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Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Société d’éditions et de publication (p. 22-26).

IV

la loge numéro 5


Armand Moncharmin a écrit de si volumineux mémoires qu’en ce qui concerne particulièrement la période assez longue de sa co-direction, on est en droit de se demander s’il trouva jamais le temps de s’occuper de l’Opéra autrement qu’en racontant ce qui s’y passait. M. Moncharmin ne connaissait pas une note de musique, mais il tutoyait le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, avait fait un peu de journalisme sur le boulevard et jouissait d’une assez grosse fortune. Enfin, c’était un charmant garçon et qui ne manquait point d’intelligence puisque, décidé à commanditer l’Opéra, il avait su choisir celui qui en serait l’utile directeur et était allé tout droit à Firmin Richard.

Firmin Richard était un musicien distingué et un galant homme. Voici le portrait qu’en trace, au moment de sa prise de possession, la Revue des théâtres : « M. Firmin Richard est âgé de cinquante ans environ, de haute taille, de robuste encolure, sans embonpoint. Il a de la prestance et de la distinction, haut en couleur, les cheveux plantés dru, un peu bas et taillés en brosse, la barbe à l’unisson des cheveux, l’aspect de la physionomie a quelque chose d’un peu triste que tempère aussitôt un regard franc et droit joint à un sourire charmant.

« M. Firmin Richard est un musicien très distingué. Harmoniste habile, contrepointiste savant, la grandeur est le principal caractère de sa composition. Il a publié de la musique de chambre très appréciée des amateurs, de la musique pour piano, sonates ou pièces fugitives remplies d’originalité, un recueil de mélodies. Enfin, La Mort d’Hercule, exécutée aux concerts du Conservatoire, respire un souffle épique qui fait songer à Gluck, un des maîtres vénérés de M. Firmin Richard. Toutefois, s’il adore Gluck, il n’en aime pas moins Piccini ; M. Richard prend son plaisir où il le trouve. Plein d’admiration pour Piccini, il s’incline devant Meyerbeer, il se délecte de Cimarosa et nul n’apprécie mieux que lui l’inimitable génie de Weber. Enfin, en ce qui concerne Wagner, M. Richard n’est pas loin de prétendre qu’il est, lui, Richard, le premier en France et peut-être le seul à l’avoir compris. »

J’arrête ici ma citation, d’où il me semble résulter assez clairement que si M. Firmin Richard aimait à peu près toute la musique et tous les musiciens, il était du devoir de tous les musiciens d’aimer M. Firmin Richard. Disons en terminant ce rapide portrait que M. Richard était ce qu’on est convenu d’appeler un autoritaire, c’est-à-dire qu’il avait un fort mauvais caractère.

Les premiers jours que les deux associés passèrent à l’Opéra furent tout à la joie de se sentir les maîtres d’une aussi vaste et belle entreprise et ils avaient certainement oublié cette curieuse et bizarre histoire du fantôme quand se produisit un incident qui leur prouva que — s’il y avait farce — la farce n’était point terminée.

M. Firmin Richard arriva ce matin-là à onze heures à son bureau. Son secrétaire, M. Rémy, lui montra une demi-douzaine de lettres qu’il n’avait point décachetées parce qu’elles portaient la mention « personnelle ». L’une de ces lettres attira tout de suite l’attention de Richard non seulement parce que la suscription de l’enveloppe était à l’encre rouge, mais encore parce qu’il lui sembla avoir vu déjà quelque part cette écriture. Il ne chercha point longtemps : c’était l’écriture rouge avec laquelle on avait complété si étrangement le cahier des charges. Il en reconnut l’allure bâtonnante et enfantine. Il la décacheta et lut :

« Mon cher directeur, je vous demande pardon de venir vous troubler en ces moments si précieux où vous décidez du sort des meilleurs artistes de l’Opéra, où vous renouvelez d’importants engagements et où vous en concluez de nouveaux ; et cela avec une sûreté de vue, une entente du théâtre, une science du public et de ses goûts, une autorité qui a été bien près de stupéfier ma vieille expérience. Je suis au courant de ce que vous venez de faire pour la Carlotta, la Sorelli et la petite Jammes, et pour quelques autres dont vous avez deviné les admirables qualités, le talent ou le génie. — (Vous savez bien de qui je parle quand j’écris ces mots-là ; ce n’est évidemment point pour la Carlotta, qui chante comme une seringue et qui n’aurait jamais dû quitter les Ambassadeurs ni le café Jacquin ; ni pour la Sorelli, qui a surtout du succès dans la carrosserie ; ni pour la petite Jammes, qui danse comme un veau dans la prairie. Ce n’est point non plus pour Christine Daaé, dont le génie est certain, mais que vous laissez avec un soin jaloux à l’écart de toute importante création.) — Enfin, vous êtes libres d’administrer votre petite affaire comme bon vous semble, n’est-ce pas ? Tout de même, je désirerais profiter de ce que vous n’avez pas encore jeté Christine Daaé à la porte pour l’entendre ce soir dans le rôle de Siebel, puisque celui de Marguerite, depuis son triomphe de l’autre jour, lui est interdit, et je vous prierai de ne point disposer de ma loge aujourd’hui ni les jours suivants ; car je ne terminerai pas cette lettre sans vous avouer combien j’ai été désagréablement surpris, ces temps derniers, en arrivant à l’Opéra, d’apprendre que ma loge avait été louée, — au bureau de location, — sur vos ordres.

« Je n’ai point protesté, d’abord parce que je suis l’ennemi du scandale, ensuite parce que je m’imaginais que vos prédécesseurs, MM. Debienne et Poligny, qui ont toujours été charmants pour moi, avaient négligé avant leur départ de vous parler de mes petites manies. Or, je viens de recevoir la réponse de MM. Debienne et Poligny à ma demande d’explications, réponse qui me prouve que vous êtes au courant de mon cahier des charges et par conséquent que vous vous moquez outrageusement de moi. Si vous voulez que nous vivions en paix, il ne faut pas commencer par m’enlever ma loge ! Sous le bénéfice de ces petites observations, veuillez me considérer, mon cher directeur, comme votre très humble et très obéissant serviteur.

Signé : « F. de l’Opéra.


Cette lettre était accompagnée d’un extrait de la petite correspondance de la Revue théâtrale, où on lisait ceci :

« F. de l’O. : R. et M. sont inexcusables. Nous les avons prévenus et nous leur avons laissé entre les mains votre cahier des charges. Salutations ! »


M. Firmin Richard avait à peine terminé cette lecture que la porte de son cabinet s’ouvrait et que M. Armand Moncharmin venait au-devant de lui, une lettre à la main, absolument semblable à celle que son collègue avait reçue. Ils se regardèrent en éclatant de rire.

« La plaisanterie continue, fit M. Richard ; mais elle n’est pas drôle !

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda M. Moncharmin. Pensent-ils que parce qu’ils ont été directeurs de l’Opéra nous allons leur concéder une loge à perpétuité ? »

Car, pour le premier comme pour le second, il ne faisait point de doute que la double missive ne fût le fruit de la collaboration facétieuse de leurs prédécesseurs.

« Je ne suis point d’humeur à me laisser longtemps berner ! » déclara Firmin Richard.

— C’est inoffensif ! observa Armand Moncharmin.

« Au fait, qu’est-ce qu’ils veulent ? Une loge pour ce soir ? »

M. Firmin Richard donna l’ordre à son secrétaire d’envoyer la première loge no 5 à MM. Debienne et Poligny, si elle n’était pas louée.

Elle ne l’était pas. Elle leur fut expédiée sur-le-champ. MM. Debienne et Poligny habitaient : le premier, au coin de la rue Scribe et du boulevard des Capucines ; le second, rue Auber. Les deux lettres du fantôme F. de l’Opéra avaient été mises au bureau de poste du boulevard des Capucines. C’est Moncharmin qui le remarqua en examinant les enveloppes.

« Tu vois bien ! » fit Richard.

Ils haussèrent les épaules et regrettèrent que des gens de cet âge s’amusassent encore à des jeux aussi innocents.

« Tout de même, ils auraient pu être polis ! fit observer Moncharmin. As-tu vu comme ils nous traitent à propos de la Carlotta, de la Sorelli et de la petite Jammes ?

— Eh bien, cher, ces gens-là sont malades de jalousie !… Quand je pense qu’ils sont allés jusqu’à payer une petite correspondance à la Revue théâtrale !… Ils n’ont donc plus rien à faire ?

— À propos ! dit encore Moncharmin, ils ont l’air de s’intéresser beaucoup à la petite Christine Daaé…

— Tu sais aussi bien que moi qu’elle a la réputation d’être sage ! répondit Richard.

— On vole si souvent sa réputation, répliqua Moncharmin. Est-ce que je n’ai pas, moi, la réputation de me connaître en musique, et j’ignore la différence qu’il y a entre la clef de sol et la clef de fa.

— Tu n’as jamais eu cette réputation-là, déclara Richard, rassure-toi. »

Là-dessus, Firmin Richard donna l’ordre à l’huissier de faire entrer les artistes qui, depuis deux heures, se promenaient dans le grand couloir de l’administration en attendant que la porte directoriale s’ouvrît, cette porte derrière laquelle les attendaient la gloire et l’argent… ou le congé.

Toute cette journée se passa en discussions, pourparlers, signatures ou ruptures de contrats ; aussi je vous prie de croire que ce soir-là — le soir du 25 janvier — nos deux directeurs, fatigués par une âpre journée de colères, d’intrigues, de recommandations, de menaces, de protestations d’amour ou de haine, se couchèrent de bonne heure, sans avoir même la curiosité d’aller jeter un coup d’œil dans la loge n° 5, pour savoir si MM. Debienne et Poligny trouvaient le spectacle à leur goût. L’Opéra n’avait point chômé depuis le départ de l’ancienne direction, et M. Richard avait fait procéder aux quelques travaux nécessaires, sans interrompre le cours des représentations.

Le lendemain matin, MM. Richard et Moncharmin trouvèrent dans leur courrier, d’une part, une carte de remerciement du fantôme, ainsi conçue :

« Mon cher Directeur,

« Merci. Charmante soirée. Daaé exquise. Soignez les chœurs. La Carlotta, magnifique et banal instrument. Vous écrirai bientôt pour les 240 000 francs, — exactement 233 424 fr. 70 ; MM. Debienne et Poligny m’ayant fait parvenir les 6 575 fr. 30, représentant les dix premiers jours de ma pension de cette année, — leurs privilèges finissant le 10 au soir.

« Serviteur.

« F. de l’O. »


D’autre part, une lettre de MM. Debienne et Poligny :

« Messieurs,

« Nous vous remercions de votre aimable attention, mais vous comprendrez facilement que la perspective de réentendre Faust, si douce soit-elle à d’anciens directeurs de l’Opéra, ne puisse nous faire oublier que nous n’avons aucun droit à occuper la première loge numéro 5, qui appartient exclusivement à celui dont nous avons eu l’occasion de vous parler, en relisant avec vous, une dernière fois, le cahier des charges, — dernier alinéa de l’article 63.

« Veuillez agréer, messieurs, etc. »


« Ah ! mais, ils commencent à m’agacer, ces gens-là ! » déclara violemment Firmin Richard, en arrachant la lettre de MM. Debienne et Poligny.

Ce soir-là, la première loge numéro 5 fut louée.

Le lendemain, en arrivant dans leur cabinet, MM. Richard et Moncharmin trouvaient un rapport d’inspecteur relatif aux événements qui s’étaient déroulés la veille au soir dans la première loge numéro 5. Voici le passage essentiel du rapport qui est bref :

« J’ai été dans la nécessité, écrit l’inspecteur, de requérir, ce soir — l’inspecteur avait écrit son rapport la veille au soir — un garde municipal pour faire évacuer par deux fois, au commencement et au milieu du second acte, la première loge numéro 5. Les occupants — ils étaient arrivés au commencement du second acte — y causaient un véritable scandale par leurs rires et leurs réflexions saugrenues. De toutes parts autour d’eux, des chut ! se faisaient entendre et la salle commençait à protester quand l’ouvreuse est venue me trouver ; je suis entré dans la loge et je fis entendre les observations nécessaires. Ces gens ne paraissaient point jouir de tout leur bon sens et me tinrent des propos stupides. Je les avertis que si un pareil scandale se renouvelait je me verrais forcé de faire évacuer la loge. Je n’étais pas plus tôt parti que j’entendis de nouveau leurs rires et les protestations de la salle. Je revins avec un garde municipal qui les fit sortir. Ils réclamèrent, toujours en riant, déclarant qu’ils ne s’en iraient point si on ne leur rendait pas leur argent. Enfin, ils se calmèrent, et je les laissai rentrer dans la loge ; aussitôt les rires recommencèrent, et, cette fois, je les fis expulser définitivement.

« Qu’on fasse venir l’inspecteur, cria Richard à son secrétaire, qui l’avait lu, le premier, ce rapport et qui l’avait déjà annoté au crayon bleu. »

Le secrétaire, M. Rémy — vingt-quatre ans, fine moustache, élégant, distingué, grande tenue — dans ce temps-là redingote obligatoire dans la journée, intelligent et timide devant le directeur, compulse les journaux, répond aux lettres, distribue des loges et des billets de faveur, règle les rendez-vous, cause avec ceux qui font antichambre, court chez les artistes malades, cherche les doublures, correspond avec les chefs de service, mais avant tout est le verrou du cabinet directorial, peut être sans compensation aucune jeté à la porte du jour au lendemain, car il n’est pas reconnu par l’administration — le secrétaire, qui avait fait déjà chercher l’inspecteur, donna l’ordre de le faire entrer.

L’inspecteur entra, un peu inquiet.

« Racontez-nous ce qui s’est passé », fit brusquement Richard.

L’inspecteur bredouilla tout de suite et fit allusion au rapport.

« Enfin ! ces gens-là, pourquoi riaient-ils ? demanda Moncharmin.

— Monsieur le directeur, ils devaient avoir bien dîné et paraissaient plus préparés à faire des farces qu’à écouter de la bonne musique. Déjà, en arrivant, ils n’étaient pas plus tôt entrés dans la loge qu’ils en étaient ressortis et avaient appelé l’ouvreuse qui leur a demandé ce qu’ils avaient. Ils ont dit à l’ouvreuse : « Regardez dans la loge, il n’y a personne, n’est ce pas ?… — Non, a répondu l’ouvreuse. — Et bien, ont-ils affirmé, quand nous sommes entrés, nous avons entendu une voix qui disait qu’il y avait quelqu’un. »

M. Moncharmim ne put regarder M. Richard sans sourire, mais M. Richard, lui, ne souriait point. Il avait jadis trop « travaillé » dans le genre pour ne point reconnaître dans le récit que lui faisait, le plus naïvement du monde, l’inspecteur, toutes les marques d’une de ces méchantes plaisanteries qui amusent d’abord ceux qui en sont victimes puis qui finissent par les rendre enragés.

M. l’inspecteur, pour faire sa cour à M. Moncharmin, qui souriait, avait cru devoir sourire, lui aussi. Malheureux sourire ! Le regard de M. Richard foudroya l’employé, qui s’occupa aussitôt de montrer un visage effroyablement consterné.

« Enfin, quand ces gens-là sont arrivés, demanda en grondant le terrible Richard, il n’y avait personne dans la loge ?

— Personne, monsieur le directeur ! personne ! Ni dans la loge de droite, ni dans la loge de gauche, personne, je vous le jure ! j’en mets la main au feu ! et c’est ce qui prouve bien que tout cela n’est qu’une plaisanterie.

— Et l’ouvreuse, qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Oh ! pour l’ouvreuse, c’est bien simple, elle dit que c’est le fantôme de l’Opéra. Alors ? »

Et l’inspecteur ricana. Mais encore il comprit qu’il avait eu tort de ricaner, car il n’avait pas plus tôt prononcé ces mots : elle dit que c’est le fantôme de l’Opéra ! que la physionomie de M. Richard, de sombre qu’elle était, devint farouche.

« Qu’on aille me chercher l’ouvreuse ! commanda-t-il… Tout de suite ! Et que l’on me la ramène ! Et que l’on mette tout ce monde-là à la porte ! »

L’inspecteur voulut protester, mais Richard lui ferma la bouche d’un redoutable : « Taisez-vous ! » Puis, quand les lèvres du malheureux subordonné semblèrent closes pour toujours, M. le directeur ordonna qu’elles se rouvrissent à nouveau.

« Qu’est-ce que le « fantôme de l’Opéra ? » se décida-t-il à demander avec un grognement.

Mais l’inspecteur était maintenant incapable de dire un mot. Il fit entendre par une mimique désespérée qu’il n’en savait rien ou plutôt qu’il n’en voulait rien savoir.

« Vous l’avez vu, vous, le fantôme de l’Opéra ? »

Par un geste énergique de la tête, l’inspecteur nia l’avoir jamais vu.

« Tant pis ! déclara froidement M. Richard. »

L’inspecteur ouvrit des yeux énormes, des yeux qui sortaient de leurs orbites, pour demander pourquoi M. le directeur avait prononcé ce sinistre : tant pis !

« Parce que je vais faire régler leur compte à tous ceux qui ne l’ont pas vu ! expliqua M. le directeur. Puisqu’il est partout, il n’est pas admissible qu’on ne l’aperçoive nulle part. J’aime qu’on fasse son service, moi ! »