Le Dragon blessé/Un dîner cantonais

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Grasset (p. 26-31).

Un Diner Cantonais



Àsept heures, escorté de mes deux compagnons, je pénètre dans un salon du restaurant ou Jacques Durec et un jeune officier de la marine anglaise nous font accueil.

Des petites soucoupes garnissent la nappe maculée. Devant chaque assiette voisinent des shopsticks, une tasse et un godet.

— Le godet est pour le saké, la tasse pour le thé et les shopsticks. Vous en êtes-vous déjà servi ? me demande le vice-consul.

— Jamais. C’est très compliqué ?

L’un des hôtes nous interrompt :

— Que voulez-vous manger ?

Il déroule une feuille de papier où le menu s’allonge, interminable. Machinalement, je tends la main :

— Voulez-vous me permettre ?

Tout le monde éclate de rire.

— Il faudrait connaître le chinois, remarque Durec.

— Pas trop de choses surprenantes, je suppose ? dit l’officier anglais.

— Au contraire, protestai-je. Dites-lui que je veux un sensationnel menu cantonais.

« Lui », c’est un petit Chinois obèse : deux coups de pinceau pour les yeux, un nez invisible de face, tout cela dans une peau de tambour.

— À vos risques et périls, déclare le vice-consul.

Je m’empare des shopsticks, prends dans une des soucoupes ce que je crois être un légume, réussis à l’atteindre, le soulève : il retombe avec un bruit mou.

— Je crois qu’il vaut mieux utiliser vos doigts, conseille Durec, à moins que vous ne parveniez à m’imiter.

J’y parviens. Ce que je crois être un légume est sucré, fondant et bizarre.

— Quel drôle de légume ! dis-je.

— Ce n’est pas un légume, répond le vice-consul, mais un gros ver blanc qu’on ne trouve que dans les marais. Je ne me rappelle plus son nom.

J’essaie de ne pas avaler, c’est trop tard.

— Il ne faut pas médire de la cuisine chinoise, dit Durec. Elle a été inventée par des poètes. Mais c’est une race qui mange depuis trop longtemps : alors elle a le palais blasé et elle complique.

L’officier anglais qui, dès qu’apparaît un des serviteurs chinois, a l’air d’un géant, verse dans mon gobelet un thé chaud. Je bois : c’est du vin.

— C’est le saké, me dit mon voisin.

— Excellent, affirmai-je en tendant à nouveau mon godet.

Le jeune Anglais qui dévore manie les shopsticks avec une dextérité que j’admire, envieux. Ils ont l’air du prolongement même de sa main. Les bâtonnets deviennent une pince qui ne rate jamais un morceau, si glissant soit-il. Je remarque que le bout des shopsticks ne touche jamais ses lèvres, alors que, pour ne pas la rater, je mords les bâtons lorsque ceux-ci réussissent leur pêche.

Le gros petit maître d’hôtel rentre, portant une soupière dans laquelle il se passe quelque chose. Il la pose sur la table : la soupe, balancée, révèle maintenant des petits corps gélatineux et des herbes.

— Les herbes sont des arêtes molles, me confie Durec.

— Et ce qui ressemble à des méduses ?

— Je ne sais pas, des méduses peut-être.

À présent, les plats se succèdent. Encouragé par le saké, je goûte à tout, enchanté, et même d’un plat auquel personne ne touche.

— Que voulez-vous, proteste l’Anglais, moi j’aime les chiens !

Désespéré, je tends mon gobelet et le vide d’un trait.

— Ah ! il faut que vous preniez de ce plat-là, s’écrie Durec. Il est classique : des ailerons de requins.

— Et de ce plat-ci, insiste le vice-consul : ce sont des nids d’hirondelles et je les crois d’un bon crû. Car vous savez, les nids d’hirondelles ont leurs crûs, comme les vins.

— Qu’est-ce qui leur donne cette saveur ?

— La salive. Les hirondelles de mer humectent leurs nids et c’est avec leur salive qu’elles les cimentent. Le maître d’hôtel reparaît. Tous le regardent. Armé d’un couteau, il porte religieusement une étroite cage de bambou : un petit singe dont la tête émerge y est enfermé. Le cou du singe est solidement maintenu.

— Ah ! non, tout de même, pas ça, s’écrie Durec.

Ayant cru tout d’abord à un cadeau, je demande ce que « ça » veut dire.

— Dame ! explique le vice-consul, vous avez demandé un véritable menu cantonais : l’on est friand ici de ce mets-là ! Horrifié, je demande :

— On mange le singe ?

— Non, sa cervelle. On scalpe la tête avec le couteau que vous voyez, on plonge une cuillère dans la cervelle et on vous la sert toute chaude.

— C’est abominable, dis-je, l’appétit coupé.

Cependant, à l’officier anglais le maître d’hôtel demande en chinois quelque chose.

— Non, pas ça non plus, répond l’Anglais avec violence.

Je m’informe de ce que l’autre « ça » veut dire.

— Une souris.

— Cuite ?

— Non, vivante, mais nouveau-née : le bon ton exige qu’on la croque sans la faire crier.

— Il y a aussi, dit l’un des officiers, le poussin vivant : il n’a pas encore de plumes, on vous le sert dans l’œuf. Il paraît que c’est excellent.

Je me lève, pris d’un vague mal de mer, et demande à voir les sampangs.

En sortant, je dis à Durec :

— Est-ce que les Cantonais mangent tous les jours des choses pareilles ?

— Non, répond-il, le singe coûte trop cher.