Le Dragon blessé/Une ville communiste

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 18-25).

Une Ville Communiste



Le « shameen » allonge entre deux canaux une étroite presqu’île où chaque nation a son quartier. Des fils de fer barbelés le protègent et un canon inoffensif. La police est presque exclusivement composée de Russes blancs. Des canonnières françaises, anglaises, américaines, amarrées à la rive, constituent une garde plus efficace.

L’on sort de la Concession par des ponts à escaliers et une manière de grille de prison que gardent, baïonnette au canon, deux factionnaires : l’impression de se trouver dans un vaste préau.

— Il y a des Européens qui habitent ici depuis vingt ans, m’affirme le jeune vice-consul. Ils s’en accommodent. Nous avons un golf à quelques kilomètres, plusieurs tennis et l’on se reçoit de nation à nation. Les Allemands habitent dans Canton même, ils y ont presque un quartier à eux. Voulez-vous que nous visitions la ville tout de suite ? me propose-t-il. J’ai mon auto.

Au moment de franchir la grille, le vice-consul m’arrête :

— C’est par là que la Concession fut attaquée. Vous voyez ce petit monument ? Ils ont eu le culot de l’ériger à notre nez. L’inscription constitue tout à fois, pour les étrangers que nous sommes, un mensonge et la plus insolente des menaces. Mais il n’y a rien à faire.

— Nous pouvons même nous estimer très heureux, car ils ne nous ont pas attaqués depuis longtemps. Voulez-vous me présenter ?

C’est un officier de marine française. Il a une jeune figure creuse où rient de gais yeux bruns.

— Le lieutenant de vaisseau Jacques Durec, un grand ami à moi, dit le vice-consul.

— Si vous êtes libre ce soir, me propose Durec, je vous invite à un petit dîner de copains dans la ville chinoise, à moins que vous ne craigniez les plats un peu extraordinaires.

— Un dîner chinois ! J’en meurs d’envie ! Et surtout, que ce soit extraordinaire : je veux goûter à tout.

— Vous ne savez pas à quoi vous vous engagez, dit Durec en riant.

Nous montons dans l’auto.

La foule du fleuve recommence, mais plus dense encore et comme fermée. Pour la première fois, je vois ce que l’on appelle le grouillement chinois : un essaim de mouches sur un gâteau et ces mouches-là ne demandent qu’à piquer. Je regarde la foule.

— Quelle manie ont ces hommes de s’habiller en veston et de singer les Américains ! On aime donc tant que cela l’Amérique, ici ? demandai-je.

— On la déteste, répond le vice-consul, mais on la copie.

Partout des rues crasseuses, enchevêtrées, pullulantes, se déversent comme des ruisseaux sales dans de larges avenues modernes, bordées de vastes magasins à l’américaine mais où l’on ne trouverait pas un seul Américain.

— Ne cherchez pas de beaux monuments, me dit Durec. Les temples de la vieille Chine ont été démolis. Il y a tout juste quelque chose là-haut, en dehors de la ville. Au moins, sur cette colline, on peut respirer.

L’auto, à coups de trompe, se fraie un chemin précaire.

— Il faut faire attention, s’excuse Durec : si nous écrasions quelqu’un, on nous écharperait.

— Oui, renchérit le vice-consul, c’est un prétexte qu’ils ne laisseraient pas échapper.

— Ils sont à ce point chauvins ?

— Non, mais ils détestent les étrangers. C’est la manière chinoise d’être nationaliste.

Une sourde hostilité monte de la foule, de tous ces yeux noirs qui nous dévisagent. Les hommes se rangent avec une évidente lenteur. Quelques-uns crachent.

— Des crachats voulus, pensais-je. Les femmes semblent les plus malveillantes : elles ricanent, le regard mauvais.

Nous gravissons à pied la colline où s’érige, dominant la ville, un vague monument communiste.

— C’est bien laid, dis-je.

— Tout est laid, ici, répond le vice-consul. Des rires et des murmures fusent : ce sont des groupes de jeunes Chinois, tous en veston, tous portant des lunettes, tous nu-tête et qu’accompagnent de jeunes Chinoises vêtues d’une robe fourreau. Je me retourne irrité : les rires s’accentuent.

— Rien à faire, il n’y a qu’à encaisser, murmure Durec.

D’où je suis, j’aperçois la campagne. Elle m’apparaît comme un désert pierreux. Mais ces pierres incessantes, pressées les unes contre les autres, craquelées et que les racines attaquent sont des tombes. Elles émergent à fleur du sol, pêle-mêle, parmi les cercueils récents jetés là et qui pourrissent. Toute la campagne de Canton est un cimetière. Longtemps j’avais cru que les Chinois avaient le respect des morts : ils n’en ont que la crainte et à la condition qu’il s’agisse de leurs ascendants. Les morts anonymes ne sont plus que de la charogne dont on se débarrasse n’importe où.

— C’est un affreux endroit, déclarai-je.

— Vous ne direz pas cela ce soir, affirme Durée. Après dîner, nous vous mènerons voir les sampangs. C’est autre chose, je vous jure. D’ailleurs, la ville aussi a des coins curieux, je vais vous les montrer.

Nous repartons et, au bord d’un affluent crasseux et du boulevard, l’auto stoppe.

Chaque rue a son commerce ou son métier : la rue des Bijoutiers, des Menuisiers, la rue des Soieries, la rue des Jades : des splendeurs dans d’infâmes écrins.

— C’est là que nous dînerons ce soir, dit Durec en me montrant une ruelle. Bariolée d’enseignes, elle s’allonge, sordide et magnifique.

Assise à la porte d’une boutique, une grosse ama, en sarong et dont les pantalons laissent voir les pieds nus, se relève pour débarrasser de l’objet qu’elle vient d’acheter sa jeune maîtresse dont un fourreau moderne moule jusqu’au cou le corps mince et dont la jupe fendue s’ouvre à mi-cuisse.

Une dame passe en chaise : droite dans sa robe à ramages, son visage de porcelaine coiffé d’une nocturne chevelure huilée, elle a l’air, dans son immobilité balancée, d’une petite statue Krang-Si juchée sur un socle peu sûr. Elle détourne les yeux en nous voyant, avec une jolie grimace de mépris.

— La ruelle là-bas, à votre gauche, me renseigne Durec, est la rue des Serpents. Je ne vous ferai pas la blague de vous y mener ce soir, à moins que vous ne teniez essentiellement à manger du cobra. Canton est l’endroit de Chine où l’on accommode avec le plus d’art les choses les plus immangeables.

Je me promène dans Canton avec un étudiant chinois.

Encore que prévenu par M. Abel Bonnard dont le livre sur la Chine est devenu mon livre de chevet, je suis atterré. Tout ce pourquoi j’aimais à l’avance cette terre de poètes, de peintres, d’architectes, de sculpteurs est attaqué par ceux-là mêmes qui en ont la garde.

Les derniers sanctuaires, profanés, servent à des garages, à des restaurants, à des boutiques. Un temple a été épargné comme inutilisable : on a résolu de le démolir. Le hasard me fait assister au premier coup de pioche qui, aux applaudissements d’une foule primaire, fait voler les écailles de plâtre rose d’un merveilleux dragon du xive siècle. Des fresques vertes, fraise et jonquille, représentant des oiseaux et des fleurs, sont saccagées au nom du progrès. Un Bouddha d’une matière commune, mais d’un délicat modelé, est crevé sous mes yeux par ces étranges ouvriers qu’anime la passion de détruire. Moi, l’étranger, je suis seul dans cette assistance autochtone à souffrir du sacrilège.

— Il faut abattre ce qui a fait notre malheur, me dit l’étudiant qui, pour avoir passé par l’Amérique, se juge moderne. Mon pays crève de ses superstitions. Vous dites en français : il y a des morts qu’il faut qu’on tue : nous nous y employons.

— Par quoi remplacerez-vous ce que vous démolissez ?

— Par le progrès technique : des chemins de fer, des usines, des avions.

— Et votre foi ?

— Le progrès n’en comporte pas.

— Et vos œuvres d’art ?

— Nous en créerons d’autres et là n’est point l’important.