Le Dragon blessé/La dernière journée

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Grasset (p. 181-187).

La dernière Journée



Je pars demain pour Moukden. C’est ma dernière journée à Pékin et je ne m’en console pas, en dépit des nouvelles menaçantes et de l’épidémie qui est aux portes.

— La situation politique est mauvaise, me confiait hier Panchito, mais la situation sanitaire est pire. Quelque précaution que l’on prenne, on risque sa vie à chaque plat. Si nous savions ce que nous respirons comme microbes, nous n’oserions plus respirer.

Rien ne trouble, néanmoins, la douce quiétude de Pékin.

Je veux revoir la ville chinoise et à nouveau je traverse les rues pouilleuses qu’ennoblissent les oriflammes et les devises et où tant de beauté se marie à tant de misère. Le marché est là. J’y pénètre.

On y trouve tout : des boucheries, un théâtre en plein vent, des marchands de coquillages, d’épices, de jouets, de fromages, des comptoirs de soieries, de tapis, des cuisines qui sont des restaurants, des cordonneries, des curios, des pâtisseries, des coiffeurs et d’étranges pharmacies avec des recettes millénaires, des talismans et des philtres d’amour. Il y a des librairies, des miroitiers, des fleuristes, un combat de coqs, des poissonniers et un garage d’oiseaux.

Un velum abrite le marché et des pistes entre les échoppes s’entrecroisent, encombrées de porteurs, de coolies, de dames polychromes, de dandys portant robe blanche et feutre américain, d’enfants qui pissent, de chiens crasseux, de singsong girls, d’éphèbes fardés, de grosses commères alourdies de corbeilles de fibre et qu’escorte une marmaille accrochée à leurs pantalons.

Toute cette foule joue de l’éventail, piaille, se coudoie sans se bousculer, glisse à pas indolents, marchande et, des heures durant, s’attarde chez les libraires ou aux cuisines. Délaissant leurs comptoirs les commerçants se font visite et s’installent.

Des rais de soleil éclairent la cohue bleue et blanche, accrochent un jade, font rutiler dans l’ombre d’une échoppe des grenouilles de quartz, des arbres de corail, des poissons de cristal, des jonques d’émail, des fruits de verre, des petits rochers de lapis ou encore, sur un paravent à fond crème, une oie sauvage qui, le bec dardé et les ailes droites, plonge entre deux rocailles dans un étang lunaire.

Une grâce, une politesse universelle, une urbanité séculaire règnent dans cette cité nonchalante et laborieuse où jamais quelqu’un ne s’affaire. Des gens qui ont déjeuné au marché vont y dîner tout à l’heure et sur les bancs du théâtre en plein vent qui déjà refuse du monde, les marchands de serviettes parfumées, de limons et d’éventails ont pris place, leurs éventaires sur les genoux.

Je rejoins mon rickshaw, m’engage dans la ville tartare et ma nostalgie me ramène, à travers les avenues triomphales, aux portes des palais impériaux. Mais auparavant je veux voir les jardins d’un vieux palais qui, attenant à la Cité interdite, sert de résidence provisoire à un général du sud.

Une carte que m’a remise le maire me permet de les visiter.

Le général, cet après-midi là, reçoit. Des autos tournent dans l’allée poudreuse et de vieux Chinois, tous en robe, en descendent avec lenteur. Ils se saluent, les mains dans les manches et, à petits pas compassés, se dirigent vers le palais que gardent, appuyés sur leurs fusils ternis, deux jeunes soldats ensommeillés.

C’est dimanche. Des familles et des couples se promènent qui ont épinglé leur carte d’entrée à leurs robes ou à leurs vestons. J’essaie de retenir leurs visages, mais mon regard se brouille devant ces figures lisses d’où les traits sont absents et où a peine les yeux s’indiquent.

Un sentier capricieux mène vers un étang : en Chine, le plus court chemin d’un point à un autre est un zig-zag.

Un pavillon ruineux mire dans l’eau bleue ses murs rouges et ses tuiles d’émeraude. Assis côte à côte sur la berge, un adolescent et une très jeune fille contemplent dans l’herbe une chienne qui vient de mettre bas et qui, longuement, lèche sa portée. Soudain, le garçon s’empare d’un des chiots, puis, retroussant sa robe et suivi de sa compagne, il s’éloigne en courant et, au bord de l’étang, se rasseoit. La jeune fille, qui a allumé une cigarette, s’amuse, du bout embrasé, à piquer les yeux encore aveuglés du petit chien. Celui-ci se débat. La cigarette s’éteint et le garçon, allumant son briquet, le passe à sa compagne. Alors, celle-ci, avec un mince sourire, rôtit les yeux du chien qui agonise, tandis que plus loin, assise en rond sur le gazon, une famille extasiée contemple les premiers pas d’un enfant, que sur un pont de marbre deux amoureux passent, les mains reliées par une rose, et qu’un vieux bonhomme en sarrau bleu, une tige souple posée sur l’épaule, promène tendrement un oiseau qui pépie dans une petite cage balancée.

De nouveau, les palais impériaux. Le cœur serré, j’y ressens cette détresse qu’ils m’inspiraient le premier jour. Il me semble que depuis mon arrivée certains murs, certains lambris se sont effrités davantage.

Dans la somptueuse cité désolée, un seul coin n’est pas qu’un décor. C’est dans l’un des palais plus petit que les autres, plus isolé, plus secret, les modestes appartements de celui qui fut le dernier empereur de la Chine. Aucun objet précieux, mais qu’importe ! Les témoins de sa vie quotidienne sont là : sa table, sa chaise, ses livres, des potiches, une pendule et jusqu’à ses photographies. C’est ici que vécut, exilé dans ses propres palais, et détrôné pour la seconde fois, le dernier descendant de la maison des Tchings.

De nouveau je m’égare dans les jardins et moi qui croyais connaître la Cité interdite j’y découvre de nouvelles splendeurs. Mais toutes sont menacées, vouées peu à peu à la mort. Encore dix ans de république et ce sera la fin. Rien ne peut plus sauver Pékin qu’un miracle, sans doute le miracle japonais. Peut-être est-il plus proche qu’on ne le croit[1].

Cependant, mon coureur me rappelle l’heure du train. Avant que de me rendre à la gare, j’ai le temps de revoir sous le soleil couchant la Porte du Tambour qui, de sa masse guerrière, semble protéger la cité. Jadis, aux quatre coins de la capitale, des guetteurs au faîte de ces donjons formidables surveillaient jour et nuit l’horizon.

Aujourd’hui encore, poussant les lourdes portes, les soldats à l’approche de la nuit verrouillent la ville jusqu’à ce que le premier clairon ait sonné l’aube.

Une seconde enceinte qui, de-ci, de-là, tombe en ruines, défend à quelques kilomètres les abords de Pékin, tandis que tout là-bas, dominant les plaines de Mongolie, la Haute Muraille dresse sa sauvage ceinture. Sur des milliers de lieues sa masse obstinée monte la garde, épousant les rocs et les monts. Par millions, les bâtisseurs qui l’ont édifiée sont morts à la peine. Tous sont ensevelis dans ses flancs. C’est ainsi que par delà les siècles et les siècles, l’esprit des morts protège la muraille.

  1. Ces notes ont été rédigées fin 1934, et depuis les événements ont singulièrement donné raison à l’auteur.