Le Duc de Bouillon/01

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Le Duc de Bouillon
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 897-920).
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LE
DUC DE BOUILLON
D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

I.
SA JEUNESSE, — SES RAPPORTS AVEC HENRI IV.

Nous avons essayé récemment de remettre en lumière la figure de Louise de Coligny, à propos de quelques lettres, encore inédites, que possèdent nos archives nationales. Ces lettres étaient adressées à Henri de La Tour, vicomte de Turenne, qui devint duc de Bouillon. Notre curiosité s’est ainsi attachée à ce personnage, et nous avons été assez heureux pour recevoir communication dans nos archives de lettres assez nombreuses, adressées au duc de Bouillon ou écrites par lui.

L’histoire a été sévère, trop sévère peut-être pour Bouillon ; ne doit-elle pas pardonner beaucoup à celui qui fut le père du grand Turenne ? Si les péchés des pères sont punis sur les enfans jusqu’à la septième génération, un rayon de la gloire des enfans ne doit-il pas remonter jusqu’à la mémoire des pères ? Sans traiter la filiation des grands hommes suivant la méthode darwinienne, on ne peut pas ne point apercevoir les traits, les chaînes matérielles en même temps qu’idéales, qui relient fortement les représentans d’une même race. Le duc de Bouillon, qui va nous occuper, se dédoubla, pour ainsi dire, dans ses fils, laissant surtout à l’aîné son goût de l’intrigue, ses penchans de rebelle, au second ses grandes qualités militaires. Turenne, le grand Turenne, fut aussi un rebelle à un certain moment de sa vie ; mais il comprit de bonne heure ce que son père n’avait compris qu’imparfaitement, et trop tard, la nécessité de faire plier les intérêts particuliers devant l’intérêt royal, qui était alors le symbole vivant de l’intérêt national.

Ne jugeons point nos aïeux du XVIe siècle avec nos idées modernes ; dans les nombreux documens de cette époque, nous ne rencontrons jamais le mot de patrie : la fidélité passionnée à cette chose éternelle, visible et invisible à la fois, que nous appelons la France, est un sentiment qui ne trouva son expression définitive que dans le XVIIe siècle. Les grands huguenots, Coligny, Bouillon, Rohan, Turenne, Condé, forment comme la transition entre deux mondes. Devons-nous tout condamner et tout maudire dans le monde troublé auquel devait succéder l’ère du grand roi ? Ne pouvons-nous regretter que la royauté ait fait trop de ruines avant d’établir son triomphe définitif ? Les fils des rebelles ne sont-ils pas devenus trop vite des courtisans ? La liberté remuante et altière, qui s’agitait dans les places de sûreté, dans les synodes, protestans, qui souillait aux grandes familles une audace sans pareille, ne réussit malheureusement à rien fonder. L’aristocratie française n’eut pas le même sort que l’aristocratie anglaise : de son humiliation sortit la grandeur nationale ; or, à prendre les événemens dans leur mouvement séculaire, on ne peut s’empêcher de donner raison à ceux qui triomphent. C’est ce qui explique l’oubli dans lequel la conscience populaire a laissé par degrés tomber ceux qui, les derniers, tinrent tête à la royauté. L’histoire ne retient en quelque sorte que ce qui lui est utile ; elle repousse l’ivraie des souvenirs gênans et des mémoires incommodes, elle supprime ce qu’elle condamne.

Notre temps s’est amusé à refaire ce qu’on nomme la couleur locale du passé, mais il ne s’est guère appliqué qu’aux côtés matériels de ce passé. Nous sommes d’admirables restaurateurs des édifices, des églises, de ce qui est en pierre, en marbre ou en bois. Savons-nous restaurer les idées, les passions ? Connaissons-nous bien nos aïeux ? comprenons-nous de quelles angoisses a été accompagné le grand, le long enfantement de notre chère patrie ? Il faut être, dirai-je, plus qu’un historien des dates et des faits, il faut être un moraliste pour plonger dans ces âmes noires du XVIe siècle, où fermente encore l’énergie féodale, où l’orgueil, la haine, la vengeance, l’ambition, sont sans cesse au travail. Ces cœurs, à la fois corrompus et vierges, se montrent à nu dans tous les documens du temps, au style outré, excessif, déréglé, plein de flammes et de scories : la langue n’est pas encore plus fixée que la destinée, elle est personnelle, dramatique, elle reluit comme une arme, elle glisse comme un serpent, elle est frémissante, agitée, pleine d’hyperboles, à la fois sincère et menteuse, faite pour tromper plutôt que pour charmer. Ces grandes lettres jaunies, qui conservent encore leurs plis, leurs cachets de cire, leurs fils de soie, sont des reliques d’un passé que nous ne comprenons presque plus : les plumes qui traçaient ces caractères hardis et pressés étaient tenues par des mains familières avec l’épée. Chaque vie était un roman de guerre, d’amour, traversé de conjurations, de retours inouïs de fortune. Un orgueil intense, imployable, raidissait les persécutés et les persécuteurs ; le temps n’était pas venu où l’on devait tout demander à la faveur d’un maître : chacun se croyait capable de conquérir et de défendre lui-même quelque bien précieux. Le huguenot protégeait la liberté de conscience par des citadelles ; le seigneur voulait des gouvernemens, des établissemens solides. Il avait à se défendre non-seulement contre le caprice royal, mais contre la haine et la jalousie des favoris de hasard. Les grandes maisons qui étaient encore debout en France étaient bien autrement glorieuses, puissantes, riches, que les petites maisons qu’elles voyaient travailler de l’autre côté du Rhin, dans les électorats, dans les Pays-Bas, à se guinder et se hisser vers la souveraineté. Les anciens palatins, les Nassau, les Brandeburg, étaient d’assez médiocres personnages auprès des Guises et des Montmorency.


I

Nous possédons des Mémoires de Henry de La Tour d’Auvergne, souverain duc de Bouillon, adressés à son fils le prince de Sedan[1]. Ces mémoires n’embrassent malheureusement que la jeunesse du duc de Bouillon. Il n’est guère douteux qu’il ait écrit sa vie presque entière, mais tous les manuscrits qu’on possède de ces mémoires s’arrêtent au même endroit. On n’a jamais réussi à recouvrer les parties qui font défaut. Henry de La Tour naquit le 28 septembre 1555 au château de Joze en Auvergne ; son père était François, troisième vicomte de Turenne, sa mère Éléonore de Montmorency, fille aînée du connétable Anne. Il perdit sa mère quand il n’avait encore qu’un an ; il en avait trois quand son père mourut de blessures reçues à la bataille de Saint-Quentin. Il fut élevé à Chantilly chez ses grands parens. « Madame la connétable, dit-il, une des superstitieuses de son temps, prit fantaisie que les sciences me feraient estre de la religion en laquelle Dieu m’a appelé en son temps, qui fut cause à mon grand mal de me faire oster mon précepteur, et par là le moyen d’apprendre les langues et la philosophie, qui m’a esté un grand défaut pour les charges que j’ai elles. » A dix ans, on regarda son éducation comme terminée, et on le mena à la cour de Charles IX. Il se mit à suivre Monsieur d’Alençon, dont l’âge approchait du sien. On lui donna un gouverneur, un écuyer, deux pages, un fourrier, un cuisinier, un sommelier, un argentier et deux laquais : douze mille francs suffisaient à toute cette dépense.

Il se trouvait avec la cour à Meaux quand les huguenots tentèrent d’enlever le roi, et fit la fameuse retraite de Meaux sur Paris, l’épée à la main, à côté du roi et du connétable. Le connétable mourut des blessures qu’il reçut à la bataille de Saint-Denis, et Turenne demeura à Paris avec sa grand’mère. « L’on avait de ce temps-là une coutume, qu’il estait messéant aux jeunes gens de bonne maison, s’ils n’avaient une maîtresse, laquelle ne se choisissait par eux et moins par leur affection, mais ou elles étaient données par quelques parents ou supérieurs, ou elles-mêmes choisissaient ceux de qui elles voulaient être servies. » Le maréchal d’Anville lui choisit Mlle de Chateauneuf. Elle lui donna l’air de la cour ; il la servit, comme on disait alors, jusques à la Saint-Barthélémy. « Je ne saurais désapprouver cette coutume, d’autant qu’il ne s’y voyait, oyait ni faisait que choses honnêtes. »

Le duc d’Alençon, le second frère du roi, n’avait que six mois de plus que Turenne : le rapprochement des âges les lia. Il restait encore quelque chose du vieil esprit féodal : on était à quelqu’un. A quinze ans, Turenne s’engagea donc avec le duc d’Alençon, il devint le confident de ses plaisirs, de ses espérances audacieuses. Son gouverneur, M. de la Boissière, lui donnait encore le fouet qu’il nourrissait déjà pour son prince et pour lui-même des ambitions sans bornes. Il jurait parce que « le roi jurait, » et « jurer était une marque de courage à un jeune homme. » Il était effronté, querelleur, et se livrait à tous les vices de la cour des Valois.

M. de Montmorency, qui depuis la mort du connétable était devenu une sorte de tuteur pour Turenne, l’emmena en Angleterre quand il alla traiter avec la reine Elisabeth au sujet des affaires des Pays-Bas. Il cherchait à le séparer du duc d’Alençon et voulait l’initier aux grandes affaires. Turenne, qui était beau, flatteur, insinuant, réussit à gagner et conserva toujours les bonnes grâces de la « reine-vierge. » Revenu en France, il s’établit avec Montmorency à l’Isle-Adam ; mais il ne réussit pas à se détacher du duc d’Alençon, bien que ses inclinations commençassent à le porter du côté du vainqueur de Jarnac et de Moncontour. Les deux frères se le disputaient ; il ne pouvait ni les servir tous deux, ni se détacher des Montmorency, il tâtait encore la destinée.

La Saint-Barthélémy le jeta dans le parti huguenot. « Le dimanche vingt-quatrième jour d’août (1572) s’exécuta à Paris cette tant détestable et horrible journée du massacre fait sur ceux de la religion, où Dieu me conduisit par la main, en telle sorte que je ne fus ni massacré ni massacreur, pour le premier ayant couru fortune sur la délibération qu’on prit de tuer tous ceux de la maison de Montmorency, ce qui se serait exécuté sans que M. de Montmorency n’estait à Paris, mais en sa maison de l’Isle-Adam. Ceux qui voulaient profiter des biens de cette maison concluaient à ma mort, pour être sorti de sa fille aînée, ainsi que Monsieur[2] me dit quelques jours après, y ayant, ce me disait-il, porté tout empêchement. »

La guerre civile recommença, et, bien que Turenne eût déjà embrassé dans son cœur la cause opprimée, il ne résista pas à l’envie de gagner ses éperons et obtint de ses oncles de Montmorency de se rendre, malgré une fièvre qui le minait, au siège de La Rochelle. Il s’y rétablit, fit preuve d’une vaillance encore toute juvénile et téméraire, et ne sut pas se défendre contre l’esprit d’intrigue que le duc d’Alençon portait jusque dans les camps. Le duc méditait une prise d’armes et une alliance avec les assiégés. Son frère d’Anjou surveillait ses menées : un jour Turenne portait dans sa manche, entre la chair et la chemise, une déclaration préparée par Alençon qu’il devait faire voir à La Noue[3]. Il s’en alla au quartier du duc d’Anjou ; « il commença à se jouer avec nous et prend mon bras, où j’avais ce papier ; soudain il le sentit et me dit que c’était un poulet qui estait venu de la cour, et s’efforçant, me déboutonne ma manche et lève ledit papier ; mon danger me fit perdre tout respect, je lui sautai aux mains et lui ostay, en lui faisant croire que c’était une lettre de femme, que pour rien au monde je ne voudrais qu’il en eût veu l’escriture. »

Les conjurés songèrent un moment à fuir sur les vaisseaux anglais et à chercher un asile auprès d’Elisabeth : La Noue les fit renoncer à ce projet. On traita heureusement avec La Rochelle, et les mauvais desseins s’en allèrent en fumée. Les négociations avaient été hâtées par les nouvelles de Pologne, où le duc d’Anjou avait été élu roi. Avant de se résoudre à partir, celui-ci fit tout ce qu’il put pour gagner Turenne, il le pria vainement de l’accompagner en Pologne ; à Nancy, il lui proposa la main de M, le de Vaudemont, qu’il devait épouser lui-même plus tard. Il avait pénétré Turenne, il voulait le brouiller avec son frère Alençon et avec les Montmorency, l’attacher aux Guises, qu’il ne détestait pas encore. Turenne refusa toutes ses offres.

La Rochelle n’était pas bien apaisée ; elle redoutait, non sans cause, d’être enlevée par surprise ; aussi, à peu de temps de là, La Noue offrait encore au duc d’Alençon de se mettre à la tête des protestans. Sa lettre tomba entre les mains de la reine mère ; Turenne, qui l’apprit à temps, dicta promptement au duc d’Alençon une lettre dans laquelle ce dernier repoussait les offres de La Noue. Le duc d’Alençon alla montrer cette réponse à la reine et feignit l’étonnement en ne trouvant point dans ses habits la lettre de La Noue. Ce stratagème ne trompa peut-être pas la reine, mais elle simula de croire ce qu’on lui disait.

On discuta pourtant, dans la petite cour du duc d’Alençon, les offres de La Noue. Turenne aboucha le prince avec le maréchal de Montmorency. Tous deux lui conseillèrent de ne pas se livrer aux protestans, d’attendre la mort du roi, d’empêcher le retour de son frère : il valait mieux être roi de France que chef de rebelles, si puissans qu’ils pussent être. Le maréchal demanda au roi la lieutenance générale du royaume pour le duc d’Alençon ; Charles IX, qui se voyait mourir, consentit à tout. Ces projets furent traversés par la reine mère, et le duc d’Alençon, irrité, ourdit une véritable conspiration avec La Noue, avec tous les ennemis des Guise, avec le roi de Navarre, avec Turenne, avec Thoré et Damville, les frères du maréchal de Montmorency : celui-ci, vrai politique, refusa d’y entrer, ne voulant rien entreprendre contre l’autorité royale. Un des conjurés, Guitry, prit les armes dix jours trop tôt. Le roi de Navarre, rencontrant le vicomte de Turenne au palais, lui dit tout bas : « Notre homme dit tout. » Notre homme n’était autre que le duc d’Alençon. Il ne trahit pourtant pas Turenne. « Ainsi que j’entrai, dit celui-ci dans ses Mémoires, je le void (le duc d’Alençon) parlant à Mme de Sauve, riant comme s’il n’y eut eu rien, il la quitta et me dit : « Je n’ai rien dit de vous, sinon qu’en général vous m’aviez promis de faire tout ce que je vous dirais. » Turenne trouva moyen d’être envoyé avec Torcy vers Guitry pour obtenir que celui-ci mît bas les armes : il lui apporta des sauf-conduits et l’amena à la cour. En route, on convint de ce que Guitry devait dire.

Turenne, devenu plus prudent, refusa de renouer les fils de la conspiration un moment brisés. Peu après, La Môle et de Coconnas eurent la tête tranchée, les maréchaux de Montmorency et de Cossé furent arrêtés ; Turenne apprit qu’il était lui-même surveillé, il prit la fuite et se rendit en Auvergne par des chemins détournés et à travers de grands périls, car tous les gouverneurs des villes avaient reçu l’ordre de l’arrêter.

La découverte de la conspiration n’empêcha pas une prise d’armes. La Noue souleva le Poitou : Damville, irrité de l’arrestation de son frère le maréchal de Montmorency et à peu près indépendant dans son gouvernement du Languedoc, s’unit aux Huguenots. Le vicomte son neveu appela autour de lui à Turenne la noblesse du pays. C’est là qu’il apprit la mort du roi Charles (30 mai 1574) et la régence de la reine mère.

L’empereur et les princes d’Italie conseillèrent au nouveau roi de donner la liberté de conscience à ses sujets. Le duc de Savoie offrit même à Damville de l’accommoder avec Henri III et le fit venir à Turin. On ne put s’entendre ; le roi, arrivé à Lyon, fit une déclaration qui remit les armes aux mains de ceux de la religion. Turenne demanda en vain au roi la permission de se rendre auprès de lui : il fut rejeté en quelque sorte de force dans la ligue que Damville venait de faire de tous les mécontens. On lui donna la lieutenance générale de la Guienne, et il alla tout de suite au secours de Montauban, bloqué par les troupes royales. Il continua de faire la guerre dans le Quercy et y fut atteint d’une fièvre continue dont il pensa mourir. Pendant sa maladie, il prit le projet de changer de religion : « Mes péchés et mes transgressions paraissaient devant moy, mes œuvres sans mérite, quoiqu’on m’eût dit qu’il y en avait qui aidaient à sauver ; de sorte que ma condition, estait fort misérable, et la perturbation de mon âme qui augmentait celle du corps ; Dieu eut pitié de moy en faisant servir cette maladie pour me le faire connaître. »

Nous sommes portés à croire à la sincérité de ce changement. Les historiens ont presque tous supposé que la religion n’avait été pour Turenne qu’un instrument de fortune et d’ambition. Tout cependant l’attachait à la puissante famille des Montmorency, et les chefs de cette maison, vrais politiques, ne voulurent jamais renoncer à l’ancienne religion. Turenne ne fut jamais un fanatique, mais il ne sauta pas « le fossé » avec Henri IV ; il n’aimait guère les prêcheurs et les ministres, cependant à travers toutes les contradictions de sa vie on retrouve toujours chez lui je ne sais quelle note frondeuse, le ton dur et hautain, ce je ne sais quoi qui faisait le huguenot du XVIe siècle.

Le duc d’Alençon se sauva de la cour et donna une grande force aux rebelles en se mettant à leur tête. Turenne se réjouit d’abord de pouvoir servir celui que depuis l’enfance il avait en quelque sorte choisi pour suzerain, mais il avait quitté la messe, et le duc d’Alençon voulait lui faire abandonner la religion, le menaçant, s’il nèfle faisait, de lui retirer ses bonnes grâces. Turenne tint bon, et ce fut le commencement de leur brouille. Monsieur ne fut pas long à traiter, et, quand les négociations s’entamèrent, Turenne demanda le gouvernement de l’Anjou et du Berry. Monsieur lui fit froide figure, et Turenne prit le parti de quitter l’armée. Il songea dès lors à se lier au roi de Navarre : celui-ci avait quitté la cour et, abjuré la religion romaine, qu’on lui avait fait prendre de force. Turenne alla le trouver à Périgueux avec toute sa noblesse et en reçut de grands honneurs. Catherine de Navarre chercha aussi à attacher Turenne à son frère. « Madame et moy parlions souvent ensemble, de façon qu’elle commença à prendre de la confiance en moy, qui l’honorais fort, ayant cette princesse de fort belles qualités, estant jeune et agréable, chantant des mieux, jouant fort joliement du luth, faisant quelques rimes. »

L’intimité de Turenne avec Catherine de Navarre dura l’espace de quatre ou cinq ans. « Leroy son frère ne désagréait pas cela, n’y voyant rien de malséant et jugeant que ce m’estait un moyen de me retenir davantage à lui que la conversation honneste et vertueuse de sa sœur avec moy. » Turenne suivit le roi de Navarre à Agen avec La Noue : les états de Blois, animés de l’esprit de la ligue, se déclarèrent contre les huguenots, et Henri III signa lui-même l’acte d’union. La guerre civile recommença immédiatement. Turenne s’empara de toutes les villes du Bas-Limousin et entra en Guienne, où il commanda sous le roi de Navarre. Il fut dangereusement blessé, et le roi le fit transporter à Agen, où il resta longtemps malade et en grand danger. Il ne recouvra la santé qu’après la paix de Bergerac (17 septembre 1577). Cette paix fut très favorable aux calvinistes ; elle leur donna des gouvernemens et des charges, des places de sûreté et des chambres mi-parties.

Turenne avait alors vingt-trois ans ; le roi de Navarre, qui prisait ses qualités, lui fit donner la présidence du synode national convoqué à Sainte-Foy en Agenois. Ce synode avait pour mission de chercher une confession de foi qui pût être commune aux protestans de France, des Pays-Bas, d’Allemagne. Turenne et quatre ministres furent désignés pour se rendre à l’assemblée luthérienne de Francfort. Bossuet, dans son Histoire des variations, écrit à ce sujet : « Le vicomte de Turenne, jeune alors, mais plein d’esprit et de valeur, que le malheur des temps avait entraîné dans le parti depuis deux ou trois ans seulement, qui s’y était donné d’abord beaucoup d’autorité, moins encore par son illustre naissance, qui le liait aux plus grandes maisons du royaume, que par sa haute capacité et sa valeur, était déjà lieutenant du roi de Navarre, depuis Henri IV. Un homme de ce génie entra aisément dans le dessein de réunir tous les protestans, mais Dieu ne permit pas qu’il en vint à bout. »

Il est assurément singulier de voir à quelque temps de là le roi de Navarre consulter Turenne au sujet de sa femme Marguerite, qu’il avait répudiée de fait. Henri III le pressait de la reprendre, Turenne lui donna le même conseil ; il ne pouvait guère faire autrement, ayant été honoré avec bien d’autres, il est vrai, des faveurs de la reine de Navarre ; mais Margot avait eu pour lui une passion plus sérieuse que de coutume. La reine mère vint avec sa fille à La Réole ; elle vit Turenne et chercha en vain à le faire retourner à la messe. La scène suivante peint on ne peut mieux les mœurs du temps. On devait s’aboucher à Auch pour négocier la réconciliation complète des deux partis. « Nous arrivâmes à Auch sur le midy où nous ne trouvâmes la reine, estant allée à une tente de Palombes, le mareschal de Biron et autres personnes de qualité estant avec elle ; nous trouvâmes la reine Marguerite et les filles, le roy de Navarre et ladite reine se saluèrent et se témoignèrent plus de préparation à un accommodement qu’ils n’avoient fait les autres fois qu’ils s’étoient vus, les violons vinrent, nous commençâmes tous à danser. — La danse continuant, le jeune Armagnac arrive, estant parti de Nérac, dépesché vers le roy de Navarre pour l’avertir que la nuit précédente La Réole, qui estait une des villes de seureté, avait été surprise par le Chasteau. Il fit son message à l’oreille du roy, qui soudain m’appela ; le premier mouvement fut, si nous estions assez forts pour nous saisir de la ville, il fut jugé que non ; soudain je dis qu’il nous fallait sortir, et qu’avec justice nous pourrions nous saisir du mareschal de Biron et autres principaux qui estoient avec la reine, pour r’avoir La Réole ; nous prenons congé de la compagnie… » (Mémoires de Bouillon.)

On n’arrêta pas le maréchal, mais on surprit Fleurance, qui fut échangé contre La Réole. Pendant qu’on discutait les articles de la conférence dite de Nérac, Turenne eut une querelle avec les Duras. On résolut de se battre sur le gravier d’Agen ; un des Duras contre Turenne, l’autre contre un baron de Salagnia, dont Turenne, suivant la mode du temps, demanda l’assistance. Pendant la bataille, arrivèrent neuf ou dix hommes de Duras, qui commencèrent à charger Turenne de tous côtés : « Ils me donnèrent vingt-huit coups, puis il y en avait vingt-deux qui me tiraient du sang et les autres dans mon habillement, je ne tombe ni mes armes ; pensant m’avoir donné assez de coups, ils me laissent. » Turenne fut promptement guéri à Nérac ; mais le guet-apens des Duras ne fut point puni.

De nouveaux remuemens se préparaient : on rompit quelques écus, dont les moitiés restèrent entre les mains du roi de Navarre, de M. le Prince et des principaux du parti. M. le Prince partit avec quelques hommes de Saint-Jean, barbe et cheveux teints, défiguré, et alla dans le nord surprendre La Fère. Ce fut le signal d’une nouvelle prise d’armes. Turenne reçut le commandement du Haut-Languedoc : il n’était pas fâché de sortir de Guienne pour avoir une charge où il fût seul, et aussi, dit-il, « pour m’éloigner des passions qui tuent nos âmes et nos corps, après ce qui ne leur porte que honte et dommage. »

Le roi d’ailleurs avait écrit au roi de Navarre qu’il savait de science certaine que la reine de Navarre avait une intrigue avec Turenne. Il l’en avait avisé dans une lettre qu’il lui fit remettre par Strozzi, parent de la reine mère du côté des Médicis. Le roi de Navarre, assez indifférent à la conduite de sa femme, feignit l’incrédulité : il montra à sa femme et à Turenne la lettre du roi. Turenne n’en fut pas moins bien aise sans doute de se soustraire aux soupçons de son maître, peut-être à l’amour de Marguerite.

Le roi lui avait écrit lui-même après les conférences de Nérac pour lui demander ses bons offices pour l’exécution de redit de pacification[4] ; mais Turenne conçut une grande colère de la dénonciation qui avait suivi et ne fut pas fâché de recommencer la guerre. Toutefois il reçut bien les premières avances que le duc d’Anjou lui fit faire pour la paix. Condé s’y montrant très contraire, Turenne lui fut envoyé pour l’y réconcilier. Il se trouva dans cette circonstance en lutte avec La Huguerie, un secrétaire du prince, « homme très meschant, qui avait des pensées à la ruine de l’état, » et dont la Société de l’histoire de France doit publier prochainement les curieux mémoires.

Monsieur, toujours en quête d’aventures nouvelles, médita après la paix de secourir Cambrai, que le duc de Parme venait assiéger. Turenne alla prendre part à l’expédition en volontaire, avec cinquante gentilshommes « qui ne dédaignoient pas de porter mes casaques orangées de velours, avec force paremens d’argent, et les armes dorées par bandes. » Monsieur avait avec lui jusqu’à trois mille gentilshommes français. Le roi, qui n’était pas en guerre avec l’Espagne, faisait surveiller l’armée de Monsieur par une seconde armée, mais il avait secrètement donné ordre à Puy-Gaillard, qui la commandait, si les Espagnols et les Français en venaient aux mains, de paraître a et de faire le holà en notre faveur, » — bien qu’au fond du cœur on ne peut douter qu’il désirât la perte de son frère.

Dans une occasion, Turenne fut porté par terre d’un coup de lance et fait prisonnier. Il fut amené devant le duc de Parme, qui voulut garder ses belles armes, le reçut très courtoisement et le fit conduire à Hesdin[5]. Sa prison dura deux ans dix mois, et au bout de ce temps il fut mis en liberté contre une rançon de cinquante-cinq mille écus, avancés par M. de Montmorency, deux jours avant la mort du duc d’Anjou, qui, après avoir échoué dans son expédition des Pays-Bas, n’avait plus fait que languir et avait fini à Château-Thierry sa vie trop agitée (1584). Nous avons retrouvé une lettre écrite par le vicomte pendant sa captivité à Mme de Bouré. Pour la comprendre, il faut savoir que le duc de Parme avait demandé à Turenne s’il voulait être son propre prisonnier ou celui du marquis de Roubais, général de la cavalerie d’Espagne. Turenne avait opté pour ce dernier, parce qu’il le savait besoigneux et craignait qu’en se déclarant prisonnier de Parme il ne pût obtenir sa liberté que par l’ordre du roi de France. Celui-ci offrit à Turenne de payer sa rançon s’il voulait ne plus porter les armes pour les calvinistes : le duc d’Anjou l’en pressa également, mais il ne voulut point manquer à ce qu’il devait à la religion qu’il avait choisie.

Rendu à la liberté, Turenne alla voir sa grand’mère à Chantilly ; ensuite il alla faire sa cour au roi, qui le reçut avec de grandes caresses, puis au roi de Navarre à Nérac. Il trouva ce dernier dans de grandes perplexités, plein de méfiance contre la reine Marguerite et inquiet des pratiques de la Ligue. La guerre civile était imminente : Turenne se donna tout entier au roi de Navarre ; ils faisaient ensemble des lieues à cheval en discourant par les chemins sur les dangers de l’avenir ; un jour « nous concluons, dit-il, que la cause était fondée en la justice divine et humaine, que Dieu la maintiendrait, qu’il fallait quitter tout plaisir pour penser à notre défense… que Dieu le maintiendrait en son droit, si la nature lui en ouvrait l’occasion. Sur cela, il me dit avec ferveur : C’est de là que j’attends mon secours, et sous cette enseigne je combattray nos ennemis ; m’abandonnerez-vous pas, ainsi que vous l’avez déjà fait ? »

La guerre décidée, Turenne alla faire des régimens vers la Dordogne, et réunit en cinq semaines 5,000 à 6,000 hommes de pied et 500 à 600 chevaux : ici finissent les mémoires personnels de Turenne, et on ne peut que le regretter infiniment. C’est dans la grande Histoire de De Thou[6] qu’il faut chercher des détails sur les années qui suivirent. Turenne s’y montre toujours le même, ambitieux, audacieux, plein de soupçons, riche en expédiens. Son orgueil est sans bornes. La reine mère alla conférer à Saint-Bris, près de Cognac, avec le roi de Navarre, Condé et Turenne. Les conférences rompues, elle se retira à Niort et à Fontenay. Le roi, essayant encore de renouer, envoya Turenne à Fontenay. Celui-ci tint à la reine mère un langage qu’elle n’avait jamais entendu, dénonça les Guises, ces étrangers prêts à saisir la couronne, courtisans de la plus basse populace. La reine se fâcha. « Le roi, dit-elle, était résolu à ne plus souffrir qu’une religion dans le royaume. — Nous le voulons bien, madame, dit le vicomte, pourvu que ce soit la nôtre. Autrement l’on peut s’attendre que nous nous battrons bien et qu’il en coûtera bien du sang. » Cela dit, il fit la révérence et s’en alla. Il faut se le figurer, beau comme il était encore, de figure pâle, longue, maigre, osseuse, cheveux drus et courts sur un front très haut, bouche au sourire amer, moustache retroussée, la tête encore allongée par une barbe pointue. Il n’avait du mignon que l’extrême élégance et la téméraire bravoure. Il était dévoré d’ambition, mais il n’attendait pas tout de la faveur, et il rêvait des grandeurs supérieures à celles du courtisan.


II

La guerre s’alluma dans tout le royaume. Turenne resta en Guienne, il emporta d’escalade Castillon, une place dont Mayenne avait mis deux mois à faire le siège. « Le vicomte, dit-on après cette surprise, fait avec un denier ce qui coûte à la Ligue un écu. » Il prit ensuite Meillan ; au siège du fort Nicolle, il reçut un coup d’arquebuse dont il fut plusieurs années à guérir complètement. À peine fut-il un peu remis, le roi de Navarre lui demanda des troupes ; il les amena lui-même sur la Loire, passa le fleuve avec 700 chevaux, attaqua le duc de Mercœur et lui prit tous ses bagages.

On attendait l’armée des reîtres allemands qui était entrée en France. Turenne opina pour qu’on ne passât pas la Loire pour aller les joindre ; les difficultés étaient trop grandes : il pensa qu’il valait mieux remonter au-dessus de la rivière de Loire en traversant des provinces affectionnées aux huguenots. Le roi de Navarre, suivit ce sentiment : le duc de Joyeuse, qui devait empêcher la jonction entre l’armée de Jean Casimir et le roi, rencontra ce dernier à Coutras. Dans la fameuse bataille qui a gardé ce nom, Turenne fit l’office de sergent de bataille. Le vicomte de Turenne, raconte le duc d’Aumale dans l’Histoire des princes de Condé, remplissant son office, forma les troupes protestantes en ordre de bataille. Le roi rectifia les positions qu’il avait choisies et en prit de plus avantageuses. Turenne commandait en personne la cavalerie gasconne. Les lances de Montigny mirent ses hommes en grand désordre, et il dut rejoindre avec quelques gentilshommes l’escadron de Condé, où il combattit avec valeur. Henri IV répara le mal, il mit en pièces la brillante cavalerie de Joyeuse et remporta une victoire complète. Le soir venu, il donna à Turenne les corps de Joyeuse et de Saint-Sauveur, son frère, qui furent envoyés à Paris dans des cercueils de plomb.

Pour la première fois, la fortune souriait aux protestans ; mais le roi de Navarre ne profita pas, autant qu’il aurait pu faire, de ses avantages. Il se plaignit plus tard à Sully que Turenne, après Coutras, eût arrêté son élan : le vicomte avait représenté combien il était difficile de joindre les Allemands ; pendant que le roi allait en Béarn retrouver la comtesse de Grammont, Turenne lui débaucha un tiers de son armée ; il resta dans le Périgord, où il ne réussit pas à prendre une bicoque. Sully l’accusa toujours de n’avoir pensé qu’à ses propres intérêts et le soupçonna d’avoir voulu se rendre indépendant dans sa vicomte de Turenne et dans les pays voisins. Turenne, après avoir levé le siège de Sarlat, alla rejoindre avec 3,000 hommes le prince de Condé dans l’Angoumois. L’armée allemande, on le sait, fut détruite et dispersée par le duc de Guise ; le duc de Bouillon, qui l’accompagnait, alla mourir de douleur à Genève, laissant ses grands biens à Charlotte de La Marck. Peu après, le duc de Montpensier mourait aussi, sans doute empoisonné, à La Rochelle. La mort frappait les chefs du parti protestant et Turenne pouvait aspirer à en devenir la tête.

Si son ambition personnelle pouvait s’ouvrir de plus vastes horizons, la cause protestante n’avait jamais semblé, malgré Coutras, plus près de la ruine. Turenne s’attacha à rallier Montmorency ; excitant sa jalousie contre les Guises, il lui représenta qu’il ne s’agissait plus de la religion catholique, mais de la couronne elle-même. Montmorency aimait ce que nous appelons aujourd’hui l’état ; il avait une grande affection pour Turenne, il se décida à rompre avec la Ligue, quand celle-ci triomphante dans Paris tenait Henri III à sa discrétion.

L’assassinat du duc de Guise à Blois changea la face des choses. Le roi de Navarre se sentit enfin délivré : il déploya cette fois une prodigieuse activité, il conquit en peu de temps des provinces entières et offrit son appui à Henri III. Le légataire et l’héritier de la couronne de France se rencontrèrent à Plessis-les-Tours. Il fut décidé qu’on marcherait sur Paris et qu’on châtierait la ville des barricades. Henri III, on le sait, tomba à Saint-Cloud sous le poignard d’un fanatique. Le Béarnais était roi de France. Turenne, pendant tout ce temps malade, était resté en Guienne ; il apprit avec une joie impatiente que la grande partie était décidément ouverte ; il avait bien choisi en se mettant contre les Guises avec Henri IV. De nouvelles luttes étaient nécessaires ; mais désormais il se sentait du côté du destin en même temps que du bon droit.

Le vicomte ne fut ni à Arques, ni à Ivry : il était dans ses terres, toujours malade et hors d’état de prendre la campagne. À demi guéri seulement, il amena au roi 5,000 hommes devant Paris. Henri IV le reçut à bras ouverts et l’entretint immédiatement de sa conversion, que les catholiques sollicitaient. Turenne, qui à travers toutes ses variations resta toujours ferme dans sa foi, s’était pourtant déjà convaincu que rien ne pourrait maintenir en France un roi protestant ; la difficulté était de convaincre tant d’amis fidèles, La Noue, Du Plessis, les ministres surtout, qui gouvernaient les églises. Turenne voyait juste sans doute, mais ses ennemis estimèrent qu’en ne déconseillant pas la conversion il songeait surtout à lui-même et qu’il se voyait d’avance le chef du parti calviniste.

Quand Parme eut obligé Henri IV à lever le siège de Paris, Turenne fut chargé d’aller demander des secours à l’étranger. Il partit pour l’Angleterre, où il fut très bien reçu de la reine Elisabeth ; il en obtint des promesses de subside, puis passa en Hollande pour conférer avec le prince Maurice et se rendit à Dresde chez Christian, l’électeur de Saxe ; il faut lire dans De Thou et dans Du Plessis le détail de ces négociations !, Turenne y montre toutes les qualités d’un diplomate : il flatte l’amour-propre de l’électeur de Saxe ; à Berlin, avisé que l’électeur de Brandebourg hésitait à traiter Henri IV en roi de France, il s’emporta à froid contre l’empereur, qui refusait de reconnaître Henri IV et flatta ainsi la passion jalouse de l’électeur. À Heidelberg, il calma les susceptibilités de Jean Casimir, étonné qu’on ne fût pas d’abord venu à lui ; il gagna tous les princes et fit choisir pour être mis à la tête de l’armée un jeune homme, le prince d’Anhalt, dont personne n’avait peur ; il amena enfin avec Anhalt en Champagne une armée de 5,500 chevaux et de 11,000 hommes de pied. Henri IV devait une récompense à l’heureux négociateur ; il avait songé autrefois à lui donner la main de sa propre sœur ; il lui avait parlé plus tard de Charlotte de la Marck, l’héritière de Bouillon et de Sedan. En vertu du testament du dernier Bouillon, Charlotte ne pouvait épouser qu’un prince protestant et avec l’agrément du roi de France. Turenne avait d’abord refusé l’offre, cette fois il accepta. Si l’on pouvait en croire Sully, toujours bien suspect quand il s’agit de Bouillon, Henri IV aurait voulu tirer son protégé de ses grandes terres du midi, de l’Auvergne, du Quercy, du Limousin, l’éloigner des églises fanatiques du midi, le transporter du côté du nord. Turenne se laissa faire ; il se promettait sans doute de conserver son influence dans le midi tout en s’établissant et s’agrandissant dans le nord. Ennemi du duc de Lorraine, il avait dans Sedan une base d’opérations toute prête ; le jour même de ses noces, il surprit Stenay et donna cette place au roi. Sedan servait d’ailleurs au nouveau duc de Bouillon de cordon ombilical avec les princes allemands, qu’il venait tous de voir et dont il se promettait de ménager l’amitié.

Nommé peu après maréchal de France, — il était le premier calviniste revêtu de cette dignité, — il se rendit au camp devant Rouen. Quand le siège fut levé, il fut chargé de reconduire les Allemands à la frontière ; il surprit en passant Beaumont en Argonne sur le duc de Lorraine. D’Amblize, le général du duc, ayant voulu reprendre Beaumont par un siège, Bouillon le mit en déroute, lui enleva son canon, ses cornettes, ses enseignes ; il se battit comme un simple soldat, reçut deux blessures et n’en demeura pas moins sur le champ de bataille. Il ravagea tout le pays de Verdun ; il s’apprêtait à poursuivre ses avantages quand Henri IV le rappela à la cour, au moment critique de la conversion. La duchesse de Bouillon mourut bientôt, en accouchant d’un enfant mort-né ; son mari restait prince souverain de Sedan et de Bouillon. Il chercha tout de suite une nouvelle femme et, sollicité par Louise de Coligny, qui s’était éprise de sa gloire, désireux de s’unir par des liens plus intimes aux Pays-Bas protestans, il demanda au chef de la maison de Nassau la main d’Elisabeth de Nassau, fille de Guillaume d’Orange et de Charlotte de Bourbon, belle-sœur par conséquent du prince Maurice.

Peu après, en pleine paix, les Espagnols surprirent la Capelle. Henri IV fut extrêmement irrité de la reddition de cette place et en regarda la prise comme une déclaration de guerre. Bouillon excita ses justes colères : il conseilla fortement la guerre à l’Espagne, montra le duc de Parme mort, les ligueurs obligés de se déclarer pour le roi ou contre la France, la lutte contre l’étranger mettant fin aux discordes civiles. D’autres prêchaient la paix, imploraient pitié, pour la France, déjà épuisée par tant de luttes, et faisaient voir combien la puissance espagnole était encore redoutable. Henri suivit l’avis de Bouillon. De Thou attribue du moins à ce dernier le mérite de la déclaration de guerre à l’Espagne ; Bouillon travaillait à la fois pour lui-même, espérant arrondir sa principauté du nord, pour le prince Maurice, devenu son parent, pour les calvinistes, dont, à la faveur d’une lutte nationale, il comptait faire respecter tous les droits.

La guerre fut malheureuse : Bouillon avait été chargé d’envahir le Luxembourg, et l’on avait ajouté à son armée 3,000 hommes commandés par Philippe de Nassau ; mais il fut bientôt obligé de ramener ses soldats en deçà de la Meuse. Tous ses plans avaient été déjoués par Mansfeld, ses troupes n’étaient pas payées. Nassau le quitta et s’en revint piteusement en Hollande par Dieppe et la mer. Il n’y a qu’un fait d’armes brillant à signaler dans la campagne de 1595 : la reprise de Ham sur les Espagnols. D’Humières y fut tué, ce qui fit dire à Henri IV : « J’ai perdu d’Humières ; Ham me coûte trop cher. » Bouillon n’eut pas d’autres succès : il chercha à faire lever aux Espagnols le siège de Dourlens, mais il fut repoussé. La calomnie l’accusa d’avoir battu trop vite en retraite et d’avoir laissé complètement écraser Villars ; cependant celui-ci avait méprisé tous les ordres qu’il avait reçus et avait payé sa désobéissance de la vie.

Tout le monde commençait à murmurer contre Henri IV : cette guerre, que Bouillon avait excitée, n’avait amené que des revers ; l’Espagnol occupait la Picardie, le Boulonnais. Dourlens avait été pris et sa garnison passée au fil de l’épée. Fuentès tomba sur Cambrai, qui laissa entrer les ennemis. Henri IV ne pouvait plus acheter que par sa conversion la soumission de ses ennemis français. Pour lutter contre l’Espagne, il avait grand besoin d’Elisabeth et des États. Cette fois encore, il confia ses intérêts à Bouillon, heureux peut-être d’écarter des champs de bataille du nord de la France un lieutenant qui était aussi habile négociateur que médiocre général. Bouillon trouva en Angleterre Elisabeth refroidie et irritée contre ce qu’elle appelait l’apostasie du roi, Essex peu disposé à mettre la flotte anglaise au service de la France, Cecil hautain, insolent, craignant toujours de voir Henri IV faire la paix avec l’Espagne aux dépens des États néerlandais. Elisabeth, qui tenait encore Flessingue et Brille en Hollande comme gage de ses subsides, parla d’échanger une de ces places contre Calais et osa demander qu’Henri IV engageât ce port. Le roi fut justement indigné ; « Mieux vaut, s’écria-t-il, être dépouillé par ses ennemis que par ses amis. » Bouillon se tira d’affaire au milieu de toutes ces difficultés ; il tint tête à Cecil, il flatta l’orgueil de la reine ; calviniste, il l’assura que la conversion du roi avait été forcée, il lui donna des assurances contre l’Espagne ; enfin il obtint dans les conférences de Greenwich un bon traité d’alliance défensive et offensive contre l’Espagne, et il se hâta de le porter en Hollande pour faire entrer les États dans l’alliance. L’Angleterre avait obtenu la liberté du commerce dans nos ports et s’était engagée à fournir 4,000 hommes pour faire la guerre en Picardie et en Normandie. Le traité avec l’Angleterre fut ratifié à Melun le 29 août 1596 ; le traité avec les États le fut à Rouen en janvier 1597.

Pendant ces négociations, Calais avait été pris par l’archiduc Albert, mais Philippe II commençait à se décourager ; les ligueurs avaient reconnu enfin le roi de France : on sentait que la paix générale était proche. La prise d’Amiens fut le dernier triomphe de l’Espagne. Henri IV lui reprit cette ville après un siège de cinq mois. On s’étonne de ne pas voir Bouillon assister à ce siège, comme il l’avait d’abord promis ; il resta pendant ce temps en Auvergne et dans le Gévaudan, où il y avait encore beaucoup de troubles. C’est certainement à cette époque qu’il faut faire remonter la brouille d’Henri IV et de Bouillon. En voici un indice : nous trouvons dans les archives de Hollande une lettre de Bouillon au prince Jean de Nassau, où il lui demande la main de Charlotte-Brabantine de Nassau, la sœur de la duchesse de Bouillon, pour son cousin-germain, Louis de La Trémoille (21 juillet 1597). Il y parle au nom des églises protestantes : Henri IV fut justement irrité que Bouillon eût fait cette demande en personne comme prince souverain. La Trémoille, qui avait été un des compagnons les plus fidèles du roi, était irrité de voir celui-ci prodiguer ses faveurs aux anciens ligueurs. Il avait contracté des dettes en levant et entretenant des régimens ; Henri IV avait érigé pour lui le duché de Thouars en pairie, mais La Trémoille, zélé protestant, ne pouvait pardonner au roi sa conversion. Les deux cousins, La Trémoille et Bouillon, mariés à deux filles de Guillaume le Taciturne, devinrent peu à peu et presqu’à leur insu les chefs des derniers mécontens. Il n’y a pas, pour l’historien moraliste, de spectacle plus triste que celui de ces grandes, longues et périlleuses amitiés qui finissent par porter les fruits amers du doute, de la méfiance, des colères sourdes, et qui enfin se retournent pour ainsi dire en haine. La Trémoille était d’âme simple, Bouillon avait pris sur lui le plus grand empire et le traîna à sa suite dans le dédale où se plaisait son âme noire, féconde en ruses, en plans ambitieux et compliqués. Il lui montrait D’Épernon, qui avait ouvertement traité avec Philippe II, conservant une sorte de souveraineté, Mayenne recevant le gouvernement de Bourgogne, des places de sûreté, des sommes énormes pour ses dettes. Il était dur pour des hommes comme La Trémoille et Bouillon, qui avaient été les premiers à l’honneur, de ne pas être les premiers à la gloire ; mais la vraie grandeur consiste à être toujours supérieur à la fortune. Pardonner à ses ennemis est chose bien facile : ce qui est difficile, c’est de pardonner à ses amis.

Les torts les plus graves furent pourtant du côté de Bouillon. Pendant le siège d’Amiens, il empêcha beaucoup de seigneurs calvinistes de joindre l’armée royale. Il s’était fait le meneur des églises ; il voulait forcer le roi de donner un état aux 2 millions de religionnaires, des places où ils pourraient en sûreté tenir leurs assemblées. Il n’alla ni à celle de Saumur, ni à celle de Loudun, mais il envoya à l’assemblée de Vendôme un long mémoire où il faisait le programme des exigences calvinistes. Il se rendit de sa personne à l’assemblée de Châtellerault, où le roi avait envoyé ses commissaires, De Thou, Schomberg et d’autres. Schomberg lui lut une lettre que le roi lui avait écrite devant Amiens (2 août 1597) : « Mon cousin le duc de Bouillon n’arrivera jamais sitôt que je le désire, et qu’il n’est nécessaire… Vous savez ce que je vous en dis à votre partement. Je sais aussi ce que ci-devant et depuis je lui en ai mandé. Il me semble que les occasions qui se présentent obligent ses semblables de m’y assister, sans attendre que je leur en fasse le commandement. Toutefois je l’aime et je l’estime tant, que non-seulement je l’ai bien voulu demander à cette fête, mais aussi lui préparer et retenir une place digne de lui. »

Bouillon plaida sa mauvaise santé, les nécessités des églises qui l’avaient nommé leur député avec La Trémoille, du Plessis-Mornay et le fils de La Noue ; bref, il désobéit. Amiens repris, Henri IV alla recevoir en Bretagne la soumission de Mercœur ; à Angers, il somma Bouillon et La Trémoille de venir le voir : il fallut obéir, et il ne paraît pas que le roi leur fit voir trop d’humeur. Ils eurent la mortification de voir Mercœur recevoir à millions de livres quand le royaume était ruiné. Le roi lui accorda les conditions de paix les plus favorables, grâce aux sollicitations de la duchesse de Beaufort, et exigea seulement la main de l’héritière de Mercœur pour son bâtard de Vendôme. On alla à Nantes, où fut enfin signé le fameux édit, et la paix de Vervins suivit de près ce grand événement : Bouillon y fut compris comme seigneur de Sedan. Pendant les négociations, il avait songé un moment à faire joindre son fief de Sedan à l’empire pour devenir un souverain indépendant, mais Henri IV avait repoussé avec raison cette insolente prétention ; Bouillon n’en persista pas moins à se regarder comme à cheval en quelque sorte entre l’empire et la France, comme un feudataire plutôt que comme un sujet du roi de France.


III

La conspiration de Biron est une des plus odieuses de notre histoire. Biron, catholique, que, pour emprunter ses propres expressions, « le roi de maréchal de camp avait fait maréchal de France, de baron duc, et de simple soldat capitaine, » n’eut pas honte d’entrer dans les plus détestables projets avec le duc de Savoie et l’Espagne. Il avait commencé à conspirer pendant le siège d’Amiens, ce qui explique les fautes qu’il commit pendant ce siège[7]. Il entra en négociation directe avec le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, après la paix de Vervins, quand celui-ci vint à Fontainebleau débattre les articles relatifs à la Bresse et au marquisat de Saluées. On sait comment Biron fut trahi par Lafin, un de ces misérables qui se trouvent souvent auprès des grands et nourrissent dans leur cœur les vipères de la haine et de l’envie, comment le roi voulut d’abord pardonner à Biron, comment enfin il dut le livrer à la cour du parlement.

Quel fut au juste le rôle de Bouillon dans la longue conjuration de Biron ? C’est un problème historique qui n’est encore qu’imparfaitement résolu. Nous avons montré Bouillon mécontent, dès le siège d’Amiens et s’abstenant d’y paraître. Il ne tomba pourtant pas tout de suite en disgrâce ; il prit encore quelque part aux négociations relatives au mariage. d’Henri IV avec Marie de Médicis, car on a deux lettres du grand-duc qui lui exprime ses remercîmens pour ses bons offices. On sait par la correspondance de Louise de Coligny, qui se trouvait à la cour pendant l’année 1601, que Bouillon la tourmentait sur sa grande amitié pour Henri IV et sur la complaisance qu’elle avait à l’égard du roi, en ce qui concernait les préséances. Ce mince détail révèle de la mauvaise humeur chez Bouillon.

Quand le roi conçut les premiers soupçons au sujet de Biron, il se rendit à Blois dans l’intention de visiter la Guienne, le Limousin et le Périgord, où le maréchal avait des partisans. Bouillon fut mandé à Blois ; il trouva le roi changé à son égard, qui lui reprocha de ne pas l’avoir averti des mouvemens qui se faisaient. La conversation devint une altercation. Bouillon parla avec un peu trop de liberté. Il suivit pourtant le roi jusqu’à Poitiers ; là encore ils eurent un entretien particulier, d’où ils sortirent tous deux très mal satisfaits. Henri IV repartit soudain à Fontainebleau, car Lafin lui avait révélé tous les détails de la conspiration ; Bouillon eut le tort de ne pas accompagner le roi et partit seul pour Turenne, « voyage, dit De Thou, qui le jeta dans des perplexités et dans des embarras si longs et si fâcheux, que, devenu errant et incertain d’une retraite où il pût mettre sa vie en sûreté, il fut sur le point de voir tant de projets qu’il avait formés aboutir pour lui à une fin honteuse et funeste. »

Lafin ne semble pas avoir chargé directement Bouillon ; le comte d’Auvergne, bâtard de Charles IX, qui était du complot, obtint sa grâce par des révélations. Sa déposition est restée secrète ; on lit cependant dans les histoires que le comte d’Auvergne montra à Henri IV une lettre d’association qu’auraient signée Bouillon, Biron et d’Auvergne, lettre où on se promettait de se défendre les uns contre les autres, nul excepté. Bouillon avait pour principe de ne pas écrire quand il conspirait. La prétendue lettre d’association ne semble pas avoir convaincu Henri IV de la complicité de Bouillon avec Biron, car il fit écrire à Bouillon par Rosny de venir à la cour, n’écrivant pas lui-même, parce qu’un refus l’eût obligé d’aller droit à lui avec les armes. Il lui envoya le 24 juin 1602 une sorte de sauf-conduit, qui permettait à Bouillon de se retirer librement où bon lui semblerait, après avoir vu le roi[8].

Le 19 octobre, le roi se décida à écrire lui-même à Bouillon et lui enjoignit de se rendre auprès de lui. Bouillon désobéit et partit pour Castres, où il y avait, en vertu de l’édit de Nantes, une chambre mi-partie. Nous allons suivre ses mouvemens dans une correspondance, encore inédite, conservée aux Archives nationales. Il quitte Turenne, et il écrit à la duchesse de Bouillon, de Briatexte.


« Mon cœur, je passay la journée d’hier sans vous escrire… À Villemur, le lieutenant-général, les deux premiers consuls et M. Béraut me vindrent trouver avec toutes les ofres de la ville que je pouvois espérer ; je leur fis antandre l’ocasion de mon voyage, qu’ils trouvèrent sy à propos qu’ils connurent que l’esprit de Dieu me guidoit ; et qu’en ce fet toutes les esglises estoyent plus intéressées que moy, que leur ville y porteroit tout ce quy éstoit dens, qu’ils escriroient à ceus de Castres à ce qu’ils ne fissent rien contre les termes de l’esdit, quoy qu’on leur put commander que eus, et s’assuroyent que toutes les esglises se joindroyent en cella ; le conseil de la provinse s’assamble, le sinode provinsial s’assamblera pour desputer vers leurs desputés ; anfin, je trouve que mon Dieu se prespare leurs cœurs ainsy qu’il me l’avoit fet espérer. Je m’an vois ce jourd’uy moyenant son aide, consilier à Castres où est M. de Vantadour[9].


À Castres, Bouillon présenta une requête, à la chambre pour être reçu à se justifier, et demanda en même temps un arrêt qui l’empêchât d’être jugé par contumace. La chambre se déclara incompétente à recevoir les justifications du duc de Bouillon, et le renvoya devant les juges que nommerait le roi ; mais elle lui accorda un arrêt pour sa sûreté, lui donnant acte de s’être présenté devant la cour, qu’il croyait compétente. De Castres, Bouillon se rendit à Montpellier ; il y parla devant les calvinistes et protesta de son innocence. Il pria ses coreligionnaires de ne pas renouveler les guerres civiles, mais d’intercéder pour lui en faveur du roi. Rien cependant ne put le déterminer à se livrer à Henri IV ; avant de quitter la France il écrivit à sa femme :


« Vous aurés maintenant de mes lettrés moins souvant, m’eslongnant du corps de vous, mes m’an aproschant de l’esprit, me représantant vos soussis et le mal qu’ils vous peuvent faire. Au mesme temps, je voy les assistances que Dieu continue à m’anvoyer, m’ayant randu jusques issy toutes choses favorables ; ces tesmongnages singulliers de sa faveur vous seront communs, et nous randront nous et nostre famille assurés soubs sa sauvegarde ; que de nouveaus cantiques nous luy debvrons randre ! à quoy je vous exorte, mon cœur, et m’y presparant pour de plus an plus me debvra son servisse. Plusieurs raysons me tirent d’auprès de vous et m’an eslongnent, m’assurant qu’elles vous ayderont à vous resjouir et non vous atrister de nostre absance, quy nous randra ung singulier plésir lorsque Dieu voudra de nouveau nous rassambler ; je le prie que ce soit avec heureus acroissemant de ce que nous désirons et vous et moy. Je trouve beaucoup de bonnes volontés an tous ces cartiers, telles que je les usse sçeu désirer. Je m’an vois au Dauphiné ; de là vous aurés, s’il plaist à Dieu, de mes nouvelles. Je ne suis pas d’avis que vous m’anvoyés aucune lettre après moy, d’autant qu’elles ne me trouveront pas. Remets an Dieu et nous et nos afaires, et à nous an donra issue à sa gloire et à nostre bien. Bon jour, mon cœur.

« A Montpellier, ce 23e dessembre. »


Nous le trouvons ensuite à Genève, d’où il écrit à la duchesse de Bouillon :


« Mon cœur, je m’assure que vous serés fort ayse d’avoir de mes lettres d’issy, où je me suis randu le 3e de ce mois avec Valigny, Valens et Bonavanture et trois d’Orange, où je sesjourné ung jour, et de là je partis. J’an ay randu grasses à Dieu, ayant fet la cène aujourd’huy an une debvossion extraordinayre ; y paroist pour la délivranse très miraculeuse que Dieu leur donna le 24e de l’autre mois, ayant le sieur d’Orbigny, lieutenant général an l’armée de monsieur de Savoye, resconnu ung lieu pour poser une escalade, où il fut dressé trois eschelles l’espasse d’une heure et demie sans qu’il y eut alarme aucune ; durant ce temps il n’y monta qu’environ trois cents hommes, le gros de leurs troupes atandant que ceux-ci leur ouvrissent une porte ; anfin, l’alarme se prant, peu d’hommes vont où estoit le péril et les ennemis ; ce peu de gents font quiter l’escalade et metent an route cens quy estoient antres ; quelques huns se pressipitent et d’autres furent pris ; Dieu y a besongné ; par toutes raysons humaynes ils debvoient estre perdus ; ma venue leur a esté an consolassion, et y désirent mon séjour, ce que volontiers je leur acorderois, si je voyois qu’ils y ussent de l’utillité, pour sçavoir ce que l’on doit à la site et au peuple que Dieu y a rescovré. Je m’en vois voir monsieur l’eslecteur ; du sesjour que j’y feray je ne le puis juger. »


A Strasbourg, Bouillon vit M. de Nevers, « il s’en retournoit avec quelque crainte, le roy lui ayant aussy mandé qu’il estoit des accusés. »

Il était naturel que Bouillon allât demander l’hospitalité à l’électeur palatin. Celui-ci avait épousé Louise-Julienne, une des filles de Guillaume le Taciturne et de Charlotte de Bourbon, la sœur de la duchesse de Bouillon. L’électrice avait emmené à Heidelberg sa plus jeune sœur Amélie. Bouillon donne à sa femme des détails minutieux sur le ménage de sa belle-sœur : il la montre « tout à admirer, » unie par la tendre affection à l’électeur, avec six enfans, trois fils et trois filles, tous jeunes, les petites princesses « ayant déjà leurs grâces et cérémonies toutes formées ainsi que les plus grandes les savaient avoir » ; il peint Mlle d’Orange habillée à la française (Mme l’Électrice à l’allemande), et la marie en espoir à « ung de nos seigneurs de la religion[10]. »

Arrivant à ses propres affaires, il dit : « la royne d’Angleterre a escrit au roy ainsi que je l’usse sceu désirer, sans qu’elle aye eu de ma part informassion ny pruve de quelque chose. Je croy avoir bientost des nouvelles de Holande. Je escrit seullement à Mme votre belle-mère (Louise de Coligny), n’avant voulu escrire à personne plus que je ne voye quel changement portera la despesche que je fis par Bourron de Genesve. »

La cour d’Heidelberg était grande, on y voyait des princes, ambassadeurs du roi et de l’empereur ; « de grandes affaires s’y trestent, auquelles je sers, dit Bouillon, pour avancer ce qui est juste et à l’honneur de Dieu. » Cette longue lettre d’Heidelberg, où tous les tons se mêlent, finit ainsi : « Les points d’estat sont aujourd’hui si délicats que j’y n’y puis pesnétrer ; Dieu le sçait et connaît les hommes et a les cœurs des rois dans sa main sous sa sauvegarde. Je vous recommande et le supplie qu’il continue à m’y tenir pour servir à sa gloire, et que nous et notre postérité y soyons tellement consacrés que nos jours finissans, nous le glorifions de toutes nos forces » (Heidelberg, 15 février 1603).

Catherine Belgique, une autre fille de Charlotte de Bourbon et de Guillaume le Taciturne, avait épousé le comte de Hanau. Le duc de Bouillon alla lui faire visite à Hanau. De cette ville, il annonce à sa femme que « le prince Maurice doit lui envoyer quelqu’un pour lui offrir ses bons offices (15 mars). Il parle de Sedan. « Sedan est bien, je puis y aller et seul et accompagné ; et refuse diverses assistances que la continuation du mauvais traitement me tirerait hors de blasme d’en user. » On le voit pourtant préoccupé du voyage du roi à Metz, où était alors d’Épernon. Le duc de Bouillon envoie lettre sur lettre à sa femme ; il s’y félicite des assistances qui lui viennent de toutes parts. La duchesse avait accouché en son absence d’un enfant qui mourut presque tout de suite. Il la console, la fortifie. « Je ne vous dirai point sy j’ai envie de vous voir, vous en debvés estre toute assurée et vous souvenir que Dieu visite ceux qu’il aime, mes qu’il ne les habandonne point. J’ai escrit depuis que je suis sorty de Franse dans plusieurs livres : Dieu esprouve, mais il n’abat pas Henry de la Tour ; mon cœur, cesse les ennuis et oublie notre perte et fortifiez-vous en l’assurance que Dieu ne nous a montré tant de singulières faveurs pour nous desnyer ce qui nous sera expédient pour parachever notre cours en le glorifiant ; notre lignée croîtra quand il en sera temps et le Seigneur demeurera juge équitable, nonobstant les jugemens iniques des hommes » (29 avril). Il parle le moment d’après de ses vins de Languais, de ses foins de Turenne, des pages de sa chambre qu’il veut qu’on habille et envoie au roi, car pour lui, il n’a qu’un fort petit train. Sedan l’occupe toujours, « on travaille fort à votre bastion, y fesant cette année plus de dépenses qu’aux autres.. » Il presse sans cesse la duchesse dès qu’elle sera rétablie de venir avec la duchesse de la Trémoille à la cour de l’électeur.

Pendant qu’Henri IV était à Metz, l’électeur lui écrivit pour prendre la défense de Bouillon. Bouillon avait lui-même, en sortant de France, répandu dans les cours une sorte de mémoire justificatif, qui ne manquait ni d’habileté ni d’éloquence. Il ne pouvait pas avoir conspiré en France avec Biron, en Angleterre avec le comte d’Essex, avoir travaillé pour l’Espagne sans se ruiner auprès de la maison de Nassau et de tous les princes protestans, ses alliés ou ses amis ; le dessein de s’emparer du Dauphiné, où Lesdiguières était tout-puissant, n’avait aucune vraisemblance. Il se défendait d’avoir manqué de respect au roi et de reconnaissance pour ses bienfaits. Il ne s’était jamais épargné pour le roi, il avait exposé sa vie, sa fortune pour ses intérêts, avant même d’être son sujet.

Henri IV avait été ému de cet écrit : il aimait mieux Bouillon innocent que coupable. Il était disposé à pardonner, mais il voulut faire attendre quelque temps le pardon, courber l’orgueil de Bouillon et le punir d’avoir désobéi à ses commandemens. Celui-ci était tout prêt à se rendre auprès du roi, sur les conseils de l’électeur et de l’électrice, quand il apprit la mort de sa plus puissante protectrice, la reine Elisabeth. Il eut peur et conjura le roi de le dispenser de venir à la cour. Il ne voulut pas toutefois rester plus longtemps dans une cour allemande et se retira à Sedan ; Henri IV perdit enfin patience ; il réunit des troupes et se disposa à aller prendre Sedan de force : en attendant, il fit entrer ses officiers dans toutes les places que Bouillon avait dans le Périgord. Celui-ci ne cessait d’écrire au roi des lettres toujours respectueuses ; il avait donné l’ordre que toutes ses places fussent ouvertes aux hommes du roi. Vassignac et Reignac, qu’il avait laissés dans Turenne, prirent la fuite, furent condamnés et exécutés en effigie.

Sedan restait toujours fermé : Bouillon remuait ciel et terre ; les cantons suisses, les Nassau, les États, la république de Strasbourg, le roi Jacques, les princes allemands, grands et petits. Henri IV fit tranquillement ses préparatifs et se mit en campagne ; quand il arriva à Donchery, Bouillon, qui avait reçu secrètement des avis de la reine, offrit de traiter et obtint d’avoir une conférence avec Villeroy. Il céda sur tous les points, consentit, pour obtenir des lettres d’abolition, à livrer Sedan avec le château et à y recevoir une garnison royale pendant quatre ans. Il alla trouver à Donchery le roi, qui le reçut dans son lit de la meilleure humeur, sans faire d’allusions au passé. Henri IV fit son entrée à Sedan ; il y resta trois jours et écrivit en partant à Louise de Coligny : « Ma cousine, je dirai comme fit César : Veni, vidi, vici, ou comme la chanson :


Trois jours durèrent mes amours,
Et se finirent en trois jours,
Tant j’étais amoureux…


de Sedan. Cependant vous pouvez maintenant dire si je suis véritable ou non, ou si je savais mieux l’état de cette place que ceux qui me voulaient faire croire que je ne la prendrais de trois ans. M. de Bouillon a promis de me bien et fidèlement servir, et moi d’oublier tout le passé. » (2e d’avril 1606, à Donchery.)

Le roi se montra plus généreux que n’avait été Villeroy : au bout d’un mois, il retira la garnison de Sedan, où Bouillon redevint le maître ; il ne semble guère douteux que le roi fut surtout porté à se conduire avec cette douceur par la grande amitié qu’il éprouvait pour Louise de Coligny et par le désir de ménager les Nassau et les États de Hollande. Il s’était convaincu que Bouillon était plutôt coupable d’avoir su quelque chose de la conspiration de Biron que d’avoir conspiré lui-même. Il eut pitié d’un ancien frère d’armes. La principauté de Sedan était comme un rideau derrière lequel il comptait un jour masser ses forces contre l’Autriche : il s’en crut assez maître en y laissant Bouillon et voulut sans doute tromper par son apparente indifférence les gouverneurs des Pays-Bas autrichiens en même temps qu’éloigner Bouillon de Turenne et des provinces du midi, où remuaient les églises protestantes les plus puissantes et les plus nombreuses. Bouillon à Sedan était plus isolé que dans le Périgord et moins dangereux pour le repos de l’état.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Paris 1666.
  2. Le duc d’Alençon.
  3. La Noue essayait très loyalement de jouer le rôle de conciliateur entre les Rochellois et l’armée royale.
  4. « Mon cousin, j’ay bien voulu vous témoigner par la présente le contentement que j’ay receu de la résolution qui a esté prise en la conférence. Ayant esté arresté que l’on procéderait par effet à l’exécution de mon édit de pacification, qui est la chose de ce monde que je désire le plus, affin de voir mes sujects unis en repos par le bénéfice d’icelui. Mon cousin, je sçay que vous me pouvez beaucoup servir en cette occasion ; partant, je vous prie me faire connoître par effet l’affection que vous portés à mon contentement et à la tranquillité de mon royaume, et croire que je recognoistray le devoir que vous y ferés, comme vous fera entendre de ma part le sieur d’Arqués en vous délivrant ou en voyant la présente ; priant Dieu qu’il vous aye, mon cousin, en sa saincte garde. Écrit à Paris, ce 16 mars 1579.
    « HENRY. »
    (Au dos) : « A mon cousin le vicomte de Turenne. »
  5. Nous avons une lettre écrite d’Hesdin le 29 octobre 1581, relative à des hardes laissées à Paris.
  6. Cette Histoire a servi de texte à l’Histoire du duc de Bouillon par le père Marsollier, livre au reste très estimable.
  7. « J’ai vérifié que le dit duc de Biron fit commencer ce traité avec le dit archiduc dès l’année 1595, quand le dit archiduc, qui était encore cardinal, vint d’Espagne en Flandre. » (Lettre d’Henri IV à M. de Fresnes, ambassadeur à Venise, 12 juillet 1602.)
  8. Économies royales de Sully, t. II, p. 75.
  9. Le duc de Ventadour était lieutenant-général du Languedoc.
  10. Elle devint duchesse de Landsperg.