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Le Fantôme de l’Opéra/Chapitre XXIV

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Société d’éditions et de publication (p. 54-57).

XI

les supplices commencent


(Suite du récit du Persan.)


La voix répéta avec fureur :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »

Christine Daaé ne devait pas trembler plus que nous.

« C’était pour me prendre mon sac que tu voulais que je te délivre, dis ?… »

On entendit des pas précipités, la course de Christine qui revenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher un abri devant notre mur.

« Pourquoi fuis-tu ? disait la voix rageuse qui avait suivi… Veux-tu bien me rendre mon sac ! Tu ne sais donc pas que c’est le sac de la vie et de la mort ?

— Écoutez-moi, Erik, soupira la jeune femme… puisque désormais il est entendu que nous devons vivre ensemble… qu’est-ce que ça vous fait ?… Tout ce qui est à vous m’appartient !… »

Cela était dit d’une façon si tremblante que cela faisait pitié. La malheureuse devait employer ce qui lui restait d’énergie à surmonter sa terreur… Mais ce n’était point avec d’aussi enfantines supercheries, dites en claquant des dents, qu’on pouvait surprendre le monstre.

« Vous savez bien qu’il n’y a là-dedans que deux clefs… Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda-t-il.

— Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connais pas et que vous m’avez toujours cachée… C’est une curiosité de femme ! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjoué et qui ne dut réussir qu’à augmenter la méfiance d’Erik tant il sonnait faux…

— Je n’aime pas les femmes curieuses ! répliqua Erik, et vous devriez vous méfier depuis l’histoire de Barbe-Bleue… Allons ! rendez-moi mon sac !… rendez-moi mon sac !… Veux-tu laisser la clef !… Petite curieuse ! »

Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur… Erik venait de lui reprendre le sac.


C’est à ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir, jeta un cri de rage et d’impuissance, que je parvins bien difficilement à étouffer sur ses lèvres…

« Ah mais ! fit le monstre… Qu’est-ce que c’est que ça ?… Tu n’as pas entendu, Christine ?

— Non ! non ! répondait la malheureuse ; je n’ai rien entendu !

— Il me semblait qu’on avait jeté un cri !

— Un cri !… Est-ce que vous devenez fou, Erik ?… Qui voulez-vous donc qui crie, au fond de cette demeure ?… C’est moi qui ai crié, parce que vous me faisiez mal !… Moi, je n’ai rien entendu !…

— Comme tu me dis cela !… Tu trembles !… Te voilà bien émue !… Tu mens !… On a crié ! on a crié !… Il y a quelqu’un dans la chambre des supplices !… Ah ! je comprends maintenant !…

— Il n’y a personne, Erik !…

— Je comprends !…

— Personne !…

— Ton fiancé… peut-être !…

— Eh ! je n’ai pas de fiancé !… Vous le savez bien !… »

Encore un ricanement mauvais.

« Du reste, c’est si facile de le savoir… Ma petite Christine, mon amour… on n’a pas besoin d’ouvrir la porte pour voir ce qui se passe dans la chambre des supplices… Veux-tu voir ? veux-tu voir ?… Tiens !… S’il y a quelqu’un… s’il y a vraiment quelqu’un, tu vas voir s’illuminer tout là-haut, près du plafond, la fenêtre invisible… Il suffit d’en tirer le rideau noir et puis d’éteindre ici… Là, c’est fait… Éteignons ! Tu n’as pas peur de la nuit, en compagnie de ton petit mari !… »

Alors, on entendit la voix agonisante de Christine.

« Non !… J’ai peur !… Je vous dis que j’ai peur dans la nuit !… Cette chambre ne m’intéresse plus du tout !… C’est vous qui me faites tout le temps peur, comme à une enfant, avec cette chambre des supplices !… Alors, j’ai été curieuse, c’est vrai !… Mais elle ne m’intéresse plus du tout… du tout !… »

Et ce que je craignais par-dessus tout commença automatiquement… Nous fûmes, tout à coup, inondés de lumière !… Oui, derrière notre mur, ce fut comme un embrasement. Le vicomte de Chagny, qui ne s’y attendait pas, en fut tellement surpris qu’il en chancela. Et la voix de colère éclata à côté.

« Je te disais qu’il y avait quelqu’un !… La vois-tu maintenant, la fenêtre ?… la fenêtre lumineuse !… Tout là-haut !… Celui qui est derrière ce mur ne la voit pas, lui !… Mais, toi, tu vas monter sur l’échelle double. Elle est là pour cela !… Tu m’as demandé souvent à quoi elle servait… Eh bien, te voilà renseignée maintenant !… Elle sert à regarder par la fenêtre de la chambre des supplices… petite curieuse !…

— Quels supplices ?… quels supplices y a-t-il là-dedans ?… Erik ! Erik ! dites-moi que vous voulez me faire peur !… Dites-le-moi, si vous m’aimez, Erik !… N’est-ce pas qu’il n’y a pas de supplices ? Ce sont des histoires pour les enfants !…

— Allez voir, ma chérie, à la petite fenêtre !… »

Je ne sais si le vicomte, à côté de moi, entendait maintenant la voix défaillante de la jeune femme, tant il était occupé du spectacle inouï qui venait de surgir à son regard éperdu… Quant à moi qui avais vu ce spectacle-là déjà trop souvent, par la petite fenêtre des heures roses de Mazenderan, je n’étais occupé que de ce qui se disait à côté, y cherchant une raison d’agir, une résolution à prendre.

« Allez voir, allez voir à la petite fenêtre !… Vous me direz !… Vous me direz après comment il a le nez fait ! »

Nous entendîmes rouler l’échelle que l’on appliqua contre le mur…

« Montez donc !… Non !… Non, je vais monter, moi, ma chérie !…

— Eh bien, oui… je vais voir… laissez-moi !

— Ah ! ma petite chérie !… Ma petite chérie !… que vous êtes mignonne… Bien gentil à vous de m’épargner cette peine à mon âge !… Vous me direz comment il a le nez fait !… Si les gens se doutaient du bonheur qu’il y a à avoir un nez… un nez bien à soi… jamais ils ne viendraient se promener dans la chambre des supplices !… »

À ce moment, nous entendîmes distinctement au-dessus de nos têtes, ces mots :

« Mon ami, il n’y a personne !…

— Personne ?… Vous êtes sûre qu’il n’y a personne ?…

— Ma foi, non… il n’y a personne…

— Eh bien, tant mieux !… Qu’avez-vous, Christine ?… Eh bien, quoi ! Vous n’allez pas vous trouver mal !… Puisqu’il n’y a personne !… Mais comment trouvez-vous le paysage ?…

— Oh ! très bien !…

— Allons ! ça va mieux !… N’est-ce pas, ça va mieux !… Tant mieux, ça va mieux !… Pas d’émotion !… Et quelle drôle de maison, n’est-ce pas, où l’on peut voir des paysages pareils ?…

— Oui, on se croirait au Musée Grévin !… Mais, dites donc, Erik… il n’y a pas de supplices là-dedans !… Savez-vous que vous m’avez fait une peur !…

— Pourquoi, puisqu’il n’y a personne !…

— C’est vous qui avez fait cette chambre-là, Erik ?… Savez-vous que c’est très beau ! Décidément, vous êtes un grand artiste, Erik…

— Oui, un grand artiste « dans mon genre ».

— Mais, dites-moi, Erik, pourquoi avez-vous appelé cette chambre la chambre des supplices ?…

— Oh ! c’est bien simple. D’abord, qu’est-ce que vous avez vu ?

— J’ai vu une forêt !…

— Et qu’est-ce qu’il y a dans une forêt ?

— Des arbres !…

— Et qu’est-ce qu’il y a dans un arbre ?

— Des oiseaux…

— Tu as vu des oiseaux…

— Non, je n’ai pas vu d’oiseaux.

— Alors, qu’as-tu vu ? cherche !… Tu as vu des branches ! Et qu’est-ce qu’il y a dans une branche ? dit la voix terrible… Il y a un gibet ! Voilà pourquoi j’appelle ma forêt la chambre des supplices !… Tu vois, ce n’est qu’une façon de parler ! Tout cela est pour rire ! Moi, je ne m’exprime jamais comme les autres !… Je ne fais rien comme les autres !… Mais j’en suis bien fatigué !… bien fatigué !… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une forêt dans ma maison, et une chambre des supplices !… Et d’être logé comme un charlatan au fond d’une boîte à double fond !… J’en ai assez ! j’en ai assez !… Je veux avoir un appartement tranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et une honnête femme dedans, comme tout le monde !… Tu devrais comprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de te le répéter à tout bout de champ !… Une femme comme tout le monde !… Une femme que j’aimerais, que je promènerais, le dimanche, et que je ferais rire toute la semaine ! Ah ! tu ne t’ennuierais pas avec moi ! J’ai plus d’un tour dans mon sac, sans compter les tours de cartes !… Tiens ! veux-tu que je te fasse des tours de cartes ? Cela nous fera toujours passer quelques minutes, en attendant demain soir, onze heures !… Ma petite Christine !… Ma petite Christine !… Tu m’écoutes ?… Tu ne me repousses plus !… dis ? Tu m’aimes !… Non, tu ne m’aimes pas !… Mais ça ne fait rien ! tu m’aimeras ! Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tu savais ce qu’il y a derrière… Et maintenant, tu veux bien le regarder et tu oublies ce qu’il y a derrière, et tu veux bien ne plus me repousser !… On s’habitue à tout, quand on veut bien… quand on a la bonne volonté !… Que de jeunes gens qui ne s’aimaient pas avant le mariage se sont adorés après ! Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bien avec moi !… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ça, je le jure devant le bon Dieu qui nous mariera — si tu es raisonnable — il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque ! Je suis le premier ventriloque du monde !… Tu ris !… Tu ne me crois peut-être pas !… Écoute ! »

Le misérable (qui était, en effet, le premier ventriloque du monde) étourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte) pour détourner son attention de la chambre des supplices !… Calcul stupide !… Christine ne pensait qu’à nous !… Elle répéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle put trouver et de la plus ardente supplication :

« Éteignez la petite fenêtre !… Erik ! éteignez donc la petite fenêtre !… »

Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à la petite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d’une façon si menaçante, avait sa raison terrible d’être… Une seule chose devait momentanément la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tous deux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, debout et bien portants !… Mais elle eût été plus rassurée, certes !… si la lumière s’était éteinte…

L’autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait :

« Tiens, je soulève un peu mon masque ! Oh ! un peu seulement… Tu vois mes lèvres ? Ce que j’ai de lèvres ? Elles ne remuent pas !… Ma bouche est fermée… mon espèce de bouche… et cependant tu entends ma voix !… Je parle avec mon ventre… c’est tout naturel… on appelle ça être ventriloque !… C’est bien connu : écoute ma voix… où veux-tu qu’elle aille ? Dans ton oreille gauche ? dans ton oreille droite ?… dans la table ?… dans les petits coffrets d’ébène de la cheminée ?… Ah ! cela t’étonne… Ma voix est dans les petits coffrets de la cheminée ! La veux-tu lointaine ?… La veux-tu prochaine ?… Retentissante ?… Aiguë ?… Nasillarde ?… Ma voix se promène partout !… partout !… Écoute, ma chérie… dans le petit coffret de droite de la cheminée, et écoute ce qu’elle dit : Faut-il tourner le scorpion ?… Et maintenant, crac ! écoute encore ce qu’elle dit dans le petit coffret de gauche : Faut-il tourner la sauterelle ?… Et maintenant, crac !… La voici dans le petit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je suis le petit sac de la vie et de la mort ! » Et maintenant, crac !… la voici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, de la gorge de cristal de la Carlotta, ma parole !… Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle dit : « C’est moi, monsieur crapaud ! c’est moi qui chante : J’écoute cette voix solitaire… couac !… qui chante dans mon couac !… » Et maintenant, crac, elle est arrivée sur une chaise de la loge du fantôme… et elle dit : « Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre !… » Et maintenant, crac !… Ah ! ah ! ah ! ah !… où est la voix d’Erik ?… Écoute, Christine, ma chérie !… Écoute… Elle est derrière la porte de la chambre des supplices !… Écoute-moi !… C’est moi qui suis dans la chambre des supplices !… Et qu’est-ce que je dis ? Je dis : « Malheur à ceux qui ont le bonheur d’avoir un nez, un vrai nez à eux et qui viennent se promener dans la chambre des supplices !… Ah ! ah ! ah ! »

Maudite voix du formidable ventriloque ! Elle était partout, partout !… Elle passait par la petite fenêtre invisible… à travers les murs… elle courait autour de nous… entre nous… Erik était là !… Il nous parlait !… Nous fîmes un geste comme pour nous jeter sur lui mais, déjà, plus rapide, plus insaisissable que la voix sonore de l’écho, la voix d’Erik avait rebondi derrière le mur !…

Bientôt, nous ne pûmes plus rien entendre du tout, car voici ce qui se passa :

La voix de Christine :

« Erik ! Erik !… Vous me fatiguez avec votre voix… Taisez-vous, Erik !… Ne trouvez-vous pas qu’il fait chaud ici ?…

— Oh ! oui ! répond la voix d’Erik, la chaleur devient insupportable !… »

Et encore la voix râlante d’angoisse de Christine :

« Qu’est-ce que c’est que ça !… Le mur est tout chaud !… Le mur est brûlant !…

— Je vais vous dire, Christine, ma chérie, c’est à cause de « la forêt d’à côté !… »

— Eh bien… que voulez-vous dire !… la forêt ?…

Vous n’avez donc pas vu que c’était une forêt du Congo ? »

Et le rire du monstre s’éleva si terrible que nous ne distinguions plus les clameurs suppliantes de Christine !… Le vicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou… Je ne pouvais plus le retenir… Mais on n’entendait que le rire du monstre… et le monstre lui-même ne dut entendre que son rire… Et puis il y eut le bruit d’une rapide lutte, d’un corps qui tombe sur le plancher et que l’on traîne… et l’éclat d’une porte fermée à toute volée… et puis, plus rien, plus rien autour de nous que le silence embrasé de midi… au cœur d’une forêt d’Afrique !…

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