Le Dragon blessé/Moukden

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Grasset (p. 195-199).

Moukden



Que les Anglais sont accueillants ! À peine installé à l’hôtel, dans une petite chambre torride où déjà trois moustiques m’ont piqué, je reçois une lettre du Consul général d’Angleterre m’invitant à loger chez lui. Sur le bateau qui m’emmenait en Chine, j’avais rencontré sa famille qui avait la grâce de s’en souvenir. Le Consul de France, atteint de la grippe, s’excuse de ne point me voir ce jour-là, m’invitant à déjeuner pour le lendemain, lui et les siens étant d’ailleurs fort occupés par les préparatifs de la Fête !

— C’est vrai, tout de même, pensais-je en roulant vers la spacieuse et claire villa du Consul d’Angleterre, que c’est après-demain le 14 juillet !

Bien entendu, sitôt arrivé à mon hôtel japonais, — tous les hôtels du Mandchukuo sont japonais, — le portier, m’ayant dévisagé avec une respectueuse méfiance, m’avait remis une lettre.

— Monsieur de Croisset, n’est-ce pas ? Ceci est de la part du Consul général du Japon.

La lettre comporte, avec une invitation à dîner, un mot m’annonçant que l’audience du 15 est reportée au 16.

C’est la première étape.

— C’est un peu par égoïsme que nous vous avons invité, me dit le lendemain avec un charmant sourire Mrs X… Mon mari est forcé de se rendre aujourd’hui à Hsin-King : il est rassurant pour ma fille et pour moi d’avoir un homme dans la villa. Moukden n’est pas de tout repos, vous savez ! Les Anglais aiment vous remercier de ce qu’ils font pour vous.

La salle où nous prenons le breakfast donne sur un jardin qu’une arroseuse pivotante cherche en vain à rafraîchir. La grande maison, avec ses meubles d’acajou clair, ses coussins de chinz, me dépayse heureusement. Mrs X… presque aussi jeune que sa fille, dispose tout en parlant des fleurs fraîches dans les vases.

— Il ne faudra pas sortir de Moukden, me dit-elle, sauf pour visiter les tombeaux des premiers empereurs. C’est la seule excursion qui soit à peu près sûre.

Et comme je partage une rôtie avec le chien, une magnifique bête dont je caresse le poil blond, Mme X… ajoute :

— Il ne faudra pas non plus approcher les chiens inconnus ici. Beaucoup ont la rage.

J’étais déjà averti. Dans le train, un Voyageur qui habitait Moukden m’avait raconté qu’elle y sévissait plus encore qu’à Pékin.

— C’est macabre, m’avait-il dit, à force d’être horrible. La semaine dernière, une famille entière est morte de la rage. Ils s’étaient mordus les uns les autres, n’ayant Pas été vaccinés à temps. On avait cru le chien fou et non enragé. Ici, l’on peut confondre, les symptômes sont les mêmes.

— Il y a pire, me dit-on ce jour-là chez le Consul de France. Une jeune femme nouvellement mariée qui avait été mordue par Un chien errant, s’était, cédant aux supplications de son mari, fait faire une série d’injections : le chien n’était pas enragé, de sorte que les piqûres ont communiqué la ragé à cette malheureuse. L’agonie a été d’autant plus atroce qu’elle se doutait de la vérité.

— Je te jure, mon amour, que le chien était enragé, je te le jure, lui répétait son mari en pleurant.

Une heure après la mort de sa femme, le jeune homme s’est tué.

Et tout le monde a des chiens à Moukden.


L’hiver, ici, doit être sinistre. L’été ne l’est pas moins.

La ville est comme encerclée de menaces. Des patrouilles japonaises la parcourent constamment. La nuit, les voitures sont éclairées à l’intérieur, par précaution contre les attentats : une bombe est si vite lancée d’une auto !

Certains quartiers modernes offrent des avenues symétriques bordées de buildings hâtifs. Un quartier chinois sordide, déchiqueté, poussiéreux ou boueux, étend sa lèpre et se perd dans la campagne. Un quartier japonais actif et propre. Parfois des terrains vagues avec des reprisés de maisons. Le quartier des légations et du club présente un singulier coin de province avec ses jardins murés abritant de banales villas que gardent des factionnaires chinois tenant leur fusil comme une canne à pêche.

Je n’ai pas visité le palais des empereurs, je n’ai même pas pu l’apercevoir. Aucun civil n’en peut approcher : c’est aujourd’hui l’arsenal.