Le Dragon blessé/Une promenade

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Grasset (p. 204-208).

Une Promenade…



I l pleut depuis ce matin, une pluie ardente qui s’évapore en tombant et qui poisse. Je profite d’une accalmie pour visiter, en compagnie de Mme X… et sa fille, les tombeaux où reposent les premiers ancêtres de Kan-Teh.

Ce n’est pas l’Égypte qui est le pays de la mort, c’est la Chine. Ici, les morts sont partout : dans ce petit coin de champ qui n’est pas labouré, dans cette minuscule enclave où la moisson s’arrête, sur ce bout de terrain qu’ont respecté deux maisons, sur le bord d’une route. Souvent, rien ne les indique, sinon l’absence de construction ou de culture. Même les tombes riches sont anonymes. Orientées selon les rites, elles dorment quelque part derrière une porte, un arc. Aussi n’est-ce jamais une sépulture que l’on visite, mais son accès.

Les tombeaux des premiers empereurs Mandchous s’annoncent par des cours successives, des arcs monumentaux, d’antiques portes cloutées et de triomphales avenues où veillent comme des sentinelles des ministres et des guerriers de pierre et des animaux rituels. De hautes terrasses surplombent les cours ou les jardins que ferment des portes somptueuses. Ces portes sont symboliques. Il suffit de gravir une terrasse et de la descendre ensuite pour passer d’une cour dans une autre : ce n’est pas aux humains que les portes s’opposent, mais aux esprits. La dernière des cours est close par une porte plus formidable et qui ne s’ouvrira jamais plus. Il faut faire le tour par les terrasses pour voir ce qu’il y a derrière : il n’y a rien qu’une colline assiégée d’herbes et où des arbres penchés ont l’air de se souvenir : les empereurs sont là.

Après l’ordonnance des cours, les jardins stylisés, l’orgueil des portiques, ce coin abandonné et sauvage offre une grandeur saisissante. Nul ne sait dans quel endroit exact sont couchés les empereurs. Des Myriades d’hirondelles en nappes pressées s’abattent, tourbillonnent et retombent sur les cours.

Une tristesse douce et oppressive pèse sur ces mélancoliques domaines.

— C’est notre promenade quotidienne, me dit Mme X…, la seule promenade de Moukden. Quand il fait beau, ma fille et moi nous venons ici lire ou tricoter. Je m’en contente, mais pour elle qui a dix-huit ans ce n’est pas très drôle. Et si vous saviez comme le climat est malsain. Le soleil se couche dans un ciel éblouissant et les premières étoiles scintillent.

— Il est temps de rentrer, me dit Mme X… L’auto ne marche pas très bien. L’avenue barrée nous oblige à un détour à travers champs.

— Cela nous allonge beaucoup, murmure Mme X… l’air inquiet.

— Que craignez-vous ? demandai-je en souriant. Les bandits ?

Elle me regarde sans répondre.

La route sinueuse est presque déserte. Le moteur a des ratés. Soudain deux cavaliers chinois, tête nue, galopant sur de courts chevaux mongols, débouchent d’un sentier.

— Pressez-vous ! crie Mme X… au chauffeur.

— Vous ne pensez tout de même pas, dis-je, que ces gens soient à craindre ? Ils essaient de « gratter » l’auto, voilà tout. Déjà, je n’en suis plus si sûr : un dernier cavalier survient et tous trois galopent maintenant à hauteur de la voiture. Ils offrent un type que je ne connais pas encore, plus mongol que chinois : un visage plus large, un nez plus épaté, quelque chose de féroce et de sournois dans le regard.

Les deux femmes sont très pâles.

— Il paraît que c’est sérieux, pensai-je. Je me souviens fort à propos d’un film américain que j’ai vu à Shang-Haï : je prends mon important trousseau de clés, — peut-être se souvient-on que j’avais dix Valises ! — et, me levant dans l’auto qui est découverte, projetant le bras, je braque l’arme inoffensive dans la direction des cavaliers. Le résultat est instantané : ils ralentissent leur galop et, sur la route boueuse, peu à peu s’effacent.

— Quelle chance que vous ayez eu un revolver ! me dit Mme X…

— Je n’avais pas de revolver, ce sont mes clés. Mais vous croyez vraiment, continuai-je plein d’espoir, que ces gens là sont des bandits ?

— J’en suis à peu près sûre. Notre chauffeur est armé, mais il est très vieux. Généralement, un soldat nous accompagne. Une de nos amies a été « kidnappée » l’autre jour. Elle a eu plus de chance que l’autre, n’est-ce pas ? continue-t-elle en s’adressant à sa fille.

— Qu’est-il arrivé à l’autre ? demandai-je.

— On n’a pas payé la rançon assez tôt : la famille a reçu une oreille. C’est toujours l’oreille qu’ils commencent par vous couper. Ah ! voilà Moukden, soupire-t-elle, soulagée. Ce soir, nous vous ferons visiter les dancings.

Je n’insiste pas sur les dancings. Celui où me mènent ces dames, et qui est convenable, n’est que triste. Les autres, où des camarades m’entraînent, sont pires.