Le Dragon blessé/Monsieur Pu-Yi

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 174-180).

« Monsieur Pu-Yi »



S a Majesté l’Empereur vous donne audience lundi prochain, me dit le ministre du Japon qui ce jour-là me recevait à déjeuner dans cette demeure, précisément, où voici dix ans l’ambassade donnait asile au jeune empereur poursuivi.

En juillet, les rares heures clémentes de Pékin se paient par des lendemains cruels. Tantôt, mitraillé d’éclairs, l’étincelant ciel noir s’entr’ouvre et des trombes croulent sur la ville. Tantôt les orages font trêve, amoncelés dans le ciel inquiétant. Une glu torride s’abat alors sur vous comme une ardente bête molle et moite et le moindre geste devient un sport.

— Fera-t-il aussi chaud à Hsin-King ? demandai-je au ministre.

— Infiniment plus chaud, répondit-il en se levant de table. L’on passe brusquement d’un hiver sibérien à un été tropical.

En dépit des ventilateurs, je sens mon col devenir adhérent. Un brûlant vent poussiéreux, le vent jaune de Mongolie, secoue les arbres du jardin. J’aperçois derrière les fenêtres soigneusement closes l’amorce de la villa où, en 1924, s’était réfuté l’empereur.

— Je vais vous montrer ses chambres, Propose le ministre.

Nous traversons le parc qu’englue la fiévreuse tempête.

— Regardez ces arbres, me dit-il. Ils portent les traces des balles des boxers. C’est ici même que plusieurs de nos amis furent massacrés.

Les troncs, en effet, sont troués de projectiles et les murs du petit palais éraflés. Nous gravissons un étage.

— Voilà les chambres, me dit le ministre en me montrant trois pièces tendues de nattes blondes. Il a vécu ici pendant des mois sans jamais sortir. La situation s’aggravant, nous décidâmes de lui faire quitter Pékin. Nous lui fîmes endosser un costume de coolie et c’est sous ce déguisement qu’il a gagné Tien-Tsin. C’est une expérience intéressante pour un souverain, continue-t-il : pendant sept ans, il a appris la vie.

Singulier destin, en effet, que celui de ce jeune homme, empereur sous le nom de Shuang-Tun, dès l’âge de trois ans, empereur et presque demi-dieu, chassé, puis couronné une seconde fois à l’âge de douze ans, chassé à nouveau et obligé soudain, sous le nom de Pu-Yi, à une existence précaire et laborieuse d’étudiant pauvre !

Le voici, par un retour du sort, nommé régent de Mandchourie et enfin empereur sous le nom de Kan-Teh, dans ce rude pays que ses aïeux, trois siècles plus tôt, quittèrent à la tête de hordes guerrières, afin d’envahir la Chine. Là, s’identifiant à la race conquise et rénovant sa culture, ils devaient se transmettre d’une dynastie a l’autre un flambeau que seule la République a éteint.

Comment résister au désir d’approcher ce prince romanesque qui symbolise à mes yeux une civilisation datant des Pharaons !

Nous regagnons la légation où le café nous attend.

— Puisqu’après Hsin-King vous vous embarquez à Dairen pour mon pays, me dit le ministre, je vous engage à laisser vos bagages à Moukden où fatalement vous repasserez et où je vous conseille d’attendre l’heure exacte de l’audience.

Je sais ce que cette dernière phrase veut dire, des amis m’ayant prévenu. En effet, le jour de l’audience n’est jamais fixé que d’une manière approximative. Si officiellement l’on vous annonce à Pékin que empereur vous recevra à Hsin-King le 17, par exemple, et que vous arriviez à Moukden le 15, l’on vous apprend, sitôt débarqué, que l’audience est remise au 18, puis le 17 qu’elle est reculée au 19, et parfois le 19 qu’elle n’aura lieu que le 21.

Ceci n’est pas très commode pour qui a retenu sa cabine à bord d’un des bateaux Japonais qui, eux, ne diffèrent point leur départ de Dairen selon les fantaisies du Protocole. Mais ces atermoiements sont Une des faces de l’étiquette mandchoue. Peut être la cause en est-elle due aussi à la légèreté de quelques Européens ou Américains qui, ayant appris à Pékin qu’ils avaient une audience, y renonçaient devant la fatigue du voyage et s’excusaient au dernier moment. Une fois à Moukden, qui n’est qu’à un jour de Hsin-King, il est bien rare que de pareilles défections se Produisent.

— Alors, vous allez voir « Monsieur » Pu-Yi ? me dit ce soir-là sur un ton légèrement gouailleur un membre important du gouvernement de la république.

— C’est exact, répondis-je. J’ai une audience de Sa Majesté.

Les Chinois présents échangent un sourire. Je suis le seul Européen. Tous parlent d’ailleurs à merveille le français ou l’anglais.

— La Mandchourie vous intéresse-t-elle à ce point que vous écourtiez votre séjour à Pékin ? Ou est-ce M. Pu-Yi ?

La question m’est posée en français par l’un des convives les plus marquants, un ingénieur célèbre. Il est vêtu d’une robe de soie couleur de nacre et dans son visage d’une surprenante jeunesse, ses yeux vifs me dévisagent. À nouveau je constate que l’âge, jusqu’à soixante ans, semble n’avoir point de prise sur les fils du Ciel. J’ai vu à Nankin le président de la République : il a passé cinquante ans, il a l’air d’en avoir vingt-cinq. Les Chinoises sont plus extraordinaires encore, surtout aujourd’hui qu’elles entendent ne plus grossir, qu’elles font du sport et qu’elles dansent.

— En effet, déclarai-je, c’est bien l’Empereur qui m’attire, — je suis résolu à ne pas l’appeler M. Pu-Yi. Puis-je vous demander pourquoi vous souriez ?

— C’est qu’en parlant de lui vous dites l’Empereur. Je ne savais pas que la France avait reconnu le Mandchukuo.

— Je ne fais pas de politique, répondis-je. Et que la Mandchourie soit reconnue ou non, il me semble qu’en l’appelant l’Empereur je ne fais que consacrer un usage que vos propres ancêtres ont établi depuis bien des siècles.

— Je crains que vous n’ayez une déception, me dit l’un de ces messieurs après un Petit froid. Un jour et deux nuits de voyage, par cette chaleur, pour causer à travers un interprète avec un jeune homme assez ordinaire !… Enfin, cela vous regarde.

— C’est que précisément je ne pense pas qu’il soit ordinaire. Je viens de lire le livre de Johnson, qui fut son précepteur et son ami et qui est un écrivain d’une réelle qualité : il le dépeint sous d’autres espèces.

— Avouez que si vous étiez Chinois vous seriez impérialiste ! me dit en riant le jeune ingénieur. L’Empire, pourtant, nous a fait bien du mal. Sous le règne de l’impératrice douairière, T’zu-Hsi, ce ne sont même pas les ministres qui gouvernaient, mais les castrats.

— Kang-Hi, Yung-Chin et Kien-Lung furent cependant de bien grands empereurs, protestai-je résolument, et je ne sache pas que Kan-Teh ait des eunuques à Hsin-King. Et puis, que voulez-vous continuai-je, au risque de manquer de tact, j’aime trop les artistes et les philosophes que votre pays a produits pour ne pas respecter ceux qui, depuis des siècles, les ont encouragés et soutenus.