Le Faux Frère/04

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 21-27).


IV


Arrivés à Tombow, où le froid se faisait déjà cruellement sentir, les prisonniers apprirent qu’un nouvel ordre les envoyait à Oriembourg. C’était joindre l’exil à l’esclavage ; mais Théobald et Léon, préparés à cette double rigueur, par quelques mots échappés à Nerskin, s’y soumirent sans murmurer. Il n’en fut pas de même de la plupart de leurs camarades ; ils se révoltèrent, et les menaces de quelques malheureux désarmés n’aboutirent qu’à faire redoubler les mauvais traitements dont on accablait déjà tous les prisonniers.

Le prince tartare, qui désirait être de retour à Saint-Pétersbourg pour l’époque des bals, leur faisait faire des marches forcées, et déjà plusieurs soldats épuisés de fatigue étaient tombés morts sur la neige. Théobald et Léon, si forts contre leur propre souffrance, ne purent voir sans horreur tant de barbarie exercée sur leurs compagnons d’armes, et s’approchant tous deux du commandant :

— Épargnez-vous tant de peine, leur dirent-ils, faites-nous tous fusiller, mais ne nous livrez pas l’un après l’autre à la mort la plus affreuse. Vos ordres me sont connus, ajouta Théobald, vous êtes responsable de notre vie, et si vous ne consentez pas à nous laisser reposer dans ce village, je vous le prédis, vous serez puni comme un vil assassin, et par les ordres de votre maître.

Cette prédiction, faite d’un ton si ferme, arrêta le prince au moment où il se disposait à faire saisir les deux amis. Il se rappela tout à coup que, dans une circonstance aussi désespérée, des prisonniers français étaient parvenus à désarmer leurs conducteurs et à se venger d’un commandant ; et feignant de céder à la pitié, non à la crainte, il consentit à ce qu’exigeait Théobald.

Mais un Tartare humilié ne vaut pas mieux qu’un autre homme, et depuis ce jour, Théobald et Léon devinrent les victimes particulières de la rigueur du commandant. En arrivant à Oriembourg, il ne voulut pas leur permettre d’habiter plus d’un jour dans la ville, et il les envoya chez les misérables paysans d’un village sur les bords du Jaïck ; ils obtinrent, avec bien de la peine, la faveur d’emmener un de leurs soldats pour les servir.

Pendant le peu d’instants qu’ils restèrent à Oriembourg, Léon se rappela que Nerskin lui avait remis avec ses papiers une lettre à l’adresse d’un marchand de cette ville ; il s’empressa de la lui porter, et il apprit par ce négociant qu’elle contenait une traite de deux cents roubles au porteur. Elle expliquait aussi comment cette traite avait été substituée par l’officier Nerskin à une lettre de change qui se trouvait dans le portefeuille de Théobald.

Ce nouveau bienfait de Nerskin parut à Léon et à son ami un secours envoyé du ciel ; car obligés de passer l’hiver dans cette contrée sauvage, ils ne pouvaient se procurer qu’à force d’argent les moyens de braver un climat si rigoureux. Cependant la fierté de Léon s’alarmait en pensant qu’il ne pourrait peut-être jamais reconnaître cet important service, lorsque Théobald lui dit :

— Sois tranquille, si la mort nous empêche de payer cette dette, quelque officier français nous acquittera envers ce brave jeune homme ; et puis, il se peut que cet argent nous appartienne. En quittant Wilna, je m’étais muni d’une lettre de change, que j’ai perdue avec mon bagage à Malo-Jaroslavetz. Cet effet est sans doute tombé entre les mains de Nerskin, et, trop honnête pour se l’approprier, il l’a échangé contre celui-ci.

— Que cela soit ou non, reprit Léon, ma reconnaissance est la même.

Après avoir escompté ce billet, le marchand fit aux deux jeunes prisonniers des offres de service qui les touchèrent vivement ; d’abord il s’engagea à faire passer une lettre d’eux à un négociant de Hambourg, qui se chargerait de la faire parvenir à leur famille ; ensuite, il leur promit de les tenir au courant des événements de la guerre et de l’arrivée des nouveaux prisonniers qui séjourneraient à Oriembourg ; mais il ne leur cacha pas que, redoutant plus que personne la colère de leur commandant, la sévérité du gouverneur de la province et la surveillance de ses agents, il ne pourrait servir les protégés de son ami Nerskin que dans le plus profond mystère. D’après cela, il fut convenu qu’ils ne communiqueraient ensemble que par un intermédiaire. Marcel, ce brave soldat, surnommé la Colonne par ses camarades, à cause de sa haute stature et de la quantité de batailles inscrites sur son corps en larges cicatrices ; ce Marcel, enfin, choisi par les deux amis pour partager leur mauvais sort, devait se rendre un jour de la semaine au bazar de la ville, où les Kirgis viennent échanger leurs marthes zibelines contre des étoffes d’Europe, de mauvaises armes et de la poudre de chasse. Là, le marchand Mikaël pourrait rencontrer Marcel, et lui donner les nouvelles qui intéressaient les jeunes capitaines.

Il faut s’être trouvé dans de semblables situations pour se faire une idée du bonheur attaché au moindre événement qui ranime l’espérance. Depuis que Théobald et Léon possédaient quelque argent, et qu’ils avaient vu un marchand tartare s’apitoyer sur leur triste esclavage, ils imaginaient cent moyens d’y échapper, mais tous d’une exécution à peu près impossible. L’embarras n’était pas de s’enfuir du village où on les condamnait à passer l’hiver ; mais comment se frayer un chemin dans ces déserts de neige, et traverser, sans se faire arrêter, un pays dont on ne connaît ni les habitudes, ni le langage ?

Tant d’obstacles ne décourageaient pas Léon dont l’unique pensée était de revoir sa mère, mais il se croyait pourtant obligé de céder aux représentations de son ami, lorsqu’il lui démontrait que le plus grand chagrin qu’il pût causer à sa famille, était d’aller chercher une mort certaine dans les glaces de la Russie.

— Laissons faire la destinée, disait Théobald, j’ai le pressentiment qu’elle me fournira bientôt une occasion d’adoucir tes ennuis ; je n’ai pas comme toi la crainte de désespérer une mère, une sœur, et je puis me risquer sans remords…

— Ingrat, s’écria Léon.

— Oui, je t’offense, reprit Théobald, ton ami n’a pas le droit de mépriser la vie, mais ne lui est-il pas permis de s’exposer pour empêcher ta mère de succomber à l’affreuse idée que peut-être son fils n’existe plus ?

— Non, je te défends de me quitter ; sans toi, je le sens, je n’aurais nulle force contre les ennuis, les regrets qui m’accablent ; avec mon caractère sombre, malheureux, j’ai besoin de tes soins, de ta gaieté pour soutenir mon courage ; je sais bien que tu te fais plus gai que tu ne l’es au fond pour combattre ma tristesse, mais cela nous rend service à tous deux : tu ris pour me consoler, je cherche à me distraire pour moins l’affliger, et cet effort mutuel nous fait tout supporter.

— Si c’est ainsi, je reste, répondit gaiement Théobald, et je vais dès ce moment tout disposer pour assurer les plaisirs de notre hiver dans ce lieu de délices.