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Le Faux Frère/16

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 119-131).


XVI


Le bruit de plusieurs voix, des éclats de rire, et un grand mouvement dans le château, annoncèrent l’arrivée du docteur et de M. de Rosac. Déjà le baron avait fait avertir sa nièce ; et Théobald, guettant l’occasion de lui dire un mot, se promenait dans le corridor où elle devait passer pour se rendre dans le salon, lorsqu’il apprit de Zamea que Céline venait de descendre par le petit escalier qui conduisait chez sa mère, et que toutes deux étaient avec ces messieurs. Théobald, perdant l’espoir de témoigner particulièrement son repentir à Céline, se promit de le lui prouver en obéissant à ses désirs, et se disposa à paraître le plus aimable qu’il lui serait possible. La gaieté familière de M. de Rosac le mit bientôt à son aise. À peine le baron l’eut-il présenté comme son neveu, que M. de Rosac le traita comme un frère, et Théobald, dont la malice s’amusait tout bas des airs protecteurs de son rival, répondait à toutes ses avances avec une bonhomie qui confondait Céline. C’était surtout les éloges que M. de Rosac faisait du prétendu Léon à madame de Lormoy et à sa fille, qui charmaient Théobald.

— Vraiment, disait-il bien haut à Céline, le docteur avait raison ; votre frère est un cavalier charmant. Il est bien rare de trouver dans les gens de son état une tournure si élégante, et des manières si accortes. Avec tous ces avantages-là, pour peu qu’il ait de l’esprit, il troublera plus d’un ménage bordelais, je le prédis. Ma foi, il fait bien d’être votre frère, ajouta-t-il, en se rapprochant de l’oreille de Céline, car je le sens je le prendrais en horreur.

Ravi d’avoir lancé ce trait, M. de Rosac se leva d’un air dégagé ; mais moins adroit que vif dans ses mouvements il s’accrocha le pied dans le tabouret de madame de Lormoy, et il serait infailliblement tombé, si le docteur, menacé de le recevoir dans sa chute, n’était venu à son secours. Ce petit échec ne le déconcerta point ; il vint donner avec assurance son avis sur une nouvelle politique dont s’entretenait M. de Melvas avec Théobald ; puis, revolant auprès de Céline, lorsqu’on vint avertir que le dîner était servi, il s’empara de sa main comme d’une propriété incontestable, la conduisit dans la salle à manger et se plaça près d’elle à table sans même attendre qu’on l’y invitât.

Théobald s’étonna d’abord de voir le cérémonial habituel du baron s’arranger, pour ainsi dire, si bien, du sans façon de M. de Rosac. Mais cette indulgence lui fut bientôt expliquée par l’exception que l’élégant bordelais faisait en faveur de M. de Melvas. Jamais il se lui adressait la parole qu’avec tous les signes d’un respect exagéré ; comme cette retenue n’était point dans ses habitudes, elle passait toutes les bornes et donnait à sa conversation avec M. de Melvas un ton de soumission servile, qui ressemblait à celui d’un subalterne avec son chef. Mais il était facile de remarquer que M. de Melvas lui savait gré de cette distinction, et que, tranquillisé pour sa part sur les familiarités, les inconvenances de M. de Rosac, lui permettait d’en accabler sans pitié tous les autres.

Cependant M. de Rosac ne manquait ni d’esprit, ni d’instruction ; mais la gaucherie et l’assurance lui prêtaient souvent l’air et les manières d’un sot.

Fils d’un conseiller au parlement, autrefois fort riche, et qui avait perdu une partie de sa fortune dans l’émigration, il se destinait à suivre la carrière de son père, et déjà quelques succès, quelques causes plaidées avec éclat, lui avaient donné la plus grande idée de lui-même. Un des inconvénients attachés à l’éducation du Barreau, c’est d’apprendre à parler, avant de savoir penser. Dans l’âge où les idées sont à peine écloses, les jeunes avocats les revêtissent de phrases pompeuses que le vulgaire applaudit sans les comprendre ; ravis de ce premier triomphe, ils portent dans la société le talent d’improviser sur tout sans rien dire, et se font quelquefois les ennuyeux bavards des salons dont ils auraient pu devenir les plus amusants causeurs.

C’est ce qui arriva à M. de Rosac ; il parlait sans s’inquiéter du plaisir ou de l’ennui qu’il causait à ses auditeurs, pourtant un hasard malheureux et qui se renouvelait souvent, aurait dû l’éclairer ; car il ne manquait jamais de raconter l’aventure qu’il aurait fallu taire, de lancer des sentences contre les manies des gens qui se trouvaient présents, de vanter les personnes avec lesquelles on était brouillé ; enfin de déconcerter les intérêts de chacun, et cela, le plus innocemment du monde.

Théobald ne fut pas longtemps à s’apercevoir des fâcheux à-propos de M. de Rosac, en l’entendant raconter la mort d’une femme de ses amis, qui venait de succomber à la maladie dont madame de Lormoy ressentait tous les symptômes. La pâleur de Céline aurait dû l’avertir du mal que ce récit lui faisait ; mais trop occupé de lui pour rien voir, M. de Rosac s’étendait avec tant de complaisance sur les moindres détails de cette agonie, que Théobald prit le parti de l’interrompre, en lui demandant s’il ne pourrait pas les entretenir d’un sujet plus gai.

— Comme il vous plaira, répondit M. de Rosac. Nous ne manquons pas à Bordeaux d’histoires fort divertissantes.

— Et dont vous êtes le héros, je gage, dit Théobald d’un ton flatteur et malin.

— Qui, moi ? reprit M. de Rosac en jetant un regard sur Céline ; j’ai donné ma démission de toutes ces affaires-là. C’est à vous, cher Léon, à vous lancer sur cette mer orageuse ; vous n’y manquerez pas de bonnes prises, armé comme vous l’êtes ; moi, je suis au port, et à moins qu’on ne me repousse cruellement du rivage, j’espère bien m’y fixer pour jamais.

— Oui, je sais que l’on dit toujours ainsi, reprit Théobald, au risque de s’enfuir avec la première barque qui se présente.

— Pas mal, vraiment, répliqua M. de Rosac avec l’approbation la plus humiliante ; pas mal, il suit très bien la métaphore. Mais il devrait nous raconter quelques-unes des aventures galantes qui lui sont arrivées dans ses forêts du Nord. On dit que les Sibériennes sont charmantes, et que les glaces de leur pays n’empêchent pas qu’on ne brûle pour elles.

— De deux choses l’une, reprit Théobald, ou je n’ai point eu de succès auprès d’elles, et c’est trop m’humilier que d’en convenir, ou j’en ai obtenu, et j’en dois le secret. Ainsi vous voyez que je ne puis imiter votre aimable confiance.

La réponse déplut à M. de Rosac, car avant d’en venir à son récit funèbre, il avait raconté quelques histoires dans lesquelles il trahissait les regrets amoureux de plusieurs de ses victimes. Il ne savait comment, disait-il, on avait appris qu’il voulait se marier ; cette nouvelle avait semé l’alarme parmi les jolies femmes de Bordeaux, et il était accablé de lettres, d’explications, de reproches interminables. Théobald, devinant bien que cette fatuité provinciale ne pouvait plaire à Céline, l’encourageait de son mieux. Mais M. de Melvas, qui voulait montrer son favori plus à son avantage, mit la conversation sur un sujet plus intéressant. On parla des affaires publiques, de l’échange des prisonniers, du retour de plusieurs officiers que l’on croyait morts. M. de Rosac raconta qu’un de ceux-là étant arrivé inopinément chez sa femme, l’avait trouvée établie conjugalement avec un autre ; qu’il s’était fâché ; mais que la femme, armée d’un extrait mortuaire bien en forme, l’avait contraint de chercher ailleurs un asile.

— Vous verrez, ajouta M. de Rosac, que cette misérable guerre de Russie amènera une quantité de procès de ce genre ; tant de soldats ont été retrouvés morts dans les neiges, et tellement défigurés, qu’on a bien pu se tromper sur leur nom ; sans compter que ceux qui n’étaient pas satisfaits du leur, pourront facilement le changer contre celui d’un autre à la faveur de tout ce désordre. Et Dieu sait comment les fripons et les intrigants vont en profiter.

À ces mots, une rougeur subite couvrit le front de Théobald. Emporté par un mouvement irrésistible, il dit :

— Peut être aussi cette faculté de passer pour un autre, servira-t-elle à quelque bonne action ; l’arme qui assassine peut aussi défendre la vie d’un honnête homme, et tout dépend de la main qui s’en sert.

— Soit, reprit M. de Rosac, mais croyez bien qu’une semblable ruse ne protégera jamais l’innocence. À propos de prisonniers, n’avez-vous pas un ami qui doit être encore en Russie ?

— Oui, monsieur, répondit Théobald d’un air accablé.

— Eh bien, vous allez le revoir.

— Ne parlons pas de cela, interrompit le baron.

— Quoi ! serait-il mort ?

À cette question, l’effroi se peignit dans les yeux de Céline.

— Non, répondit M. de Melvas, mais des raisons de famille…

— Je comprends, dit M. de Rosac, bon chien chasse de race et bon tigre aussi, n’est-ce pas ?

— Monsieur, dit fièrement Théobald, l’honneur de l’homme dont vous voulez parler m’est aussi cher que le mien ; il n’a rien fait en sa vie qui démente cet honneur, et je vous préviens qu’en douter c’est m’insulter moi-même.

— Dieu m’en garde, reprit M. de Rosac, je respecte toutes les amitiés si aveugles qu’elles soient ; et puis le sang lave le sang. Quand on s’est bien battu, même pour une mauvaise cause, on doit être regardé comme un honnête homme.

Cette profession amena une longue discussion sur les maux attachés à la guerre, à l’ambition et même à la gloire.

Théobald, animé par la sortie qu’il venait de faire contre M. de Rosac, défendit avec chaleur les intérêts de l’armée française ; il cita des traits de bravoure et de dévouement dont l’antiquité même n’offrait point de modèle. Entraîné par sa belliqueuse éloquence, on écoutait avec avidité le récit de ces fatales victoires, où la flamme restait seule en possession du champ de bataille, et après avoir déploré avec lui tant de malheurs irréparables, on se vit forcé de convenir que ceux qui les avaient affrontés si courageusement, seraient longtemps les premiers soldats de l’Europe.

Les sentiments patriotiques triomphent ordinairement des opinions les plus opposées. M. de Melvas abhorrait celui qu’il appelait l’ogre de la jeunesse française, le diable incarné de la guerre, et il ne pouvait se défendre d’un mouvement de fierté en pensant que son fils avait partagé quelque temps la gloire de ses armées, et que s’il n’était pas mort à la victoire d’Eylau, il aurait pris sa part de tant de nobles revers. Mais honteux d’avoir cédé un moment à cet orgueil national, M. de Melvas fit une longue diatribe contre la rage des conquêtes et les désastres qu’elles entraînent, et tout cela finit, comme de coutume, par des regrets sur le passé, et quelques injustices pour le temps présent.

En sortant de table, M. de Rosac s’empara de nouveau de la main de Céline, et la conduisit vers la terrasse. Théobald se disposait à les suivre, espérant trouver enfin l’occasion de dire à Céline qu’il la conjurait de ne plus être triste, qu’il était au désespoir de lui avoir déplu, et que jamais il ne l’avait trouvée si jolie qu’avec sa robe bleue. Mais le baron le retint par le bras en lui disant : Laissons-les causer ensemble ; il faut bien se connaître un peu avant de rien conclure. Alors il ramena Théobald vers le docteur, qui s’entretenait avec madame de Lormoy, en prenant son café.

Si Théobald avait été moins occupé de ce qui se disait sur la terrasse, il n’aurait pu s’empêcher de rire du plaisir que le docteur semblait prendre à prescrire la diète la plus austère, après s’être donné pour son propre compte la satisfaction de dîner le mieux possible. Mais Théobald, les yeux attachés sur Céline, cherchait à deviner à sa contenance ce que lui disait M. de Rosac. Il la voyait tour à tour rêveuse, embarrassée ou riant aux éclats. Cette gaieté n’avait rien de naturel, et paraissait naître seulement de l’envie de tourner en plaisanterie le sérieux que M. de Rosac voulait imposer à la conversation. Malgré tous les signes qui devaient prouver à Théobald que cet entretien importunait Céline, il la trouvait encore trop patiente à l’écouter, et il l’accusait même de le prolonger en se montrant si tolérante pour les aveux que sans doute elle était forcée d’entendre. Enfin madame de Lormoy, fatiguée d’avoir assisté à un dîner bruyant, se trouva plus souffrante, et le docteur lui ordonna de se retirer. Céline fut appelée pour l’aider à se mettre au lit, ce qui interrompit l’entretien, au grand regret de M. de Rosac. Alors Théobald, rentrant dans ses droits, soutint madame de Lormoy et la conduisit dans sa chambre.

Pendant que Zamea déshabillait sa maîtresse, il passa dans la bibliothèque sous prétexte d’y prendre un livre ; mais dans l’espérance que Céline viendrait bientôt l’y trouver. Il s’en flatta vainement, et se vit réduit à retourner dans le salon ; là, il s’assit à côté de la porte par laquelle Céline devait passer en sortant de chez sa mère, et dès qu’il la vit paraître ; il lui dit tout bas :

— Par grâce, écoutez-moi.

— Je ne le puis en ce moment, répondit-elle ; mais moi aussi j’ai à vous parler ; et quand tout le monde sera parti…

— Votre oncle restera encore.

— C’est vrai, reprit-elle, en réfléchissant, et il ne faut pas qu’il nous entende.

— Comment faire ? dit Théobald.

— Vraiment, rien n’est plus simple, répliqua naïvement Céline ; quand ce soir tu m’entendras monter dans ma chambre, tu viendras m’y trouver.

— Ah ! non, s’écria Théobald épouvanté de cette confiance fraternelle… Non… pas ce soir. Demain avant le réveil de sa mère, Céline me trouvera ici ; mais elle m’a déjà pardonné, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en lui prenant la main.

— Ah ! je ne suis pas si bonne : mais comme j’ai besoin de toi en ce moment, je feindrai l’indulgence. À demain.

En finissant ces mots, Céline alla faire apprêter la partie de son oncle, et l’on vint passer le reste de la soirée dans la chambre de sa mère. M. de Rosac affecta de paraître rêveur. M. de Melvas lui en fit des plaisanteries qui alimentèrent sa gaieté et celle du docteur Frémont. Quelques distractions de la part de Céline vinrent y mettre le comble ; car c’était à leurs yeux les symptômes certains d’un amour naissant, et chacun d’eux s’applaudissait de cette sympathie avec un amour-propre d’auteur qui impatientait Théobald.

— Voilà pourtant comme se font la plupart des mariages, pensait-il ; l’ami de la maison présente un homme riche ; le chef de la famille l’accepte ; on met les futurs en présence ; l’embarras les saisit ; on leur persuade que c’est l’amour et on les enchaîne pour la vie l’un à l’autre. Non, jamais je ne serai complice de ces sortes de trahisons. Et si je ne puis être l’époux de Céline, je la protégerai du moins contre ceux qui veulent la sacrifier.