Le Dragon blessé/Jouvence

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Grasset (p. 60-64).

Jouvence



Dans le hall de l’hôtel Cathy toutes les races du monde s’épongent devant des cocktails ou des whiskies. Seuls les Anglais, qui ne boivent qu’au coucher du soleil, réclament des jus d’oranges ou des « tonics ».

J’attends Edward Tellisson. Les journaux ayant annoncé que je faisais le lendemain une conférence, ma présence lui a été signalée. Comment s’est-il rappelé mon nom ? J’ai déjeuné avec lui quand il était étudiant à Oxford et je l’ai revu quelque temps après son mariage. Je me demande si je le reconnaîtrai : carré d’épaules, la taille fine, j’ai gardé de sa silhouette un souvenir triangulaire. Des yeux bleus dans un visage halé et une manie qu’il avait, étant épris de culture française, de réciter par cœur des vers de Racine avec un accent formidable.

Le boy me remet une carte : A. E. Tellisson.

Quelqu’un le suit qui a l’air de chercher.

— Monsieur de Croisset, n’est-ce pas ?

Je le regarde avec stupeur : c’est mon camarade lui-même, intact. Il a vingt ans. Je n’en crois pas mes yeux :

— Vous êtes Edward Tellisson ?

— Albert Edward Tellisson, rectifie-t-il. Je suis son fils.

Il y a des rencontres qui vous rappellent votre âge.

— « Daddy » a de la dysenterie. The old man en a pour quinze jours d’hôpital. Il m’a chargé de me mettre à votre disposition. Êtes-vous libre ce soir ? Cela vous amuserait-il d’assister à une pièce chinoise ?

— C’est Mei-lan-Fang que j’ai envie de voir, dis-je, mais il n’y a plus de places.

— J’ai donné rendez-vous ici à mon ami Yen. Il m’a promis de m’en rapporter deux et il en trouvera bien une autre.

— Yen ?

— Il parle très bien le français. C’est un Poète, un disciple de M. Paul Valéry et un admirateur de M. Paul Claudel. Tenez, le voilà.

Un jeune homme, l’air d’un enfant, s’approche et me salue. Il porte une robe de soie couleur thé et d’énormes lunettes.

— Vous avez les deux fauteuils ? Il nous en faut un troisième, dit Tellisson.

— Toutes les places sont louées, répond Yen, mais on m’a promis de nous caser sur des chaises. J’en demanderai trois, voilà tout.

— Le spectacle commence à huit heures, je suppose ?

— Non, à cinq heures, me dit Yen, mais Mei-lan-Fang ne paraît qu’à six heures et demie dans la grande pièce. Vous avez un éventail ?

— Non. C’est nécessaire ?

— Assez. Il fera très chaud. Je vous en apporterai un. Si, si, cela ne coûte rien, du papier blanc. Nous demanderons à Mei-lan-Fang de vous le signer pendant un entr’acte. Cela vous fera un souvenir.

— Où diable, dis-je, avez-vous appris le français ? C’est inouï ce que vous parlez bien.

M. Yen sourit d’un sourire confus :

— J’ai vécu au quartier latin. Je vous aurais reconnu tout de suite.

— Moi ! À quoi ?

— À vos caricatures.

Je souris, résigné.

— Je vais m’occuper d’avoir une troisième chaise, conclut Yen. À tout à l’heure.

Il me serre la main, se coiffe d’un chapeau de feutre et sort.

— Pourquoi, dis-je, lorsque les Chinois sont en robe, portent-ils des chapeaux européens ? Cela gâte tout. Et votre ami est de sang mêlé, n’est-ce pas ?

— Parce qu’il est grand et qu’il a un nez aquilin ? Vous êtes habitué au type du sud, mais Yen est du nord. Là-haut, le type est différent. Devinez son âge.

— Je ne sais pas. Le vôtre : vingt ou vingt-deux ans ?

— Il en a trente-neuf.

— Ce n’est pas possible, dis-je incrédule.

— C’est une question de grain de peau. Tenez, regardez cette dame qui entre : c’est la générale Li. Quel âge lui donnez-vous ?

Deux dames pénétraient dans le hall, toutes deux grandes pour des Chinoises. La Plus jeune était vêtue d’un fourreau vert jade qui, fendu, laissait voir une jambe admirable. Ses yeux allongés brillaient son nez fin s’élargissait à peine aux narines et sa petite bouche proéminente semblait s’offrir. Elle traversa le hall où on la saluait à une table sur deux. Elle répondait par une légère inclinaison de tête et un sourire qui avait quinze ans. Un couple d’Anglais l’attendait.

— Dites son âge, vite, sans réfléchir.

— Vingt-cinq ans.

— Quarante-deux. Elle est grand’mère. Sa fille a épousé un prince mandchou. C’est d’ailleurs à Pékin qu’elle habite. Mais vous n’avez rien vu, c’est ce soir que vous aurez lieu d’être stupéfait.