Le Faux Frère/26

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 234-242).


XXVI


Les jours se passaient dans cette horrible contrainte, et Léon n’arrivait point ; ses lettres parlaient sans cesse des difficultés qu’il trouvait à se faire reconnaître, et il se plaignait de ne point recevoir des nouvelles de sa famille. Cependant on lui avait écrit plusieurs fois de Melvas ; mais impatient de revoir sa mère, il avait commis l’imprudence de se mettre en route sans passe-port et avant l’arrivée de ces lettres à Paris. Il espérait trouver à Orléans un colonel de ses amis qui lui servirait de caution. Le crédit de ce brave officier ne fut pas assez puissant pour autoriser Léon à partir sans être muni des papiers nécessaires à son voyage. Il ne fallut pas moins que la certitude d’être arrêté à la première ville, pour le déterminer à attendre chez le colonel les moyens de continuer sa route.

Pendant ce temps le baron faisait de fréquents voyages à Bordeaux, qui tous avaient pour but de presser le jugement de Théobald. Il ne revenait point au château sans y apporter quelques nouveaux chefs d’accusation découverts par le malin génie des hommes de la loi, et qui devaient assurer la perte du coupable.

— Savez-vous bien, dit-il un jour en se frottant les mains, que notre affaire marche à merveille. Jamais l’on n’a vu, parmi les officiers, une plus vive indignation ; le général commandant disait hier, qu’une telle fraude pouvait avoir de grandes conséquences, et qu’elle méritait un châtiment sévère. Enfin, on m’a fait comprendre clairement que nous pouvions obtenir les galères.

La pauvre Céline n’en entendit pas davantage. Sa mère la vit pâlir, et elle se précipita vers elle pour soutenir sa tête défaillante. À cet aspect, le baron se leva d’un air furieux, sonna la femme de chambre de sa sœur, et sortit en donnant les signes d’une colère que le danger de Céline l’empêchait seul de faire éclater.

Revenue à elle, madame de Lormoy voulut en vain passer la nuit dans la chambre de sa fille, pour être plus à portée de lui donner ses soins. Céline, dont les lèvres avaient à peine repris leur couleur, affirmait, d’une voix faible, qu’elle ne ressentait plus aucune souffrance ; que cette crise était l’effet d’un simple étourdissement, et que quelques heures de repos suffiraient pour la remettre.

Zamea fut chargée de la conduire dans sa chambre. Comme elle en sortait, M. de Melvas l’arrêta pour lui demander des nouvelles de sa nièce ; puis, s’étant assuré que madame de Lormoy était seule, il se rendit chez elle et ne la quitta qu’au bout de deux heures, après un entretien dont Céline avait trop pressenti le motif.

Il est un certain degré de malheur où l’âme semble reconquérir toute sa force pour le supporter dignement. À la menace du supplice infamant qu’on réservait à Théobald, Céline ne pensa plus qu’aux moyens de l’y soustraire, certaine de n’y pas survivre elle-même. Eh ! qu’était sa vie, son bonheur, en comparaison de l’honneur de celui qu’elle aimait ?… Cette noble pensée vint fixer sa résolution. Ainsi, dans le même moment où M. de Melvas exigeait d’elle le plus affreux sacrifice, elle s’ordonnait de l’accomplir.

Le lendemain, sa mère l’ayant fait appeler, Céline se rendit auprès d’elle, avec la triste assurance que rien ne pouvait ajouter au malheur qu’elle venait de s’imposer. Madame de Lormoy la vit écouter, sans émotion, tout ce qu’elle lui raconta de ce qu’avait éprouvé son oncle en la voyant ainsi pâlir au seul nom d’un supplice trop mérité, et comment cette émotion si vive avait confirmé ses soupçons.

— Enfin, ajouta madame de Lormoy, il était si transporté de colère, que je me suis engagée à obtenir tout ce qui pourrait te justifier à ses yeux et à ceux du monde.

— Je vous comprends, répondit Céline, d’un ton calme, et je suis prête à vous obéir.

— Ah ! tu me rends la vie, s’écria madame de Lormoy en l’embrassant ; je ne sais pourquoi j’étais poursuivie d’une crainte si vaine. Mais la défiance de mon frère… la tristesse qui te domine depuis… enfin je m’abusais… Je veux le croire, ajouta-t-elle en soupirant, oui… tu seras heureuse, et ce mariage distraira ton oncle des idées qui l’aigrissent.

— Je l’espère, dit Céline, mais j’ai besoin d’en avoir la promesse, et c’est à M. de Rosac à me l’obtenir, sinon…

— Ne la demande pas, interrompit madame de Lormoy ; songe que mettre un prix à ta soumission, c’est la rendre inutile. Si M. de Rosac pouvait soupçonner que tu n’acceptes sa main que pour sauver Théobald, il se révolterait justement ; laisse-moi le soin de les calmer ; c’est pour moi que Théobald s’est rendu coupable, c’est à moi d’implorer sa grâce.

— Et s’ils vous la refusent ? dit Céline en tremblant.

— J’irai la demander moi-même à ses juges ; tant qu’on était en droit de l’accuser de t’avoir séduite, je ne devais rien tester en sa faveur ; mais le jour où tu deviens la femme d’un homme estimable, Théobald est absous des charges les plus graves qui pèsent contre lui : on ne peut plus lui reprocher d’avoir compromis pour jamais ton existence, ta réputation ; sa défense est dès-lors facile, et je ne crains plus de la prendre hautement. Crois-moi, ajouta madame de Lormoy, en lisant dans les yeux de Céline le doute qui la tourmentait encore, crois-en ta meilleure amie.

En ce moment Céline ne put retenir ses larmes.

— Ne pleure pas, dit sa mère ; si quelques regrets t’affligent, cache-les à tous les regards, je ne veux pas moi-même les connaître… le temps… nos soins en triompheront… et tu me pardonneras un jour de t’avoir coûté tant de peine.

— Oh ! ma mère, que dites-vous ! s’écria Céline, en tombant à ses pieds.

— Paix, répliqua-t-elle, n’en parlons jamais… ton cœur avait un secret pour moi ; qu’il le garde, c’est la seule punition que j’exige.

En ce moment la voix du baron se fit entendre ; madame de Lormmoy releva Céline, en lui serrant affectueusement la main ; puis elle la fit asseoir à côté d’elle.

— Allons, mon frère, embrassez notre chère Céline, dit-elle en l’apercevant ; je n’ai pas eu besoin de la menacer de votre ressentiment pour la déterminer à hâter son mariage ; elle a pensé elle-même qu’il n’était pas de meilleur moyen de faire taire les sots propos qu’on tient toujours en pareille circonstance, et vous la voyez décidée de bonne grâce à tout ce que vous exigerez d’elle.

À ces mots le baron regarda sa nièce d’un air surpris, et garda quelque temps le silence ; mais ne la voyant point démentir ce que sa sœur affirmait, il dit d’un ton pénétré :

— Si cela est ainsi, je lui dois une éclatante réparation, car je m’accuse de l’avoir outrageusement soupçonnée.

— C’était fort mal à vous, interrompit madame de Lormoy, qui voulait le détourner de sa pensée ; car Céline n’a jamais rien fait qui dût vous laisser douter de son obéissance à vos désirs.

— Vraiment je ne me ferais pas autant de reproches, si je ne l’avais crue coupable que d’un tort de ce genre. Mais la supposer éprise du plus vil intrigant, lui prêter assez de bassesse pour seconder cet infâme dans ses horribles projets contre nous, voilà ce qui est inexcusable ; aussi je lui en demande humblement pardon. Tu me l’accorderas, ajouta le baron, en prenant la main de Céline ; n’est-ce pas ? et tu accepteras, j’espère, les cent mille écus que j’ajoute à ta dot ; va, ce n’est point encore assez pour payer cette injure.

— Ah ! mon oncle ! fut le seul mot que put proférer Céline.

Ce présent, accompagné de tant de mépris pour Théobald, devenait d’avance à charge à sa délicatesse ; et puisqu’il fallait renoncer à cet amour qui était de venu sa vie, que lui importaient les dons de la fortune ? ce n’était plus pour elle que des fleurs jetées sur un tombeau.

Madame de Lormoy, qui devinait l’embarras de Céline, s’empressa de témoigner sa reconnaissance, et dit tout ce que sa fille dût ressentir d’un si riche bienfait. Le baron en fut attendri ; et Céline conçut quelqu’espoir pour Théobald en voyant l’humeur de son oncle ainsi radoucie.

Alors trouvant un prétexte pour se retirer, elle pensa que sa mère profiterait de ce moment pour dire quelques mots en faveur du malheureux prisonnier.

Mais un autre intérêt vint occuper M. de Melvas et sa sœur ; ils aperçurent une voiture qui entrait dans l’avenue ; elle était précédée d’un courrier dont madame de Lormoy ne fut pas longtemps à reconnaître la livrée.

— C’est la princesse Vollinski ! s’écria-t-elle avec joie ; allons la recevoir.

Et tous trois se levèrent pour voler au-devant de la princesse et de l’aimable Nadège.