Le Dragon blessé/La Société

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Grasset (p. 200-203).

La Société



Lon n’arrête point de se recevoir à Moukden. J’ai néanmoins l’impression que c’est moins par plaisir que par peur de la solitude. N’est-ce point partout, d’ailleurs, un peu la même chose ? Mais ici les ombres s’accusent.

J’accompagne un soir une jeune femme : elle avait deux cocktails de cinq à sept et deux dîners ! Ceux-ci, à la vérité, sont simplifiés : un buffet froid où les invités viennent faire leur choix, après quoi ils s’asseoient à des petites tables, mais point nécessairement à deux ou à trois car je vois des hommes et des femmes dont plusieurs, le visage triste, dînent seuls devant un guéridon. L’impression d’une pension de famille pleine de gens qui ne se connaissent pas ou qui se connaissent trop.

Cette petite société se groupe ainsi tous les soirs : sans doute le besoin de se retrouver parmi des blancs.

— C’est terrible de vivre ici en célibataire, me confie le jeune Z… qui, âgé de trente ans, est depuis sept ans à Moukden. Je ne gagne pas assez pour deux, soupiret-il.

— Il y a pourtant une société, par conséquent des distractions.

— Une société si l’on veut. Un petit groupe international : il suffit d’être de race blanche pour en faire partie. On joue au bridge, une fois par semaine on danse au club. Il y a sept ans que je vois les mêmes visages ! Personne n’a plus rien à dire à personne. Aussi, le soir, je ne sors plus.

— Vous lisez ?

— Non, pas après mon travail.

— Vous avez une radio ?

— Pas même un phono.

— Les femmes ?

— Non. Elles sont toutes mariées ou ce sont des Chinoises. C’est compliqué.

— Alors ?

Il me regarde, hésite et sourdement répond :

— Je bois.

Nous avions dîné dans un petit restaurant russe qui me rappelait les cabarets que j’avais vus autrefois à Constantinople et que tenaient également des réfugiées qui avaient naguère en Russie connu un sort brillant. À Moukden, les Russes blancs ne sont pas trop à plaindre : la colonie européenne ou américaine est assez nombreuse pour s’opposer aux persécutions et leur venir en aide. C’est à Kharbin que leur sort est atroce. Ils y sont à ce point misérables que certains en arrivent à vendre leurs filles aux Chinois et que d’anciens généraux deviennent coolies et traînent des rickshaws ! Qui d’entre nous peut regarder cela d’un œil indifférent ? C’est toute la race blanche qui perd la face !

Du moins, à Moukden, ces courageux exilés, dont quelques-uns réussirent à monter un petit commerce, ne risquent-ils point d’en être du jour au lendemain dépossédés. Mais à Kharbin, le fait est quotidien. Ils y descendent aux mêmes métiers que la lie des Chinois et se trouvent sans cesse en compétition avec eux. Sur une simple plainte ou une dénonciation envieuse, on les arrête, les chasse ou les exile. Ils n’ont aucun recours, car ils n’ont plus de nationalité. Sait-on ce qu’un pareil fait, en Extrême-Orient, signifie ? Aucune loi ne les protège, nul passeport ne leur est accordé. Qui pourrait leur délivrer un passeport ? Ces malheureux n’appartiennent plus à rien. Comment n’a-t-on pas encore saisi la Société des Nations du problème de ces effroyables destins ?