un collier d’ampoules électriques et, sitôt la nuit, allument. Ainsi éclairées par leur rampe, au trot avisé des coolies, elles passent dans la rue sombre comme de légers météores. Les trotteurs sont dressés. Ils savent à quel moment il convient de ralentir, de tourner ou d’obliquer vers l’autre trottoir et, dévisageant les Passants, n’arrêtent qu’à bon escient leur Marchandise lumineuse. Sitôt appâté, le client hèle un rickshaw et la voiture rayonnante repart suivie d’une ombre portée.