Le Faux Frère/17

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 131-141).


XVII


Le lendemain Théobald était dans le salon bien avant que Céline s’y rendît. Il s’attendait à lui trouver l’air sévère d’une personne qui s’apprête à faire de justes reproches ; mais l’amour seul conserve un long ressentiment des légers torts que l’amitié pardonne même sans explication. Théobald avait paru triste du chagrin de Céline : cela suffisait pour en effacer jusqu’au souvenir. Elle lui tendit la main en arrivant, et sans vouloir écouter ses excuses, elle dit :

— Ne parlons plus de cette querelle ; je crois que tu m’aimes, que tu voudrais me voir heureuse, et ma confiance va jusqu’à te montrer tout ce que j’attends de toi. N’ayant jamais eu l’occasion d’éprouver mon caractère, on me suppose des qualités que je n’ai pas, entre autres celle d’une soumission aveugle aux moindres désirs de ma mère et aux volontés de mon oncle ; c’est tout simple : jusqu’à présent l’obéissance dont on m’a su tant de gré, consistait à sacrifier sans regret les plaisirs d’un monde que je ne connais pas, aux soins qu’exige la santé de ma mère ; à ne point contrarier mon oncle sur des opinions, des manies dont je n’avais rien à souffrir ; et pour prix de cette conduite si facile, j’étais comblée chaque jour de nouvelles preuves de leur tendresse. Ainsi trompés par mon empressement à leur plaire, ils ont pris mon bonheur pour de la docilité, et ils en ont conclu qu’ils pouvaient m’imposer le lien qui leur semblerait le plus convenable, sans avoir à craindre le moindre refus de ma part.

— Quoi ! dit Théobald en cachant mal la joie qu’il ressentait, leur choix ne serait point approuvé ! Cependant M. de Rosac ne paraît pas avoir cette crainte ; je suis certain qu’il serait impossible de trouver une raison à ce refus.

— Le malheur est, reprit Céline, que je n’en trouve pas davantage ; car, d’après ce que j’entends dire des jeunes gens du monde, M. de Rosac ne me paraît pas plus méchant, ni plus ridicule qu’un autre ; il est aux petits soins pour ma mère ; il prétend m’aimer : sa fortune m’assurerait une existence agréable.

— En ce cas, interrompit Théobald avec humeur, pour quel motif le refuser ?

— Pour un motif qui n’a pas le sens commun, et que je me garderai bien d’avouer.

— Ah ! Céline m’a promis toute sa confiance : ne m’en croirait-elle plus digne ?

— Je te crois fort discret pour les intérêts sérieux ; mais je crains ton ironie sur certains sujets, et d’ailleurs, il est fort inutile de savoir pourquoi je résiste à ce projet de mariage ; l’essentiel est de m’aider à trouver un moyen de le faire manquer sans m’attirer la malédiction de mon oncle.

— Si je connaissais l’obstacle qui s’y oppose, je pourrais peut-être m’en servir.

— Ah ! curieux ! tu ne penses qu’à deviner mon secret, et point du tout à me sortir d’embarras. Cependant je n’ai pas un instant à perdre. M. de Rosac m’a instruite de la demande qu’il avait faite à ma mère, en ajoutant d’un ton solennel, que ma réponse déciderait de son sort.

— Au fait, si ce n’est qu’une idée folle, qu’un caprice d’enfant, qui s’opposent à ses vœux, je ne vois pas pourquoi l’on contrarierait les désirs de sa famille et ceux d’un homme qui ne déplaît point, pour satisfaire ce caprice.

— C’est fort bien raisonné… et pourtant je me ferais conscience de contracter un lien sacré avec le cœur occupé d’un sentiment semblable.

— Ah ! c’est un sentiment qui est l’obstacle ?

— Non, c’est plutôt un rêve ; mais, comme ni l’un ni l’autre ne paraîtront jamais des raisons suffisantes, j’ai envie de dire à ma mère que M. de Rosac te déplaît.

— À moi !

— Sans doute ; je lui laisserai entrevoir que vos caractères ne s’accorderaient point, et que je serais trop malheureuse de vous voir mal vivre ensemble.

— Mais ce n’est pas moi qu’il épouse, et ce serait me rendre odieux à toute la famille inutilement : on rirait de mon antipathie pour M. de Rosac, et le mariage ne s’en conclurait pas moins. Il est bien plus sûr d’avouer le sentiment qui s’y oppose ; il n’en peut naître que de nobles dans une âme aussi pure que celle de Céline, et elle ne doit pas craindre de les confier.

— J’admire avec quelle ténacité tu reviens toujours à ce que tu veux savoir. Je te le dirais peut-être, si tu me promettais de ne pas te moquer de moi, et surtout de ne jamais en parler à celui…

Et Céline s’arrêta, ne sachant quel nom donner à l’objet de sa pensée. Son visage s’embellit alors d’une expression que Théobald ne lui avait jamais vue ; son regard s’anima, comme à l’apparition de ce qu’on aime, et le plaisir de parler de cet être inconnu qui dominait son imagination, triomphant de son trouble, elle ajouta vivement :

— Tu le promets, n’est-ce pas ?

— Oui, tu peux tout exiger de moi, répondit Théobald, ému d’une crainte involontaire : il n’est rien que je ne puisse sacrifier à ton bonheur.

— Hélas ! il est impossible, le bonheur que tu me désires ; tout me prouve qu’il faut renoncer à ce rêve charmant, et pourtant rien ne peut m’en distraire. Au reste ma folie est ton ouvrage, et tu dois l’excuser.

— Quoi ! je serais !…

— La cause de ce prestige, et, comme tu l’as fait naître, tu pourras peut-être le détruire.

En cet instant, Théobald sentit battre son cœur avec tant de violence, qu’il lui fut impossible de proférer un mot, et Céline continua.

— Élevée dans notre colonie, je suis arrivée en France avec des idées toutes différentes de celles des jeunes personnes que j’ai vues ici. Toutes occupées de leur toilette, du soin d’attirer les regards de quelques héritiers bien riches, elles ont tenté vainement de m’inspirer la même ambition ; j’ai senti que l’existence qui faisait leur envie me paraîtrait insipide, et que je ne pourrais jamais me résoudre à faire ce qu’elles appelaient un mariage de convenance. Dès-lors, éprouvant le besoin de placer sur un objet quelconque le vague sentiment qui remplissait mon âme, je me suis créé un être imaginaire, que j’ai paré de toutes les qualités, et même des défauts qui devaient l’embellir à mes yeux. Quand je l’ai vu si aimable, tu penses bien que je l’ai rendu fort amoureux, et que je ne me suis donné d’autre rivale que la gloire. Mais chaque jour je le voyais, conduit par un sentiment généreux, exposant sa vie pour sauver celle d’un ami, s’illustrant sur un champ de bataille ; puis se dévouant sans faste à secourir le malheur. Pour achever la séduction, il m’apparaissait, après ces actions d’éclats, livré à une douce rêverie, les yeux attachés sur mon portrait et m’adressant tout bas les plus tendres aveux. Enfin, à force de le rêver, j’ai cru le connaître ; et, ne doutant pas de son existence, j’attendais le moment où elle me serait entièrement révélée, lorsqu’une lettre de toi vint me frapper d’une lumière subite. C’était la triste relation de ce qui était arrivé à ton ami et à toi, depuis le combat où, après avoir été si dangereusement blessés, on vous avait faits prisonniers. Tu dois te rappeler ajouta Céline, en s’étonnant du silence de Théobald, que ce paquet fut confié par toi à un négociant d’Oriembourg, qui nous l’a fait exactement parvenir.

— Oui, répondit Théobald d’une voix étouffée, et je n’oublierai jamais la reconnaissance qui lui est due.

— Eh bien, dans cette relation où tu semblais te complaire à faire valoir les soins de ton ami, où tu peignais son caractère avec des couleurs si séduisantes ; où tu vantais ses actions avec un enthousiasme ai vrai, je crus retrouver l’image de celui qui captivait déjà toutes mes pensées.

— Comment ! ce serait moi, s’écria Théobald, prêt à se trahir dans l’excès de son émotion.

— Oui, c’est toi qui me l’as fait aimer, reprit Céline ; et c’est ce Théobald, auquel je suis presque étrangère, que j’ai associé à mon sort. Je l’avais prévu, tu ris de ma folie ?

— Oh non ! je n’en ris pas ; seulement je ne puis concevoir… Quoi ! c’était dans le même instant… mais, tu savais la haine qu’on lui porte ici. Tu savais que jamais cet amour…

— Hélas ! oui ; et, malgré cette triste certitude, les préventions de mon oncle, celles de ma mère, n’ont fait qu’ajouter à mes sentiments pour ton ami ; je me regarde comme le vengeur des torts que le monde a envers lui, comme la consolation que le ciel lui destine, en compensation des malheurs qu’il doit à son père ; enfin, soit générosité, soit amour, ce que j’éprouve pour cet être inconnu ne me permet pas d’accepter sans trahison la main qu’on me propose ; je sens que ta sagesse même ne suffirait pas pour me détacher de lui, et que, pour renoncer à l’espoir d’en être aimée, il faut que tu me prouves que son cœur est pour jamais à une autre.

— Ah ! son cœur t’appartient tout entier ! s’écria Théobald ; puis, cherchant à réprimer le sentiment qui l’égarait : Oui, je suis garant des efforts qu’il a faits pour surmonter la passion qui l’entraîne vers toi ; mais la même puissance qui te révélait son amour l’enchaînait à ton image ; il te voyait partout : il croyait t’entendre parler, lorsque ton frère lui laissait lire les expressions si touchantes de ta tendresse. Il regrettait de ne pouvoir t’apprendre qu’il existait au bout du monde un malheureux dont tu charmais l’exil. Ah ! s’il avait pu deviner que ses vœux parvenaient jusqu’à toi, que tu daignais y répondre, tous les supplices de la captivité ne l’auraient point empêché de bénir son sort ; et pourtant, ajouta Théobald comme frappé d’une réflexion sinistre, son sort ne peut être qu’à jamais misérable !

— Eh ! pourquoi ? reprit en souriant Céline, si tu dis vrai, s’il m’a devinée, s’il m’aime, crois-moi : nous braverons tous les obstacles.

— Non, j’en prévois d’invincibles ; et le plus grand de tous est l’excès même de son amour pour toi ; il ne voudra jamais te faire partager la honte de sa naissance ; le temps n’est plus où l’on pouvait couvrir de lauriers les taches de son nom, et tu dois en porter un plus noble.

— Qu’entends-je ! c’est Léon, c’est l’ami de Théobald qui m’ordonne de l’oublier ! de l’abandonner à son malheur !…

— Oui, lorsqu’il s’agit de ton intérêt, je dois sacrifier tous les miens. J’avoue qu’un moment, séduit par l’idée de voir Théobald le plus heureux des hommes, j’ai oublié l’arrêt qui le condamne à vivre éternellement loin de ta famille.

— Cet arrêt, peux-tu l’approuver ? N’ai-je pas vu ton amitié en gémir ? Ah ! tu veux imiter en vain la sévérité de mon oncle, je vois des larmes dans tes yeux ; mon bonheur et celui de ton ami triomphent d’un préjugé barbare. Ton estime, ta reconnaissance pour Théobald avaient déjà su vaincre cet affreux préjugé, pourquoi l’amour n’aurait-il pas la même puissance ?

— Ah ! c’en est trop, s’écria Théobald en se levant, cet effort est au-dessus de mon courage : il faut te fuir, pour résister à ta prière… l’aveu que je viens d’entendre a jeté trop de trouble dans mon esprit, pour qu’il me soit permis de te donner un conseil… Je vais réfléchir sur le parti qu’il nous faut prendre… Crois que le soin de ton bonheur m’occupera uniquement… Chère Céline, si tu savais !… Mais non, ajouta-t-il en s’éloignant, tu ne comprendrais pas… comment tant de désespoir… peut s’allier à tant de joie.

Ces derniers mots, à peine articulés, ne furent point entendus de Céline. Elle attribua l’extrême agitation de son frère au combat qui s’élevait entre son amitié et ses devoirs de famille ; en se livrant à ses conseils, elle le rendait responsable de sa destinée entière, et Céline ne s’étonna point de le voir chercher la solitude pendant toute cette journée qui devait décider d’un si grand intérêt.