Le Faux Frère/03

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 16-21).


III


Pendant cette pénible route les deux amis n’eurent d’autre plaisir que celui de s’entretenir des intérêts de Léon. Après une journée de marche, lorsqu’ils pouvaient obtenir la faveur de ne partager leur chambre à coucher qu’avec les bestiaux des maîtres de la cabane, ils sortaient de la poche secrète le portefeuille dû aux soins généreux de Nerskin ; Léon contemplait le portrait de sa mère, et relisait ses lettres en soupirant, tandis que Théobald, les yeux fixés sur l’image de la jeune Céline, paraissait enseveli dans un rêve enchanteur.

« — Quelle fatalité ! s’écriait Léon, succomber au moment de s’illustrer peut-être, quand j’étais si fier du plaisir que nos succès allaient lui causer ; car elle sait maintenant nos récompenses obtenues sur le champ de bataille, et c’est l’âme encore toute joyeuse de la gloire de son fils qu’elle va apprendre… Ah ! mon ami, on ne brave jamais en vain les ordres d’une mère.

— Sans doute, elle est malheureuse, répondait Théobald, mais n’a-t-elle pas auprès d’elle une fille chérie ! Ou ce portrait n’est pas fidèle, ou l’être doué de ces traits gracieux, de ce regard si naïf et si doux, doit, par sa présence et ses soins, consoler de tous les chagrins. Tu ne m’avais pas dit que ta sœur fût si jolie ?

— Je l’ignorais moi-même ; as-tu donc oublié qu’elle avait quatre ans au plus lorsque ma mère l’emmena à la Martinique, et que je ne les ai point revues depuis ?

Théobald savait très-bien que la mère de son ami, veuve et ruinée par les suites de la Révolution, s’était vue contrainte d’accepter la main du vieux marquis de Lormoy pour assurer l’existence de Léon de Saint-Irène, mais il se plaisait à lui faire répéter tous les détails relatifs à l’enfance de cette charmante Céline.

— Je crains, lui disait-il souvent, que cette enfant d’un autre père que le tien ne t’inspire quelque jalousie.

— Cela serait bien injuste de ma part, répliquait Léon, car le second mariage de ma mère, loin de diminuer sa tendresse pour moi, n’a fait que m’acquérir deux cœurs de plus ; mon état, ma fortune, je dois tout à la générosité de M. de Lormoy ; c’est lui qui a pourvu aux frais de mon éducation, et c’est encore lui qui m’a légué la somme qui m’assure une honnête indépendance ; mais cette somme, je ne puis oublier qu’elle revenait de droit à sa fille, et malgré la promesse qu’elle exige de moi, ajouta Léon, en montrant à Théobald une lettre de Céline ; malgré mon respect pour les dernières volontés de mon bienfaiteur, je ne serai satisfait qu’après avoir rendu à ma sœur l’héritage entier de son père.

Pendant que Léon recherchait tous les moyens qui se seraient offerts pour accomplir ce vœu s’il était resté libre, Théobald lisait la lettre de Céline, et tout aux divers sentiments que lui inspirait cette lecture, il n’écoutait pas un mot des suppositions de son ami.

Céline écrivait à son frère :

« Reviens donc, je suis impatiente d’obéir à mon père. Ne m’a-t-il pas recommandé en mourant de reporter sur toi la confiance que l’on doit à son protecteur, son guide.

« Je te laisse, me disait-il, sous la douce autorité d’une mère souffrante, malheureuse, et qui ne saurait ajouter à tous ses chagrins celui de te contrarier, de t’imposer peut-être un sacrifice nécessaire. Ton frère, plus âgé que toi, ce Léon que j’aimais comme un fils, et qui devient aujourd’hui l’appui de ma famille, aura le courage d’être plus sévère. Promets-moi de suivre ses conseils ; le malheur a formé sa raison ; laisse-toi conduire par lui dans ce monde, dont tu ignores les dangers ; qu’il soit ton Mentor, ton ami ; enfin, qu’il remplace ton père. »

« Tu vois bien, cher Léon, qu’il faut que tu m’adoptes, ne fût-ce que pour me soustraire à l’autorité de mon oncle, dont les bienfaits me font trembler. Il parle de me doter, de me marier, le tout à sa fantaisie ; heureusement il me trouve encore trop jeune et trop sotte pour faire le bonheur d’un gentilhomme gascon ; mais il me menace déjà de faire venir de Bordeaux de vieux maîtres d’agréments, pour changer mes chansons en romances plaintives, et ma danse créole en gavotte sérieuse. Comment ferais-je pour comprendre ces leçons-là, moi qui n’en ai jamais reçu que de ma mère ! viens donc à mon secours ; j’apprendrai de toi les talents qui me manquent pour plaire à un mari ; mais c’est à condition que tu choisiras le mien, qu’il sera ton ami, que tu lui feras jurer de ne jamais m’éloigner de ma mère ; car si tu es ce qu’elle aime le plus au monde, je suis l’enfant dont elle a le plus besoin. Ah ! réunissons-nous pour prolonger sa vie ; nos sentiments, nos intérêts, nos vœux sont les mêmes. Nous ne nous connaissons pas, voilà tout ; mais n’est-ce donc pas se connaître assez que de se chérir et s’attendre ?

« P. S. J’exige de toi la promesse de ne point refuser ta part dans l’héritage de mon père, sinon je croirai que tu me refuses aussi le doux nom de sœur. »

— Et tu pourrais résister à sa prière ! dit Théobald, après avoir lu ces mots ; non, ce serait offenser l’âme plus noble, et ce n’est pas toi qui craindrais de lui devoir quelque chose… ; mais je comprend les motifs de ton refus : Céline sera bientôt dépendante d’un autre, et si tu consens à tout accepter d’elle, tu ne veux rien devoir à son mari.

— Sans doute, reprit Léon, il n’existe qu’un ami auquel je voulusse avoir une telle obligation, et j’ai souvent pensé… Mais cet oncle qui lui destine sa fortune… Le monde, les préjugés, cette affreuse Révolution…

— Je t’entends, interrompit Théobald, la pâleur sur le visage, n’en reparlons jamais.

Et il repoussa tristement le portrait qui était sous ses yeux ; puis, refermant la lettre de Céline, il la rendit à Léon, lui serra la main, et sortit de la chambre.