Le Dragon rouge/16

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Michel Lévy frères (p. 140-161).

xvi

Du jour où le marquis de Courtenay eut cette orageuse explication avec mademoiselle de Canilly, il renvoya tous les ouvriers employés aux travaux babyloniens de son palais, dont les portes se fermèrent à tout le monde. Il s’y cloîtra étroitement ; il n’en sortit plus. Le bruit, le mouvement cessèrent. On eût dit un palais frappé d’apoplexie foudroyante.

Ce silence universel, après tant d’agitation, exerça au plus haut degré l’esprit caustique et la langue acérée de l’oisive aristocratie polonaise. D’abord elle s’étonna, puis elle chercha à savoir, et, comme elle ne sut rien, elle inventa. Tout croît à merveille dans le champ de l’invention, le cèdre et les chardons. On se dit que le marquis de Courtenay était malade, mais on n’y crut pas ; on se dit que le marquis avait perdu la moitié de sa fortune dans la banqueroute de Law : personne n’attacha d’importance à ce bruit ; on se dit qu’il avait essuyé un refus de M. de Canilly en lui demandant la main de sa fille ; comme ceci devenait plus scandaleux, ceci parut aussi plus vraisemblable, on y crut à moitié ; on se dit enfin que le marquis, trop confiant dans l’amour de Casimire… Mais il est plus utile de dire ce que devenait Casimire.

Une lueur de son bon sens naturel passa sur le fond sombre de ses pensées dès que le marquis de Courtenay eut interrompu toute relation avec elle. Casimire s’expliqua alors, par la réflexion, combien le marquis avait eu raison de croire à des dispositions favorables, après les marques qu’elle lui en avait données en mille occasions. Avait-elle reculé devant une seule des épreuves publiques auxquelles il l’avait appelée afin de se convaincre et de convaincre les autres de la vraisemblance de ses prétentions ? Ne l’avait-elle pas accompagné partout où il avait voulu la conduire ? En se laissant produire en tous lieux, non avec la familiarité d’une sœur qui suit son frère, mais avec éclat, distinction, étiquette, n’avait-elle pas consacré les espérances du marquis de Courtenay ?

Sa conscience, quoiqu’elle eut pris l’habitude de la réfuter, rappela à Casimire ces nombreuses légèretés, et lui reprocha amèrement surtout, à voix basse, comme tout ce qui doit le mieux s’entendre, d’avoir voulu profiter de l’amour bruyant du marquis pour s’occuper sans bruit du sien propre ; mais ces châtiments infligés dans l’ombre pouvaient-ils la préoccuper beaucoup au moment où deux choses, d’abord placées aux extrémités de l’horizon, paraissaient se rapprocher sans cesse, et, d’heure en heure, de son front et de son cœur : la couronne qu’était allé ramasser son père au milieu des flammes d’une conjuration, le retour du commandeur de Courtenay à Varsovie, si toutefois la couronne n’avait pas été écrasée sur la tête de son père, si le commandeur n’était pas mort sous une balle turque ?

Quoique Casimire ne touchât pas encore à cette période de la vie où, instruit par l’expérience, on apprend combien peu notre volonté et nos vœux aident à l’accomplissement des choses espérées, où l’on se démontre que le hasard seul, ou, si on l’aime mieux, la Providence peut tout, règle tout, fait tout, à quelque agitation qu’on se livre, elle éprouvait pourtant de ces bouffées d’espoir et de découragement venues on ne sait de quel côté, dernier symptôme des faits qui se dénouent. Elle espérait et désespérait, elle souriait toute une matinée, et passait des nuits entières à pleurer. Son sort allait être tout ou rien, elle le pressentait. Y avait-il une bien large part pour les souffrances solitaires du marquis de Courtenay entre deux attentes aussi décisives ?

Un matin qu’elle souffrait de cette torture morale, Marine entra dans sa chambre ; elle lui dit :

— J’ai rêvé cette nuit que nous nous promenions dans le parc de Saint-Cloud, sur ce gazon qui va d’une porte à l’autre. Que c’était beau ! Je crois que je l’aurais mangé de plaisir. Voudrais-tu te promener à Saint-Cloud ?

— T’ennuirais-tu ici, nourrice ? lui répondit Casimire.

— Cela commence. Mon joli rêve est venu comme un cheval à qui veut partir.

— Alors, décidément, tu veux t’en aller.

— Il ne faudrait pas me dire deux fois de faire mes paquets. Ah ! si monsieur ton père nous envoyait un petit mot de permission pour aller le trouver.

— Mais où ?

— Est-ce qu’il n’est pas à Paris ?

— À Paris ! répliqua Casimire en souriant.

— Où diable fût-il, nous irions.

— Je ne t’ai jamais vue si décidée, Marine.

— C’est qu’on ne laisse pas ainsi toute la vie deux femmes seules.

— Courons-nous quelque danger ? Nous sommes au milieu d’amis…

— J’aime mieux les amis de notre pays.

— Ils nous ont prouvé que leur cœur…

— Pourquoi ont-ils une langue ?

— Qu’ont-ils dit ?

— Ce qu’ils ont dit ? Ah ! ce qu’ils ont dit ! des sottises, des faussetés, des mensonges.

— Ils ont dit sur toi, ma pauvre Marine ? Tu es bien assez jolie pour cela, mais tu n’es pas encore assez grande dame.

— Si c’était sur moi… mais… Oh ! si ce n’était que sur moi.

— C’est donc sur moi qu’ils ont parlé. Tu es bien émue, Marine ; que se passe-t-il ? Comme tu es agitée ! En vérité, tu m’effraies. Parle ! mais parle !

— Dis-moi, mignonne, reprit Marine en appuyant Casimire sur son sein comme autrefois lorsqu’elle voulait l’endormir, tu n’as remarqué les œillades noires ou bleues d’aucun de ces petits officiers qui abondent ici comme les sauterelles en été chez nous.

— Moi ! mais que dis-tu ?

— Tu n’as pas répondu à leur propos sucrés ?

— Mais, Marine…

— Ne te fâche donc pas, ma nourrissonne, histoire de causer ; reste là. Je t’ai chanté bien des chansons là où tu t’appuies ; encore une. Tu n’as pas répondu aux lettres de quelques petites moustaches. Il n’y aurait pas grand mal…

— Grand Dieu !

— Tu me le promets bien ?

— Qui est-ce qui a dit cela ?

— C’est cette bête, vois-tu, qu’on appelle tout le monde. Il n’y a pas jusqu’à notre cocher qui ne m’ait dit l’autre soir, en faisant un cent de piquet avec moi : Marine, sais-tu ? le cocher de monsieur tel m’a dit…

— Qu’est-ce que c’est que monsieur tel ? demanda Casimire.

— Ce cocher, reprit Marine, a dit à votre cocher, qui me l’a dit : — On dit que le mariage de votre jeune maîtresse avec le marquis de Courtenay a manqué uniquement parce que votre maîtresse a laissé tomber, l’autre jour, de sa ceinture, un billet doux qui aurait été ramassé par le marquis, et qui n’était pas pour le marquis.

— Oh ! infamie ! s’écria Casimire.

— Moi, j’ai abattu les cartes, et j’ai donné une paire de soufflets à notre cocher, en lui disant quinte majeure, quatre as, quatre rois.

Une larme d’indignation tomba brûlante sur la main de la nourrice.

— Voilà, reprit-elle, comme j’ai su la nouvelle que je t’apprends. Je savais bien, moi, que tu n’aimais personne, à commencer par le marquis ; mais voilà pourquoi il faut partir tout de suite ; c’est mon avis. Puisque tu sais où est ton père, tu lui écriras de faire un crochet et de venir nous rejoindre à Paris.

— Partir ?

— Qui donc nous empêcherait, mignonne ?

— C’est impossible !

— Comme tu dis cela ! Mais enfin, qui nous retiendrait ici ?

— Je te dis que c’est impossible, Marine.

— Une cause, une raison, au moins.

— J’attends…

— Tu attends ?… Mais je veux savoir…

— Marine !…

Marine prit la main de Casimire dans la sienne.

— Tu aimes quelqu’un ici ?

— Ici ! non.

Et Marine releva la tête de Casimire, écarta les cheveux sur son front, la regarda jusqu’au fond des yeux, et elle dit :

— Ce n’est pas le marquis de Courtenay que nous aimons ?

— Je te jure bien, Marine…

— Ne jure pas ; je te crois bien sans cela. En ce cas, reprit Marine, attendons encore un peu avant de partir.

— Longtemps, crois-tu ?

— Je ne pense pas, discrète.

— Et qui te le fait croire ?

— Parce que je demanderai dans un vœu à Notre-Dame de Nanterre de t’envoyer au plus tôt ce que tu désires. Elle ne m’a jamais trompée.

De tous les moyens auxquels Casimire aurait pu penser pour hâter le retour du commandeur, certes celui de s’adresser à Notre-Dame de Nanterre ne lui serait jamais venu à la pensée.

— Tu la prieras avec moi, ce soir, n’est-ce pas ?

— Puisque tu le veux, répondit Casimire, je la prierai avec toi pour obtenir une réussite.

C’était encore là une bien étrange déviation au système conseillé, réduit en maximes par le comte de Canilly, la prière d’une nourrice à une gardeuse de troupeaux du village de Nanterre !

Huit jours s’étaient écoulés depuis le demi-aveu de Casimire à sa nourrice, huit de ces jours au bout desquels l’ennui prend le nom de mélancolie ; l’attente, celui du martyre ; l’impatience, celui de désespoir. Ni lettre de son père, ni lettre du commandeur pendant ces huit jours, et autour d’elle la calomnie, encouragée par le silence et l’impunité.

Exaspérée, Casimire, le neuvième jour, fit venir Marine et lui dit :

— Nous partirons demain matin ; ma résolution est prise ; prépare tout pour notre départ.

— Tu ne vois donc pas ce que je tiens à la main ? répondit Marine.

— Une lettre !

— Deux lettres ! deux ! s’il te plaît !

Casimire décacheta précipitamment l’une de ces deux lettres.

— De mon père ! Celle-ci est de mon père ! Laisse-moi, Marine.

— Oui, ma fille ; s’il y a quelque bonne nouvelle, tu me le diras, n’est-ce pas ?

— Je n’attends ni bonne ni mauvaise nouvelle, répliqua Casimire avec sang-froid et redevenue mademoiselle de Canilly, au contact de cette lettre touchée par son père.

Marine se retira.

Casimire lut avec un battement de cœur qui l’étouffait cette lettre si ardemment désirée.

« Notre coup a manqué, mademoiselle de Canilly.

— Que vais-je apprendre ? s’écria Casimire.

« À l’heure où je vous écris, je suis dans la prison de Toulouse.

Les bras de Casimire fléchirent, son sang s’arrêta ; elle était immobile. Ce ne fut qu’au bout de trois ou quatre minutes de douloureuse extase que ses mains relevèrent lentement la lettre de son père.

Elle recommença la phrase :

« À l’heure où je vous écris, je suis dans la prison de Toulouse, après avoir été arrêté à Agen, que je traversais pour me rendre dans le Béarn, chez M. de Marescreux. Je ne puis guère douter des motifs de mon arrestation, quoique je n’aie pas encore subi d’interrogatoire. »

Que d’anxiété sur le visage de Casimire !

« Notre conspiration aura été découverte. Comment ? je l’ignore. La justice du régent va se venger. L’osera-t-elle ? je ne le pense pas. Croyez, mademoiselle ma fille, que cette pensée ne se mêle pas en moi à la crainte de me tromper. Je sais les récompenses et les peines dues aux actes politiques tels que celui que j’avais entrepris. Conçu gravement, poursuivi gravement, je devais le voir s’accomplir pour moi ou contre moi avec la même austérité de conviction.

« Ce n’est pas à la condition de réussir qu’on a le droit de demander une place dans l’histoire, mais à la seule condition de rester grand et honoré, quoi qu’il advienne.

« Il est mal advenu, je n’en resterai pas moins grand, mademoiselle de Canilly. Avec la forte quantité d’or que je porte sur moi, il m’a été facile d’obtenir de mon gardien la permission d’écrire cette lettre, qui vous parviendra en Pologne sous le couvert d’une personne amie. Dès ces premières lignes, il ne m’est pas permis de vous dire en quels termes heureux et funestes je la conclurai ; car, si l’affaire où je suis engagé ne promet pas d’être longue, vu la célérité des juges dans ces sortes de procès, elle peut se compliquer de certains incidents dont je vous dois le récit, afin qu’il soit conservé par vous dans nos annales de famille.

« Souvenez-vous de tout. Nous sommes éternellement en compte avec la royauté, qui payera bien si elle paye tard.

« Notez déjà qu’on m’a mis dans la prison où fut enfermé, il y a un siècle, M. de Montmorency, qui avait conspiré (rapprochement étrange), non pas comme moi avec un roi pour renverser un duc d’Orléans, mais avec un duc d’Orléans pour détrôner un roi ou peu s’en faut. Le duc d’Orléans, son complice, le laissa parfaitement couper en deux par la hache du bourreau. Ceci donne à penser.

« D’ailleurs je ne veux pas de pitié. Est-ce que les hommes politiques en méritent aucune ? Maître de la vie du régent, je n’eusse été envers lui que respectueux ; nous verrons s’il a les mêmes principes que moi, qui suis d’une même condition que lui. Noble pour noble, de gentilhomme à gentilhomme : qu’il en soit ainsi, je ne désire pas davantage.

« De ma lucarne grillée je remarque, loin, bien loin, sur une place dont le bruit attire mon attention, une foule de gens qui tournent leurs yeux de ce côté-ci. Sans doute ils viennent d’apprendre le rang du prisonnier nouvellement amené dans la prison de leur ville. Cette place, si animée en ce moment, est, je crois, un marché. Voyez dans vos histoires de Louis XIII si ce n’est pas sur la place du marché qu’on décapita à Toulouse M. de Montmorency. Je m’étonne de la facilité qu’a l’esprit à trouver des parallèles historiques dans les circonstances analogues. Il se souvient sans presque avoir appris. Cela résulte du sang, comme la dignité naturelle chez les gentilshommes. Nous sommes du sang avec lequel s’écrit l’histoire.

« Mes verrous crient ; on vient me chercher pour paraître devant mes juges. — Soyez ferme, mademoiselle de Canilly ! »

Voilà la couronne qu’il voulait poser sur ma tête ! Pauvre père !… — Il appelle cela des juges !

« Je sors de mon premier interrogatoire. Mes prévisions ne me trompaient pas : la conspiration ourdie contre le régent est connue. Je ne sais pas encore le complice qui l’a révélée. Pour ma part, j’ai cru digne de ne rien nier. J’ai dit les motifs de haine auxquels j’ai cédé en me mettant à la tête de cette conjuration, formée pour le bien de la France, pour soutenir l’honneur de nos maisons et défendre la volonté suprême de Louis XIV.

« Les juges m’ont ensuite engagé à m’expliquer sur les moyens dont nous nous promettions de faire usage pour arriver à nos fins ; j’ai refusé de répondre. J’ai gardé le même silence quand ils m’ont ordonné de nommer les personnes liées avec moi dans le but de détrôner le régent. J’ai déjoué leurs subtilités, j’ai souri à leurs menaces, préparé comme je l’étais à en subir les effets. Mais quels juges on donne aux gentilshommes, qui ne devraient passer devant d’autre tribunal que celui des Pairs du royaume ! La noblesse de robe, cette gentilhommerie noire, jalouse et croassante, mènera avant peu le grand deuil de l’aristocratie française. Richelieu l’a armée ; elle nous tue. Ce Richelieu !… On me juge aux flambeaux, dans une chambre ardente, comme si j’étais un empoisonneur.

« Voyant l’inutilité de leurs efforts pour m’obliger à parler, les juges m’ont annoncé que j’allais recevoir la question ordinaire, le premier degré de la torture. »

— La torture ! la torture ! oh ! la torture ! Ils vont briser vos membres, mon père !

Casimire laissa échapper un épouvantable cri. Elle avait entendu Marine qui accourait ; elle étouffa sa douleur, elle se mit dans un coin pour pleurer. Elle cessa sa lecture ; elle n’aurait pu la continuer. Ses larmes répandaient un voile sur sa vue, et le tremblement de ses mains imprimait à la lettre un froissement continu.

Quand la crise fut moins forte, elle reprit et elle lut :

« Relevez la tête, mademoiselle de Canilly ; depuis longtemps la torture est ennoblie en France ; je ne suis pas le premier gentilhomme qu’elle aura brisé. Passons sur ces misères. Dans un quart d’heure donc on m’appliquera la question, et, dans cette attente, je vous écris. »

Comme Casimire souffrait à cette lecture qu’elle ne pouvait toujours suspendre !

« Si cette fermeté, continua-t-elle à lire, m’abandonnait, vaincu par la douleur, flétrissez-moi hautement dans votre mémoire et dans celle de vos enfants, si vous en avez un jour. Je vous recommande, pendant le peu de minutes qui me restent encore, avant de passer dans la chambre de la question, de relire avec soin, avec le plus profond recueillement, les maximes écrites de ma main pour votre instruction ; transcrivez-les dans votre cœur, gravez-les dans votre mémoire. Notre morale n’est pas celle des autres hommes. Nous nous guidons par d’autres lumières. Ils vivent quelque temps, leurs noms meurent ; les nôtres ne meurent jamais, glorieux ou infâmes. Le nôtre est des plus grands. À ces maximes conservatrices ajoutez celles-ci encore :


Ne dites votre secret à personne, pas même à Dieu.


Personne n’a jamais pardonné ; Dieu lui-même a été le plus implacable ennemi de ceux qui l’offensèrent, quand il prit la forme humaine sur la terre.


On ne pardonne pas, on se résigne ; voilà ce qu’on appelle pardonner.


Quand on voudra se défaire de vous, c’est votre meilleur domestique qu’on choisira pour vous empoisonner. N’ayez confiance que dans les indifférents ; ils ne sont pas encore vos amis.


Les animaux ne rient ni ne pleurent ; aussi ne sait-on jamais ce qui se passe en eux. Grand exemple placé sous vos yeux.


Ne vous vengez jamais à demi : c’est casser le poignard avant de s’en servir.


« On vient me chercher pour m’appliquer la question. Allons ! je reprendrai si j’en ai la force. »

— Voyons vite, mon Dieu ! s’écria Casimire.

« Entre la dernière ligne que je vous ai écrite, mademoiselle de Canilly, et celle-ci, qui marque mon retour dans ma prison, il s’est écoulé six heures, une heure prise tout entière par les valets du bourreau, les cinq autres heures à me remettre de leur ouvrage sur mon pauvre corps. Après m’avoir couché sur une espèce de lit en fer, ils m’ont lié les bras contre le dos avec des cordes très-fines, dures et pénétrantes comme de l’acier, les pieds sur eux-mêmes, et les cuisses aux baguettes de fer du lit. Dans cette position, qui me permettait d’être comme assis, j’avais le buste aussi libre qu’on peut l’avoir quand les jambes sont enchaînées. Vous allez voir dans quel but je jouissais de cette demi-liberté. Tandis que le médecin a posé son pouce sur l’artère de mon bras droit, un des servants du bourreau m’a présenté à deux mains une mesure en plomb pleine d’eau froide. Encore une fois, ne voulez-vous rien révéler ? m’a demandé un des trois juges commis pour assister à la question. »

— Il faut tout avouer, mon père, murmura Casimire.

« Sur ma réponse négative, la mesure en plomb a été inclinée sur ma bouche ; j’ai bu, j’ai bu encore, puis j’ai encore bu. Dès la seconde pinte j’étouffais ; l’eau remontait dans ma gorge. »

— Donnez, mon père, que je boive pour vous ! s’écria Casimire machinalement.

« Et pourtant le médecin ne trouvait pas dans les battements de mon pouls que je courusse encore du danger. À la troisième pinte, mon ventre et mon estomac ne formaient qu’un seul renflement. »

— Pauvre père !

« Si j’avais pu m’étendre, j’aurais moins souffert ; mais mes juges n’entendaient pas que je souffrisse moins. Maintenant vous comprenez pourquoi ils avaient laissé libre la moitié de mon corps. Après la troisième pinte j’ai perdu le sentiment du nombre ; je ne comptais plus, quoique sur d’autres points ma volonté n’ait pas vacillé un seul instant. Je sentais flotter mon cœur sur l’eau que j’avais bue ; je me rendais compte de sa grosseur et de sa forme, comme si je l’avais tenu dans la main.

« Au dernier terme d’absorption, j’ai éprouvé une espèce d’ivresse particulière ; elle est affreuse, bizarre ; ce n’est pas du tout le délire qu’apporte le vin : mes oreilles ne sifflaient pas, elles criaient comme des oies sauvages. Mon sang refoulé cherchait à sortir, à monter ; il s’amassait, il bouillonnait. J’avais une calotte de plomb sur la tête et des milliers de fourmis dans les jambes. Combien ai-je bu de pintes d’eau froide, et dans quel état me suis-je trouvé pour que le médecin ait ordonné de suspendre un instant ? Je l’ignore. Ce médecin, je le suppose, est un juge. »

— C’est un bourreau ! fit Casimire, dont le sang, sans qu’elle s’en aperçût, jaillissait de ses lèvres, tant elle les avait mordues de douleur.

« Dans une heure, lut-elle ensuite, on va encore me venir prendre et l’on me soumettra à un autre genre de supplice. Courage, mademoiselle de Canilly, courage ! »

— Où le prendrai-je, mon Dieu ! ce courage, dit Casimire, quand c’est mon père qu’on tue ?

« Mettons à profit, continua-t-elle à lire, un temps si précieux, mademoiselle de Canilly.

« Vous vous marierez ; que vos enfants ne se mésallient jamais. Si vous avez deux fils, faites-en un militaire, l’aîné, si c’est possible ; que l’autre soit un homme d’État, pour qu’ils continuent tous deux, par l’épée et par la plume, les prétentions de leur famille. Dans une famille où il n’y a ni une plume ni une épée, il n’y a rien. Si, cependant, l’un des deux frères s’annonçait avec un extraordinaire esprit d’intrigue, faites-le prêtre.


« Répétez-leur, chaque matin à leur lever et chaque soir à leur coucher, qu’ils sont nés pour accomplir de grandes choses.


« Apprenez-leur à ne jamais compter que sur eux seuls.


« Qu’ils n’aient qu’une idée, qu’un but, mais qu’ils le poursuivent nuit et jour sans relâche.


« Pour parvenir à ce but, qu’ils sachent sacrifier jusqu’à leur vie, s’il le faut.


« Apprenez-leur à souffrir, il vous restera peu de chose à leur apprendre.


« Élargissez leur esprit, amincissez leur cœur.


« Les forces me manquent pour me rendre de nouveau dans la chambre de la question ; deux hommes viennent me prendre, chacun sous un bras, et m’emmènent. Ces pauvres diables pleurent à chaudes larmes : ce sont deux novices, je présume. »

Cette fermeté si belle, si soutenue, si rare, de M. de Canilly, finit par prendre des proportions tellement héroïques dans l’esprit de sa fille, que Casimire fut partagée entre l’admiration et la pitié. Elle en vint parfois à oublier pendant cette lecture, malgré ses étouffements et ses larmes, qu’elle lisait l’histoire de son père, et non celle de Caton ou de Socrate. C’était bien là, en effet, le Caton de l’intrigue et le Socrate de la politique ténébreuse créée par Machiavel et Richelieu.

« Je suis quitte de la seconde épreuve ; elle a été laborieuse. Ces gens-là possèdent l’art d’appliquer la souffrance à un degré supérieur. Je m’en étonne. La moitié de mon corps n’est plus rien. Heureusement c’est la moitié qui ne pense pas. Ils m’ont enfermé les jambes entre trois planches de fer : une sous les pieds, une de chaque côté des jambes, et, à l’aide de deux vis agissant sous une clef, ils me les ont peu à peu lentement serrées, et avec une telle habileté que les juges pouvaient me demander, sans crainte de me voir évanouir ou passer tout à fait, si je refusais toujours de nommer mes complices. Les grincements de mes os brisés leur ont répondu. »

Casimire tomba sur ses genoux comme si les bourreaux de son père l’eussent frappée aussi.

« Le médecin, ils appellent cela un médecin ! leur assurait silencieusement du regard qu’on pouvait toujours approcher les planches de fer.

« Bientôt je n’ai plus eu le sentiment de mes jambes que par une douleur horrible et confuse et par le clapotement de mon sang répandu dans la boîte de fer. Enfin ils ont meurtri mes chairs, froissé mes nerfs, cassé mes os, cela sans m’arracher un cri. Je suis tombé en faiblesse, mais je n’ai pas crié, non ! je n’ai pas crié !

« Votre père, mademoiselle de Canilly, revient de son évanouissement pour vous dire encore avant d’expirer, si la mort doit être plus forte que lui à la troisième épreuve :

« De voiler d’un crêpe noir les armes de notre maison de Canilly jusqu’à ce que vos fils m’aient vengé ;

« De mettre le plus d’adresse et de patience possible pour satisfaire à la nécessité de cette vengeance. Et pour cela :

« Reparaître à la cour du régent, si les circonstances l’exigent, feindre d’avoir tout oublié ;

« Laisser passer une génération, deux générations, si cet apparent oubli est nécessaire, léguant le mot d’ordre de race en race, pourvu qu’un descendant des Canilly ait raison d’un des descendants de notre ennemi.

« Une troisième fois, les valets du tourmenteur m’emportent dans leurs bras : la question du feu m’attend. Cachez donc vos larmes, mademoiselle de Canilly, puisque je ne pleure pas, moi ! »

— Ah ! c’est pour moi qu’il éprouve ce supplice, pour m’avoir une fatale couronne à mettre sur la tête ! Je ne l’ai pas assez retenu, assez empêché ; je ne lui ai pas crié assez fort :

— Non, je ne veux pas, restez, mon père, restez !

La lettre, toute souillée de sang et de larmes, torturée comme celui qui l’avait écrite, s’étala de nouveau.

« Allons ! je suis encore en vie, mais je n’ai plus la faculté de me servir de mes mains : on me les a brûlées ; on les a tenues enfermées dans une espèce de four que l’on a chauffé par degré, toujours en présence du médecin chargé de constater les forces de ma vitalité ; on les avait fait passer par deux trous qu’on a rétrécis ensuite ; si malgré moi je voulais retirer mes bras, impossible, ils étaient étranglés par le haut ; partout où mes mains erraient dans ce four, une chaleur bouillonnante fondait mes chairs et en détachait les ongles ; mes os tombaient ensuite. Le juge m’a dit : — Puisque vous vous obstinez à ne rien révéler, nous allons vous mettre en présence de vos propres aveux, de témoignages écrits de votre main. Devinez-vous ce qu’ils m’ont lu alors ? la lettre que je vous écrivais de Paris, celle où je vous annonçais le début favorable de notre affaire, mon départ pour le Béarn, fixé au lendemain, et le succès qui ne pouvait nous faillir. Vous n’avez donc pas reçu cette lettre ? »

Casimire chercha à se souvenir.

— Mais oui ! je l’ai reçue, dit-elle.

« Qui la leur a livrée ? M. de Marescreux ! Il me soupçonnait, le croiriez-vous ? Il m’espionnait ; il avait corrompu un employé de la poste, et la lettre écrite pour vous lui a été livrée. Dans cette lettre, il a pu apprendre que mon projet était de mettre un frein à son ambition, si jamais il tentait de la tourner contre moi ; il se sera cru abusé, trompé, trahi, et il aura tout dévoilé pour se venger de moi. — Eh bien ! m’a ensuite demandé le juge, qu’en dites-vous, monsieur de Canilly ? — Rien, ai-je répondu. — Cette lettre est vraie. Quelle récompense a-t-on accordée à M. de Marescreux ? ai-je encore demandé. — Lui et son fils ont été décapites sur la place publique de Pau, a répondu le juge.

« Quoi ! on n’a pas vu un motif de grâce dans leur révélation ? — Les imbéciles ! n’ai-je pu m’empêcher de m’écrier ! Il y a des gens si dépravés qu’ils n’ont pas même la bêtise de la clémence.

« Fatigués de m’infliger une inutile torture, ne sachant plus de quel supplice inquiéter mon corps, dont chaque articulation a été disloquée par le fer, dont chaque place a été noircie par le feu, mes juges se disposent à prononcer ma sentence : comme si le châtiment qu’ils me préparent ajoutera une douleur de plus aux douleurs qu’ils m’ont fait souffrir ! Je les attends d’un cœur ferme. Ils sont rassemblés. Probablement leur arrêt sera rendu avant le jour, quoique la nuit touche à sa fin.

« Je mets à profit ce court intervalle pour vous donner les derniers conseils que ma parole éteinte peut dicter ; car mes mains, mademoiselle de Canilly, ne remplissent plus leur office. Je n’ai plus de mains. Le gardien, dont j’ai acheté la discrétion, écrit sous ma dictée les avis que je vous adresse de mon lit de torture ; il recueille mon dernier souffle, ma dernière lueur d’intelligence. Je le savais depuis longtemps : la volonté, c’est la vie. D’autres seraient morts depuis ma première torture. J’ai voulu vivre ; je vis.

« Libre de votre main par la mort du fils aîné de M. de Marescreux, faites choix du mari qui conviendra le mieux à votre naissance et à votre fortune.

« Mariée, ne vous laissez pas dominer par votre mari ; car, si vous vous conduisez d’après les leçons dont j’ai extrait pour vous la lumineuse sagesse, il vous appartient d’être la gardienne de l’honneur de la maison, son guide dans les affaires, son chef réel, sa reine.

« Aimez votre mari si vous le pouvez, respectez-le pour le monde, mais ne le laissez jamais lire dans votre pensée ou dans votre cœur.

« Que votre fils aîné, si le hasard vous en envoie un, soit toujours secrètement dans vos intérêts contre votre mari ; par là, s’il arrivait que celui-ci voulût agir en maître, en roi, enfin, vous auriez élevé dans votre fils une aristocratie salutaire contre lui.

« N’ayez pas beaucoup d’enfants.

« Dans toute famille où il y a beaucoup d’enfants, il s’en trouve presque toujours un pour la déshonorer.

« On entre encore dans mon cachot ; on se dispose à m’emmener devant les juges qui vont enfin rendre leur arrêt. Je n’ai plus qu’une vérité à vous dire : Dieu, c’est le succès en toutes choses ; qu’un ordre à vous donner : vengez-moi de mes ennemis, et jamais de pardon ! Adieu, mademoiselle ; rappelez-vous moins que vous êtes ma fille que mademoiselle de Canilly.

« Comte de Canilly. »

Sur quel horrible incident s’arrêtait Casimire, après avoir payé si cher le triste privilège de savoir en détail ce qu’était devenu son père ! La lettre de M. de Canilly finissait là, à quelques pas du siège de ses juges. Le reste, c’était l’infini pour l’imagination de sa fille. Qui lui dirait le reste, comment saurait-elle la dernière scène de ce drame si cruellement analysé par le principal personnage lui-même ? À ce moment, Casimire, porta les yeux sur la lettre qui accompagnait celle de son père ; elle la décachette, la lit aussitôt. Ce mouvement nerveux ne la trompa pas. Cette lettre était probablement écrite par une personne liée de complicité avec le comte de Canilly, présente aux débats du procès criminel, et témoin des circonstances qui suivirent la sentence portée par le parlement de Toulouse. Elle n’était pas signée, et l’écriture en paraissait déguisée. Elle disait :

« Mademoiselle,

« Accusé d’avoir cherché à renverser le régent pour mettre à sa place le roi d’Espagne, Philippe V, M. le comte de Canilly, votre père, vient d’être condamné, après avoir subi trois fois la question, à avoir la tête tranchée sur la place du marché, à Toulouse. »

— Mon Dieu ! s’écria Casimire, qui eut encore ce cri après tant de cris. Elle n’eut pas la force d’en dire davantage. Elle tomba par terre. La chute fut si prompte, si violente, qu’elle empêcha Casimire de s’évanouir.

La réaction fut immédiate. Elle se releva tout étourdie, ne sachant plus si elle était vivante, si elle était morte, et, pour augmenter son trouble, entendant frapper à la porte de sa chambre.

— C’est moi ! c’est moi ! disait en effet la voix de Marine ; ouvre donc, petite ! Voilà cinq minutes que je cogne.

— Je vais ouvrir, attends… Reviens !… Pas dans ce moment !

— J’ai quelque chose de bon à t’apprendre. Ouvre vite, vite !

Au lieu de répondre à Marine, Casimire, les yeux hagards, sourde à tout bruit, se hâta de continuer la lecture de la fatale lettre anonyme qu’elle tenait à la main.

Collée contre le mur afin de se soutenir, la poitrine haletante, elle lut ces mots :

« Cette sentence n’a pas abattu le courage déjà si éprouvé de M. de Canilly ; il a laissé voir sur son visage, seule partie de son corps qu’on n’eût pas mutilée, l’expression de la plus profonde indifférence. Aucun article de cette affreuse sentence n’a pu altérer la majesté de ce criminel héroïque. La voici telle qu’elle a été prononcée à la lueur des flambeaux, dont la clarté rougeâtre faiblissait devant le jour qui commençait à paraître :

« Condamne, pour crime de haute trahison, Maximilien, comte de Canilly, âgé de cinquante-quatre ans, à avoir la tête tranchée par la main du bourreau sur la place du marché.

« Le condamné sera conduit dans une heure au lieu du supplice, un voile noir sur la tête.

— Casimire ! Casimire ! mais ouvre-moi donc, mon enfant ! criait Marine ; j’ai une bonne nouvelle à t’apprendre. Ouvre-moi donc ! Pourquoi me laisser ainsi à la porte ?

Casimire ne répondait pas, elle lisait toujours.

« Du haut de l’échafaud, le bourreau proclamera à haute voix que la famille Canilly est déchue de tous droits, honneurs et privilèges, et rayée du livre de la noblesse du royaume.

« Le bourreau donnera un soufflet au comte de Canilly, en signe de dégradation.

« Tous les biens dudit comte sont confisqués au profit de l’État.

« Il plaira au régent de France de prononcer l’exil contre les membres de la famille de Canilly. »

— Ma fille, criait de plus fort en plus fort Marine, en secouant la porte, mais pourquoi ne m’ouvres-tu pas ! Es-tu morte ? Je t’ai dit que j’avais à t’apprendre des choses qui te feront bien contente. Au nom du Ciel, réponds-moi, ouvre-moi ! Mais ouvre-moi ! je ne suis pas seule.

Casimire lisait toujours ; elle lisait ceci :

« Une heure après la sentence que vous venez de lire, le comte de Canilly, votre père, a été porté par quatre hommes sur l’échafaud, dressé au milieu de la place du marché, où étaient rassemblés tous les habitants, avides de voir les débris encore animés de cet homme si ferme, si énergique pendant son procès. »

Marine, effrayée de ce silence, ne cessait d’agiter la porte, d’appeler et de crier.

« Sur l’échafaud même, à la vue de trente mille personnes, là où le courage abandonne les plus résolus, votre père, par un effort dont lui seul était capable, s’est soulevé sur ses jambes brisées et déformées, et de ses deux mains brûlées, horrible et magnifique chose ! il a soulevé le voile noir jeté sur sa tête. Le peuple a vu alors son visage, dont la couleur n’était plus de ce monde, et une voix est sortie de sa bouche qui a crié : Ma fille me vengera ! »

Secouée avec une violence désespérée par Marine, la porte ne résistait presque plus.

« Le bourreau n’a pas osé souffleter ce sublime cadavre.

« On n’a plus entendu qu’un coup de hache.

« C’était fini. »

— Je n’ai plus de père, s’écria Casimire ! plus rien ! Faites-moi mourir, mon Dieu ! faites-moi mourir.

La porte céda à la fin.

Casimire était dans les bras du commandeur.

Elle resta longtemps ainsi à demi morte sur la poitrine de celui qu’elle n’espérait pas revoir en un pareil moment, et qu’elle ne reconnut pas en tombant dans ses bras. Elle n’avait qu’une perception confuse des paroles dites à ses oreilles : c’était un murmure dans l’ombre. Ses mains jetées avec abandon sur les épaules du commandeur, et errantes comme dans le sommeil, se détachaient sur le bleu sombre de l’habit, aussi blanches que si elles eussent été gantées pour le bal. Sur son front couvert d’ombre et de tristesse, s’étaient posées les lèvres du jeune commandeur de Courtenay, qui, on le voyait, à la consternation de ses traits, semblait embrasser les restes d’une sœur chérie, qu’il avait pensé trouver au retour, riche de santé et de jeunesse.

Casimire était maintenant accablée de toute l’énergie dont elle s’était montrée forte pendant le terrible récit de l’agonie de son père. Ses pieds n’opposaient pas de résistance au poids de son joli corps ; ils ne portaient pas à terre ; ils flottaient sous sa robe de soie verte aux raies blanches. On voyait seulement qu’elle vivait encore aux ondulations qu’imprimait son souffle à la cravate du commandeur, dont les bouts brodés effleuraient son visage. Une larme s’était arrêtée dans le coin de son œil, comme une goutte de rosée sur le calice d’une fleur brisée avant le lever du soleil. Derrière ses lèvres à demi fermées, on apercevait la rangée pure de ses dents, et cette disposition de sa bouche donnait à ses traits ce caractère de mort si touchant chez les jeunes filles qui partent de ce monde avant le temps, et auxquelles il reste encore quelque chose de doux à dire. Tableau triste à mourir, tendre à briser le cœur !

Marine faisait inutilement respirer des sels à Casimire, en criant par toute la chambre qu’elle était morte ; et le commandeur penchait sur ce visage insensible, son visage devenu brun, martial, aux fatigues de la guerre. Il n’osait pas décroiser ses bras, de peur de voir s’évanouir cet être faible qui paraissait ne plus tenir à la vie que par cette étreinte. Vainement le commandeur prononçait leurs deux noms, le silence de pierre et l’anéantissement de Casimire persistaient.

Ne sachant plus à quel moyen avoir recours pour rendre le sentiment à Casimire, Marine décroche le bénitier en cristal placé près du lit de Casimire, et le vide sur son front. La fraîcheur de l’eau la surprend ; elle remue aussitôt les lèvres, elle soupire, elle rouvre les yeux, ses yeux qui rencontrent ceux du commandeur. Elle est sauvée. Après avoir regardé autour d’elle, Casimire se dégagea avec pudeur, laissant glisser doucement ses bras le long de son corps ; sa main en descendant rencontra la main du commandeur, qui n’osait pas encore l’abandonner. Casimire lui dit : « C’est vous, M. le commandeur ! »

Bonne vierge de Nanterre ! s’écria Marine en tombant à ses genoux, je t’ai promis un cierge, je te donnerai le flambeau.