Le Dragon blessé/Un dancing

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Grasset (p. 72-75).

Un Dancing



Au sortir du théâtre, le flot clair du public égaie la rue. Offrant ses rickshaws, le peuple criard des coolies se bouscule. Phares allumés, de luxueuses automobiles américaines klaxonnent, mais il n’y a pas un taxi.

— Vous allez souper avec nous, me dit Tellisson. Il faut que vous voyiez un dancing à Shang-Haï.

Devant le dancing flamboyant, une foule d’autos mêlées à des rickshaws stationnent.

Nous pénétrons dans la salle.

Un élégant maître d’hôtel s’empresse. C’est un Russe blanc qui s’exprime en français.

— Je n’ai plus une table, s’excuse-t-il, mais si vous voulez patienter quelques minutes, vous aurez celle du secrétaire de l’ambassade d’Italie.

— La Pologne va être libre dans une seconde, dit un second maître d’hôtel, un Allemand qui parle anglais.

— Apportez toujours trois chaises en attendant, commande à un serviteur chinois un troisième maître d’hôtel qui a le type égyptien.

Je m’assieds, étourdi par la chaleur mais distrait par le spectacle.

Au son du jazz, des petits Chinois grêles enlacent comme de frêles lianes de solides anglo-saxonnes au tronc robuste. Un athlétique Américain tournoie, baissant la tête pour apercevoir sa danseuse, une menue poupée japonaise dont les coques de la coiffure lui arrivent au plastron. Chaque table est une petite société des nations. Des officiers en civil, des diplomates, des hommes d’affaires, des compradores, des touristes flirtent en toutes langues.

L’orchestre du jazz qui comprend huit musiciens offre huit nationalités, mais tous fraternisant pour chanter, hurlent par le nez des paroles américaines. Le second orchestre, celui des tangos et des valses, le relaie, composé de trois Philippins, d’un nègre et d’un Mexicain. Tout cela transpire dans une brume de tabac, sous une tempête de ventilateurs et sous des projecteurs jaunes et roses.

— Rentrons, mais à pied, dis-je, intoxiqué. La nuit est brûlante. La rue manque de ventilateurs, mais son silence est apaisant. Les dernières autos ont disparu.

— Comme c’est agréable, cette absence de taxis, dis-je. Est-ce qu’ils sont en grève ? Mes deux compagnons éclatent de rire.

— Des taxis ? Vous n’en trouverez pas un dans toute la Chine, affirme Tellisson. Les autos de location ne sont que tolérées. Pour vous en procurer une, il vous faut signer un papier à l’hôtel et c’est au portier que vous paierez votre course.

— Pourquoi ?

— Ah ! voilà, me dit Yen. C’est tout le problème du progrès que vous posez, enfin de ce que vous appelez chez vous le progrès. Partout ici les petits métiers millénaires s’y opposent. Tenez, rien qu’à Shang-Haï, si les taxis étaient autorisés, quatre-vingt mille coolies, du jour au lendemain, seraient sur le pavé. C’est au point qu’à Pékin les premiers tramways ont failli déchaîner la révolution. Je crois, ajoute-t-il, que vous, vous aimerez Pékin comme il faut l’aimer.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Le fait que vous avez aimé notre vieux théâtre chinois. Pékin, — il ne prononce pas Peiping, — c’est tout ce que détestent nos hommes politiques au pouvoir, mais c’est tout ce que nous aimons, nous, les artistes.