Le Dragon blessé/Les Sampangs

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Grasset (p. 32-37).

Les Sampangs



Il y a, à Canton, deux classes de sampangs : les sampangs mobiles et les « baladeurs ».

Les premiers ajoutent à la cité qu’ils prolongent et constituent une véritable ville flottante : c’est la cité du plaisir où vivent et reçoivent des courtisanes et où, le soir, la jeunesse dorée joue, aime et se délasse. La rue liquide circule entre les bateaux plats qui se touchent, alignés aux deux bords des canaux.

Il est rare que des sampangs baladeurs se risquent dans l’élégant quartier des sampangs amarrés. Ils ne s’y aventurent que lorsqu’ils ont l’excuse d’y promener des touristes. C’est que les courtisanes des bateaux immobiles forment l’aristocratie de ce petit monde et ne se prostituent qu’aux Chinois. Tout rapport avec un étranger les mettrait aussitôt à l’index, tandis que les femmes des sampangs errants se donnent à vil prix aux marins et aux soldats des « nations barbares ».

À quelque classe de bateau qu’elle appartienne, aucune de ces demoiselles n’est Cantonaise. À la vérité, l’on ne sait rien de leurs origines, sinon qu’à travers les siècles, de mères en filles, elles vivent et meurent sur les sampangs.

Au bord du canal noyé d’ombre, deux d’entre eux, rangés le long de la Concession, attendent.

Je saute dans le premier sampang. Sous une bâche voûtée comme une cabine de gondole, une veilleuse brûle. J’aperçois quelques étoffes bariolées d’inscriptions, Une petite table et quelque chose qui doit être un lit. Je m’assieds à l’arrière, entre le vice-consul et Durec.

Deux femmes occupent le bateau : une vieille, une très jeune. Debout à l’avant, la vieille plonge une longue perche dans l’eau, s’arc-boute et la barque démarre. L’autre, accroupie sous la bâche, allume le réchaud pour le thé. Deux lourdes boucles d’oreilles d’argent encadrent son visage enfantin. Son petit nez écrasé, sa bouche épaisse, ses pommettes saillantes et ses yeux relevés évoquent le type mongol, mais sa peau foncée est d’un jaune presque brun. Elle porte des pantalons bouffants qui se rétrécissent aux chevilles et un sarrau de soie sombre.

Durec, qui parle chinois, plaisante avec elle. La petite rit d’un rire rauque. Le thé prêt, elle se lève et m’offre une tasse.

— Ne buvez pas, souffle Durec.

Le ciel nuageux est sans rayons. Au bout du canal qui, là-bas, tourne, des lumières commencent. Je cherche la petite Chinoise qui a préparé le thé.

— Elle est devant vous, me dit Durec, cachée sous la couverture. Si elles la voyaient, les courtisanes des sampangs réguliers l’insulteraient ou, pire, lui jetteraient des bouteilles.

— Mais l’autre ?

— Oh ! celle-là n’est plus à craindre, elle est vieille, il y a prescription. Tenez ! regardez si c’est curieux.

Je ne vois tout d’abord qu’une féerie de lumières. Elles tremblotent, roses, vertes, jaunes, bleues, au travers de verres de couleur et leurs reflets pointillent l’eau de petits astres polychromes.

Chaque sampang, avec décence, n’expose au premier plan qu’un petit salon tout clinquant de cadres dorés, de glaces et de verroterie. De-ci, de-là, des nattes et des inscriptions sur des soies tendues.

Au deuxième plan, la chambre et le lit s’entrevoient, qu’aux moments opportuns masque un rideau ramagé.

Chaque sampang est tenu par deux ou trois courtisanes et le salon, correct, ignore la chambre.

Rien, d’ailleurs, ne donne moins l’impression de l’amour que cette cité qui en vend.

Sur les sampangs, quelques Chinois jouent au mah-jong, en buvant du thé vert ; d’autres fument ou reposent, étendus sur des divans ; nul ne s’occupe des femmes. Immobiles et peintes, assises dans leurs robes diaprées, le buste droit, leurs petites têtes face au canal, elles semblent oubliées là pour la nuit. L’une d’elles, parfois, bouge lentement pour suivre un client dans la pièce secrète, pour présenter le plateau de thé ou offrir des friandises, mais aussitôt, elle retrouve son immobilité de petite idole complaisante.

Lentement, ma barque glisse le long des sampangs. Au passage, je cherche en vain à surprendre une caresse, un geste tendre, un sourire complice : des servantes, des servantes habillées comme des fleurs. Voyant qu’ici tous les Chinois portent la robe, je demande à Durec si ce sont les mêmes que nous avons vus en veston cet après-midi.

— Les mêmes, m’apprend-il, mais pour eux, c’est la belle heure : ils retrouvent la vie chinoise. Ici, un complet, même américain, est mal vu et un étranger aurait tort de s’aventurer sur un sampang amarré.

— En somme, dit l’Anglais, depuis peu en Chine, la robe, c’est une manière pour eux de se mettre en habit ?

— Si vous voulez, répond Durec que cette simplification et cette traduction britanniques font sourire.

Le grincement aigu d’aigres orchestres se mêle au cliquetis du mah-jong. Une odeur de jasmin, de rose, de tabac et de sueur rejoint sur l’eau les relents de la vase. L’étrange cité miroite dans un luxe de pacotille qu’ennoblit par instant une soie somptueuse ou la pourpre rutilante d’un laque. Tout cela papillote dans un scintillement qui fascine mes yeux d’occidental, habitués à la rigide lumière moderne. Les petites âmes des veilleuses tremblent dans les globes de couleurs ; des lampes à huile épandent leur douceur lunaire et, dans la brise, des milliers de bougies jettent leurs flammes effrayées.

— Cela ne ressemble à rien, dis-je.

— Cela ressemble, déclare Durec, à un conte des Mille et une Nuits et à la foire de Neuilly.

— Quelle manie ont les Français de tout formuler, murmure le jeune Anglais contrarié.