Le Dragon blessé/Théâtre chinois

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Grasset (p. 65-72).

Théâtre Chinois



Rien de plus joli qu’un théâtre chinois l’été. La salle n’est pas noire mais blanche de monde, avec des notes vertes, mauves, jonquille, roses : les robes des femmes. Et partout, comme des ailes battantes, des milliers d’éventails remués qui remplacent les ventilateurs.

Bien que le rideau soit levé, j’ai l’impression d’un entr’acte. Bavardant, mandant des pastèques ou buvant du thé glacé, le public distrait écoute à peine les acteurs qui parlent ou chantent au son d’une musique stridente et d’un orage intermittent : les gongs.

— Ce sont de petits acteurs et la pièce n’est pas bonne, dit Yen. Vous verrez la différence tout à l’heure.

— Le drame que joue Mei-lan-Fang est une légende très vieille, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas à proprement parler un drame, c’est une sorte d’opéra comme toutes nos pièces classiques. Celui-là date de huit cents ou mille ans. Vous savez, les siècles, ici. Faut-il vous résumer l’histoire ?

— Dame ! Sans cela, je ne comprendrai rien.

— Même s’il vous la raconte, déclare Tellisson en riant, je crains que vous ne compreniez pas grand’chose et que vous soyez déçu.

— Tellisson a raison, dit Yen. C’est qu’il y a peu d’action, tout est en nuances et chaque geste est symbolique.

— Expliquez-vous.

— Eh bien, certaines attitudes, un regard, un mouvement de la jambe, une manche qui flotte expriment que le personnage descend de cheval, part pour la guerre, est marié ou amoureux. De sorte que l’intrigue commence avant même que l’acteur ne parle.

— Et le public ordinaire comprend ?

— Les gestes, oui, la langue, pas toujours. C’est une langue archaïque. Mais les légendes, il les connaît par cœur. Et puis, il y a la musique et la danse. Enfin, je vous résume l’histoire : c’est une jeune courtisane très pure…

— Comment ?

— Une jeune courtisane très pure, répète Yen, qui ne veut pas épouser l’empereur, lui cède cependant mais, au dernier acte, s’enfuit et se réfugie dans la lune.

— Et puis ?

— C’est à peu près tout.

— Mais quel rôle joue M. Mei-lan-Fang ?

— Chut ! Regardez, dit Yen.

Le rideau, un instant baissé, se relève. Un grand silence s’établit. La scène n’est plus nue comme précédemment, mais ornée d’un décor sommaire et un peu clinquant.

— C’est Mei-lan-Fang, murmure Yen, qui après une tournée en Amérique a importé la mode du décor.

Un cortège paraît : des guerriers aux visages polychromes et tenant une lance à la main ; d’autres au masque plâtré ; puis un personnage survient qui gravement s’avance sous un palanquin. Sa somptueuse robe incrustée le revêt d’une rutilante carapace. Un vieillard l’accompagne qui porte, ajustée au menton par un élastique, une barbe de Burgrave faite avec des flocons de laine hanche. L’empereur lève une jambe, puis l’autre et s’asseoit à une table rouge et or, Une table de prestidigitateur.

— Vous avez vu, me dit Yen, que l’empereur soulevait les jambes comme s’il montait un escalier ? Vous savez ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’il monte un escalier, répondis-je.

— Non, cela signifie qu’il descend de cheval.

La musique se déchaîne, le gong tonne, un frémissement parcourt la salle et une jeune fille paraît qui a l’air d’un papillon. Elle déploie, de ses deux bras tendus, une écharpe arachnéenne. Son corps mince est moulé dans une robe d’argent et, debout sur ses pointes, elle avance à petits sauts rythmés puis, laissant retomber les bras et s’enveloppant de son écharpe, elle croise chastement ses deux mains blanches. Maintenant, sa petite tête pâle est baissée, comme vaincue par sa lourde chevelure compliquée, piquée de hautes épingles précieuses.

— Mei-lan-Fang, dit Yen.

Deux autres jeunes filles surviennent, plus exactement deux garçons habillés en filles et tous trois, déployant leurs voiles, se mettent à danser.

Je demande :

— C’est vraiment Mei-lang-Fang, cette Jeune fille qui a l’air de s’envoler ? C’est Vraiment un jeune garçon ?

— Oui, répond Tellisson, mais ce n’est Pas un jeune garçon : il a trente-huit ans.

— Ça, par exemple ! Mais.

— Écoutez, interrompt Yen. « Elle » va chanter.

Des trilles suraigus, des cris dans l’azur, un piaillement éperdu d’oiseaux perchés ; Parfois des miaulements langoureux de chatte amoureuse et, martelant la mélopée perçante, le tonnerre triste des gongs.

Le public affolé d’enthousiasme pousse des « Oh ! oh ! » qui me rappellent le « Ollé » espagnol. Le chant s’accroît, monte, hystérique, puis brusquement la crise cesse.

— Vous n’êtes pas trop déçu ? me demande Yen.

— Aucunement, protestai-je. J’ai le tympan perforé, je suis un peu déconcerté mais je trouve cela extraordinaire.

— Une pièce chinoise donne toujours au spectateur européen l’impression d’un film au ralenti. Alors, vous ne vous ennuyez pas, vous êtes sûr ?

— Pas une minute, affirmai-je, sincère. Je comprends que je ne comprends pas, c’est déjà quelque chose, et je tâche de sentir.

— À votre tour, expliquez-vous, dit Yen.

— Eh bien, à travers mon ignorance, j’ai le sentiment que ce théâtre est plein de grandeur. Ce dédain du décor, ce mépris de tout accessoire, cet art dépouillé, c’est très beau et comme c’est simple !

— Simple ! Ah ! ça, non, riposte Tellisson. D’ailleurs, rien n’est simple ici.

— Vous avez raison tous les deux, dit Yen. Nous avons notre simplicité à nous : elle ne serait pas chinoise si elle n’était compliquée.

Cependant, nous traversons la salle pour aller voir Mei-lan-Fang.

Toutes les coulisses se ressemblent : à des milliers de lieues de l’Europe, je me sens soudain chez moi. Le magasin d’accessoires, les décors, les machinistes, puis la loge de Mei-lan-Fang. Elle est blanchie à la chaux. « L’actrice » qui nous reçoit, assise sur une natte, nous attend, car trois tasses de thé vert voisinent sur un plateau. Yen nous sert d’interprète.

Mei-lan-Fang a visité Paris. Il me parle de M. Pierre Laloy et de son remarquable ouvrage sur le théâtre chinois, de Sarah Bernhardt qu’il aurait voulu connaître. Il a un air réservé et timide de jeune fille bien élevée. Je devais le revoir à déjeuner le lendemain, chez le consul de France : il était en complet veston, méconnaissable.

Je sais qu’il n’ose pas rentrer à Pékin. Il a reçu des lettres de menaces, on veut le « kidnapper », il est riche. À Shang-Haï, il ne risque rien.

Le régisseur crie quelque chose. C’est sûrement : « En scène pour le trois. »

— Vous avez le temps, me dit Mei-lang-Fang, qui me fait ouvrir un placard : ce sont mes robes et mes bijoux.

— Vous restez pour le troisième acte ? me demande Yen.

— Oui, rien ne me fera manquer le décor de la lune.

Le rideau se relève. Intrigué, je contemple le décor. Il n’est pas sommaire, il est moins et plus que cela : il est abstrait. Un portant glacé de givre, un disque au milieu de la scène, une lumière froide et bleue, c’est tout : la lune…

Au fait, pourquoi pas ?

Un Dancing



Au sortir du théâtre, le flot clair du public égaie la rue. Offrant ses rickshaws, le peuple criard des coolies se bouscule. Phares allumés, de luxueuses automobiles américaines klaxonnent, mais il n’y a pas un taxi.

— Vous allez souper avec nous, me dit Tellisson. Il faut que vous voyiez un dancing à Shang-Haï.

Devant le dancing flamboyant, une foule d’autos mêlées à des rickshaws stationnent.

Nous pénétrons dans la salle.

Un élégant maître d’hôtel s’empresse. C’est un Russe blanc qui s’exprime en français.

— Je n’ai plus une table, s’excuse-t-il, mais si vous voulez patienter quelques minutes, vous aurez celle du secrétaire de l’ambassade d’Italie.